Les commémorations de Mai 1968 sont l’occasion pour de gras anciens combattants de revisiter leur légende dorée. Peuple, prosterne-toi sur le passage des Cohn-Bendit, des Goupil, des Field, des Geismar, des Kouchner... Et subit la litanie : « Souffrance », « Émancipation », « Progrès », « Se libérer », « Peace and Love pour tous jusqu’à ce que mort s’ensuive ».
En vérité, les années 60 ont été un sombre moment de guerre et de haine, comme d’habitude. « All you Need is Love » ? À partir de cette décennie, la culture de mort travestie en hédonisme protestataire a trouvé une nouvelle jeunesse dans tous les foyers occidentaux : salariat de survie, drogues, dépravations et maladies sexuelles, atteintes psychiatriques, kyrielles de désagrégations intimes, familiales et sociales... Comment disaient-ils les chevelus ? Cool !
Le bon côté de l’anniversaire : il marque un peu plus la fin prochaine des « baby boomers », cette génération de goinfres séniles, fous d’orgueil et de conformisme pervers dont le modèle est à jamais leur dégénéré en chef, John Lennon.
Ah ! La fascination pour les sixties : c’est simple, Zemmour oublie le choc des civilisations quand il évoque son attirance trouble pour Mick Jagger ! Il faut avoir vu les concerts donnés à la Maison Blanche sous Obama ! Des mondanités dédiées à Led Zeppelin ou aux Beatles. Le rêve hippie dans toute sa laideur sataniste : un président noir fredonne « I’m gonna give you my love, yeah ! », après avoir fait mettre à mort par bombardements des innocents. Cool.
The man en argot signifie le patron mais aussi le diable
Chaque épisode de la légende des sixties devrait être révisé. La mort récente du cinéaste Miloš Forman nous en fournit une occasion. Selon l’acteur Antonio Bandera « Miloš Forman était un maître portraitiste de la condition humaine. » Le Figaro ronronne : « Une œuvre puissante et éclectique ». Le réalisateur anglais Edgar Wright s’enthousiasme pour « une filmographie phénoménale qui rend compte de l’esprit de révolte et de la nature humaine. » Imaginez quand Polanski rendra son âme...
Les deux travailleurs du spectacle-marchand, l’un Tchèque et l’autre Polonais, ont le même profil : orphelins, juifs d’Europe de l’Est, excellente formation offerte par des écoles de cinéma publique. Puis c’est la désertion du pays natal. Les deux fuyards, auréolés de dissidence, trouvent rapidement à l’Ouest appuis et financements fraternels. Leurs parcours professionnels sont ponctués d’exploits ambigus mais conformes à l’Ordre nouveau : sodomie pédophile et satanisme (Rosemary Baby) pour Polanski, prosternation devant la pornographie mondialisée (le biopic Larry Flynt) pour Forman.
Les commentateurs oublient de préciser que Miloš Forman a poussé sur le cadavre d’un « petit blanc ». Sur un talent exploité jusqu’à la corde puis réduit au silence : celui de John Fogerty, le chanteur et guitariste de l’immense groupe de rock Creedence Clearwater Revival. Un Américain, de bonne souche irlandaise. Fogerty n’avait, pour son malheur, qu’une chose en commun avec le cinéaste Tchèque : le même producteur, Saül Zaentz.
1967 : John Fogerty est un poète inconnu. Plus précisément un magasinier dans l’entrepôt d’un label de jazz, Fantasy Records à San Francisco. Aux expéditions, entre deux palettes, il rêve à son groupe de rock. Un ensemble honnête qui veut chanter haut et clair pour les gens ordinaires. Fogerty a écrit des chansons évocatrices de bayous, de vie pastorale, d’émotions brutes. Mais aussi des morceaux de bravoures virils, structurés par des riffs d’anthologie, des compositions virant presque à la transe sans jamais verser dans le gâtisme psychédélique.
L’imaginaire du jeune homme déborde de vitalité chrétienne. Un revival est un rassemblement pentecôtiste de prières. Bercé par les folk-songs acoustiques de Pete Seeger, ce fils prodige a une mémoire populaire intacte. Enfin, Fogerty opère une réconciliation respectueuse avec la culture des Afro-américains. L’idiome musical de Creedence Clearwater Revival est franc du collier : du rock, du gospel et de la musique folk. Cet héritage reçu au même moment par des dizaines de milliers de musiciens concurrents se transformera trop souvent en obscénités hippies. Fogerty, lui, a la magie. Une inspiration élevée s’exprime par ce jeune homme d’à peine vingt-deux ans lorsqu’il tombe entre les griffes de Saül Zaentz.
Zaentz est un simple tour-manager comme il en pullule dans les coulisses du jazz. En bon marionnettiste, il connait toutes les ficelles du métier. Il a été à bonne école : celle d’un autre fils d’immigrant juif, Norman Granz, fondateur de divers labels. Dans l’imaginaire des « libéraux » d’aujourd’hui, Granz est un champion de l’antiracisme. Rendez vous compte, de temps à autre il a ouvert ses concerts aux public noirs et blancs confondus.
Au début des années 60, Zaentz et son ami Al Bendich – un avocat renommé qu’on retrouve au conseil d’administration de Fantasy Records – ont aussi des préoccupations communautaires. Ils popularisent le poète beatnick Allen Ginsberg et le polémiste contre-culturel Lenny Bruce (aka Alfred Schneider). Cet activisme culturel s’inscrit dans un mouvement qui, entre autres réussites, placera « l’expression pornographique » sous la protection du premier amendement de la constitution. On the road again... Autrement dit : de la « bite génération » à la « fionardisation » du monde, il n’y a eu qu’un pas !
dresse (en français) un bilan désabusé et lucide de la contre-culture
En 1967, Zaentz rachète Fantasy Records aux frères Weiss. En gros, il peut envisager une fin de carrière pépère, entre jazzmen et intellos beatnicks vieillissants.
Mais un miracle se produit : le petit gars en chemise à carreaux, le bouseux de l’entrepôt, joue dans les bars de la région des hymnes 100 % goy qui parlent au cœur des gentils.
Saül Zaentz gagne l’amitié du jeune homme. Il lui fait signer le pire de ses « contrats de musicien de jazz ». Muni de cet aller simple pour l’enfer des spoliés, John Fogerty, à la tête de Creedence Clearwater Revival entre dans la légende du rock.
Le tube planétaire Proud Mary annonce que « les gens du bord de la rivière sont heureux de donner ». Zaentz est d’un autre bois : lui, il prend. Et il va saigner Fogerty. Âme, talent, chansons, droits d’auteur et d’édition : il se goinfre. Il plante ses griffes une bonne fois pour toute dans cette corne d’abondance de l’âge pop, Creedence Clearwater Revival. Il s’en gavera jusqu’à son dernier souffle.
Dès la publication du premier album, le groupe pulvérise tout. En huit mois, vingt singles escaladent le top 100. Au total 21 disques sont certifiés or ou platine, plus de 150 millions de disques sont vendus. Durant l’année 1968, Creedence Clearwater Revival publie trois albums historiques coup sur coup ! Fantasy Records est le label indépendant le plus rentable de tous les temps !
Fogerty se souvient de la radinerie de Saül Zaentz : « Nous étions sur le plus petit label au monde, il n’y avait aucun investissement sur nous, nous n’avions pas de manager, ni de publicistes. En fait nous ne bénéficions d’aucun des outils qui font des vedettes. » Le groupe perçoit le minimum et travaille jour et nuit. Les dégâts humains sont énormes. En 72 à la séparation du groupe c’est un lien de haine qui enchaîne à vie Fogerty à son frère Tom (seconde guitare) et à ses amis d’enfance, le batteur et le bassiste.
Pire, Saül Zaentz libère les trois subalternes mais garde le génie, garroté par un contrat pour huit albums ! Il suggère alors aux musiciens de placer leurs économies dans un établissement bancaire qu’il connaît bien. La Castle Bank and Trust, noyautée par la CIA, repère de mafieux tels que Moe Dalitz ou Morris Kleinman. À la banqueroute de l’établissement en 1977, les quatre musiciens sont lessivés. (Sur ce sujet, voir le travail d’Hervé Ryssen).
En 1975, Forman brandit l’Oscar du meilleur réalisateur pour Vol au-dessus d’un nid de coucou. Pour John Fogerty la résistance est aussi une question d’honneur, de dignité, de propreté. Souillé, dépouillé de son âme, il affronte une dépression gravissime. Reclus dans une ferme de l’Oregon, il s’interdit de jouer ses propres compositions pour que Zaentz fasse le moins de dollars possibles sur son dos. Une situation qui a dû amuser Lawrence Hauben et Bo Godman, également oscarisés pour le scénario du film consacré à la dépossession et à la souffrance mentale.
Pendant que le chanteur résiste, Zaentz développe un département cinéma efficace dès lors qu’il s’agit d’intoxiquer le pays réel. Sa première production s’intitule Payday : le héro en est un chanteur de musique country complètement dégénéré. Vol au-dessus d’un nid de coucou popularise le renversement des valeurs civilisationnelles. Les fous ont raison contre les gens normaux, les délinquants contre les gens honnêtes, les drogués contre les hommes sains, les indigènes contre les nationaux... Le héro, interprété par Jack Nicholson, a dû plaire à Polanski : un violeur de jeune fille qui choisit l’internement plutôt que d’assumer ses responsabilités en justice.
Lorsque Fogerty enfin libéré (au prix de millions de dollars) de toute entrave contractuelle sort un nouvel album, en 1985, Zaentz attaque aussitôt son ancien esclave pour diffamation et même pour auto-plagiat. Une des nouvelles chansons ressemblerait à Run Through the Jungle écrite à l’époque de Creedence et donc propriété du vieil homme ! C’est justement le titre de l’œuvre incriminée, The Old Man is down the Road : une mise en garde contre les assauts du diable. Histoire de bien pourrir quelques années supplémentaires de la vie de Fogerty, Zaentz réclame 140 millions de dollars. Au terme d’une procédure qui monte jusqu’en Cour Suprême, le plaignant est débouté. Contrairement aux autres membres de Creedence, Fogerty ne s’est jamais laissé corrompre. Il n’a jamais baissé la tête devant son adversaire. Le temps passant, il a récupéré une partie de ses royalties. Il a même tenu à ré-intégrer Fantasy Records dès que Zaentz a vendu la boîte.
Zaentz réclame 140 millions de dollars de dommages et intérêts !
« Le vieil homme » a sévi jusqu’à 92 ans. Miloš Forman a poursuivi une carrière ponctuée de boursoufflures. Avec Valmont en 1980, il profane un chef-d’œuvre des Lettres françaises. Il enchaîne en 1981 avec un nouvel assaut contre sa terre d’accueil, l’Amérique (forcément raciste) : ce sera le médiocre Ragtime. Avec Amadeus, le cinéaste s’en prend à un génie européen (il en fait d’ailleurs un rebelle rock) persécuté par une ordure pleine de ressentiment.
John Fogerty est toujours debout. Creedence Clearwater Revival, malgré son talent et son succès phénoménal, n’a jamais bénéficié de l’estime de la critique. Pour les petits gars d’El Cerrito (Californie), aucune analyse sérieuse de leur œuvre, aucun biopic louangeur dans le genre du Larry Flynt de Forman. Pas grand chose dans les Inrocks (voués à perpétuité au Velvet Underground de Lou Reed et à Léonard Cohen.)
- La grande erreur de Fogerty : laisser quelqu’un comme Zaentz se glisser derrière lui
La guerre culturelle ne connaît aucune trêve. « L’adversaire » applique à Creedence Clearwater Revival un traitement de ringardisation tranquille. Fogerty par son histoire familiale est lié au parti démocrate. Lors de la dernière campagne électorale, il a murmuré son intérêt pour Donald Trump. Aussitôt l’intelligentsia et les médias se sont inquiétés. Sans doute parce que CCR est le plus grand groupe « populiste » de l’histoire du rock. Et qu’il ne faudrait pas que ça se sache.