Le « kilomètre tordu » de la comptine anglaise où tout est complètement tordu [1], c’est Fleet Street, bien connue des journalistes londoniens. C’est ce qui m’avait été dit, quand j’ai rejoint la BBC à Bush House, tout au bout de Fleet Street. Ce n’est pas seulement la rue qui est tordue, mais nombre de ses occupants. Et c’est un problème professionnel dans les médias, qu’on dit aussi « retors » ou « véreux » de façon tout à fait justifiée.
Et pourtant, autrefois (un brin de nostalgie n’est jamais de trop) le journaliste avait le choix. Il pouvait travailler dans un journal soutenant les conservateurs ou les travaillistes, ou encore les libéraux. Maintenant, c’est du pareil au même : tous les journaux anglais, y compris le Guardian, détestent Jeremy Corbyn, le dirigeant travailliste. Aux US, tous les médias détestent Trump. On n’a plus le choix, qu’on soit lecteur ou rédacteur.
Et c’est très grave, l’opinion à sens unique. Voyez ce que ça a donné, chez les Russes. Je ne parle pas d’aujourd’hui, ils jouissent d’un supermarché très complet, pour choisir leurs idées, mais de 1991.
Il y a exactement 25 ans, j’ai pu observer la mère de toutes les révolutions de couleur, comme dirait un poète arabe, en Russie. Cela a duré trois jours. Les maîtres des médias ont produit et répercuté dans le monde entier un spectacle extraordinaire où le people se soulevait contre ses tyrans, en bravant les tanks, et en déboulonnant une ou deux statues de ses oppresseurs. Puis on a vu des mises en scène semblablement orchestrées par la même équipe, transmises depuis le Maïdan de Kiev, la place Tahrir du Caire et même celle de Bagdad. Les résultats ont été pareillement lamentables.
Ce n’était que du vent, cette soi-disant révolution. L’ancien régime s’est écroulé comme un château de cartes, pas un coup de feu n’avait été tire pour le défendre. Il y avait eu collusion entre les vieilles élites soviétiques et les Maîtres du discours, entre le KGB et CNN.
Un comité d’urgence bricolé par les derniers défenseurs du régime a joué le rôle du grand méchant loup ; ils ont appelé l’armée à faire rentrer les chars dans Moscou, mais n’ont même pas osé arrêter Eltsine. Les chars n’ont pas marché contre les rebelles, et ont joué les accessoires dans le spectacle grandiose.
Les Moscovites sont sortis par milliers pour acclamer Eltsine, en bravant les chars inoffensifs et le KGB domestiqué. Il n’y a pratiquement pas eu de résistance : les membres du parti communiste ont embrassé le capitalisme par millions ; le KGB jadis tout puissant s’est aplati comme un chat demandant des câlins ; et l’armée a pris ses ordres chez les nouveaux gouvernants.
Point de victimes, si ce n’est trois garçons happés par un véhicule blindé qui reculait, et ils ont reçu le titre de Grands Héros de la Révolution, avec des funérailles nationales.
Le spectacle de la libération glorieuse n’était que façade, et on est revenu à la sinistre réalité. C’est chaque fois la même chose avec ces productions infiniment satisfaisantes : c’est superbe sur le moment, mais ça coûte horriblement cher, après coup. C’était bien joli, de voir des foules en délire, en train de renverser la statue de Djerzinski à Moscou (comme celle de Saddam à Bagdad), mais c’était aussi la fin du mode de vie modeste, protégé et productif des Russes. L’immense richesse des Soviets, accumulée par le travail intensif de plusieurs générations, s’est retrouvée morcelée et partagée entre une poignée d’oligarques principalement juifs. Les riches sont devenus crapuleusement encore plus riches en toute obscénité, tandis que la classe moyenne dépérissait.
L’espérance de vie est tombée à 58 ans ; quinze millions d’hommes et de femmes sont morts, dans le basculement de leur vie. L’accroissement constant de la population s’est inversé en un déclin rapide. Il y avait 150 millions de Russes avant la révolution de 1991, nombre qui est tombé à 142 millions et qui est remonté maintenant à 146 millions, ce qui reste inférieur à l’époque soviétique. Si on déduit les immigrants (et la Russie était en deuxième position, juste après les US, pour l’accueil des immigrants, avec 12 millions de personnes), on arrive à un tableau encore pire. L’industrie avait été détruite. La science, les arts, le cinéma, le théâtre, les médias, tout était dévasté, à l’exception de ce qui avait une utilité immédiate pour les oligarques.
C’est seulement dix ans plus tard, avec l’ascension de Poutine, que la Russie a commencé à remonter la pente. Et elle vient tout juste de retrouver son niveau d’avant 1991.
Pourquoi est-ce que les Russes éduqués et cultivés se sont laissé embobiner à ce point ? C’est à cause de leurs médias tordus.
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