Le renseignement russe a pris des coups ces temps-ci. Difficile d’évaluer les impacts dans le monde trouble des espions et des pions adverses mais en tout cas les agents occidentaux viennent de remporter un énorme succès dans la bataille souterraine.
Les signes externes, visibles, sont stupéfiants. Un groupe de diplomates russes a été arrêté et déporté, après une tentative pour découvrir ce qui se tramait à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC). On nous a dit que c’était des membres d’une escadre du GRU prise la main dans le sac lors d’une connexion au wifi. Pas de quoi fouetter un chat, mais les Russes ont démenti. De toute façon, cette accusation ne leur fait pas grand tort.
Dans un autre contexte, deux porte-paroles du renseignement occidental, les sites Bellingcat et The Insider, séparément mais en interaction, déclaraient qu’ils avaient découvert la véritable identité des deux Russes accusés par les britanniques d’avoir trempé dans l’étrange affaire de l’empoisonnement supposé des Skripal père et fille. [1]
Rien d’important en soi, dans tout cela. C’est normal que les Russes fassent des efforts pour découvrir ce qui se trame contre eux à l’OIAC, dont ils sont membres. Les officiels russes se plaignent que les Occidentaux les écartent de leurs délibérations et ne partagent pas leurs données, ce qui invalide l’existence même de l’OIAC. Cela touche aux attaques chimiques éventuelles en Syrie, et à l’affaire Skripal ; dans les deux cas, les meilleures parades russes contre des accusations sans fondement sont venues de sources obtenues clandestinement.
Si l’OIAC fonctionnait comme le prévoit sa charte, les Russes auraient dû recevoir une notification officielle selon laquelle le labo suisse avait pu établir que les échantillons fournis par les Britanniques comme trouvés à Salisbury ne pouvaient avoir été produits en Russie. Mais les Suisses ont triché, et les Russes ont été obligés de dérober l’objet même qu’ils étaient en droit d’examiner. L’OIAC n’a pas révélé spontanément que les échantillons de Syrie n’avaient pas été obtenus par les agents de l’OIAC en Syrie, mais a fait passer l’info à travers l’invérifiable chaîne du réseau des Casques blancs. [2] L’OIAC s’est bien gardée de révéler que les armes chimiques saisies à Douma avaient été élaborées en Angleterre, à Salisbury précisément. Si les agents du renseignement russe n’avaient pas essayé de mettre leur nez dans les labos de l’OIAC ils auraient été accusés à juste titre par leurs supérieurs de jeter leur budget par la fenêtre et de ne pas mériter leurs salaires.
De même pour la découverte de l’identité des agents de Salisbury. Rien ne permettait de relier les deux hommes avec Mr. Skripal, ou à son empoisonnement. Pas la moindre séquence des interminables vidéos de CCTV qui les montre se rapprochant de la maison de Skripal. Même selon la version britannique, ils ne pouvaient en rien nuire à Mr Skripal, dans la mesure où celui-ci avait quitté son domicile avant qu’ils arrivent dans le voisinage, et où il n’est jamais revenu.
De toutes façons personne n’a pu approcher les Skripal depuis leur supposé empoisonnement ; c’est un coup de fil de Miss Skripal à sa tante en Russie qui a pratiquement fait s’effondrer l’histoire officielle britannique. Si elle n’avait pas eu le courage de lui téléphoner en échappant à la surveillance du renseignement britannique, elle serait probablement morte et enterrée aujourd’hui. Si nous voulons savoir qui aurait bien pu empoisonner les Skripal, il suffirait de poser aux Anglais une seule question, pour laquelle ils ont la réponse : qui a pris leur photo au restaurant juste quelques minutes avant qu’ils ne s’écroulent subitement ? Avec qui étaient-ils en train de dîner ? Pourquoi avaient-ils éteint leurs portables pour ce rendez-vous ? Cela pourrait-il avoir un rapport avec les ordres du gouvernement britannique (interdisant de publier certains éléments) au sujet d’un certain Pablo Miller, l’agent traitant du MI-6 gérant jadis Sergueï Skripal, et résidant à Salisbury ?
Le gouvernement britannique se refuse à évoquer le rôle de Skripal dans la production du dossier Douche dorée sur Trump, en provenance de l’ex-espion Christopher Steele, des bureaux de Orbis Intelligence, alors même que cela pourrait éclaircir certains points mystérieux de l’histoire. Cela justifierait l’intérêt des Renseignements russe et américain pour la ville de Salisbury.
Quoi qu’il en soit, la présence des espions russes à Salisbury peut s’expliquer par la proximité de Porton Down, laboratoire chimique secret et usine britannique pour fabriquer des armes chimiques utilisées par les Casques blancs en Syrie dans leur opération sous faux-drapeau à Douma et en d’autres lieux. Il se pourrait qu’un résident de Salisbury (Skripal ?) ait fourni des échantillons produits à Porton Down aux agents de renseignement russe. Cela collerait beaucoup mieux que l’histoire douteuse des Russes s’efforçant d’empoisonner un vieil espion à la retraite ayant purgé sa peine dans une prison russe. De même, l’histoire hollandaise des hackeurs russes en lien avec la commission hollandaise qui enquête sur le drame du vol MH17 de la Malaysian Airlines semble réaliste. La commission avait refusé aux Russes l’accès à leurs découvertes ; cette malhonnêteté obligerait n’importe quel service de renseignement au monde à essayer de savoir ce qu’ils avaient trouvé. Cela n’aurait pas servi à grand-chose. La commission hollandaise avait bien découvert le numéro du missile qui avait détruit le jet ; les Russes ont fouillé dans leurs documents et prouvé que ce missile bien spécifique avait été fourni à l’Ukraine (du temps où c’était une République soviétique) et qu’il était resté là-bas. Une révélation qui nous permet enfin de savoir ce qui s’est passé : l’avion a été détruit par les Ukrainiens, probablement par erreur, de la même façon qu’ils avaient fait exploser un autre avion russe en octobre 2001. Cependant, les médias occidentaux ont ignoré cette révélation avec un bel ensemble. Ils avaient décidé d’en tenir la Russie pour responsable, et ils se sont accrochés à cette version jusqu’au bout. Même si le renseignement russe trouvait et livrait au tribunal de La Haye les soldats ukrainiens qui avaient actionné le lance-missile, les Hollandais, en tant que membres loyaux de l’OTAN, auraient continué à regarder ailleurs.
C’est ce qui s’était produit dans le cas des attaques chimiques en Syrie : les Russes et les Syriens avaient retrouvé les authentiques enfants qui avaient malgré eux participé à la mise en scène et au tournage de l’attaque par les Casques blancs, et les avaient envoyés à l’OIAC. Mais cela n’avait servi à rien. Ces gens-là ne courent pas après la vérité, ils se bornent à rabâcher la narration qu’on leur a transmise. Malgré cela, un service de renseignement russe digne de ce nom aurait dû aller encore plus loin de façon à aider le gouvernement à se débarrasser de ces accusations injustes pour la Russie. Leurs révélations sur l’activité russe n’étaient pas particulièrement dangereuses ou vicieuses. Mais tandis que la question était en débat, était survenue la révélation de quelque chose de très douloureux et déconcertant.
Les services de renseignement occidentaux sont parvenus à avoir connaissance de tout ce qui se passe en Russie. Ils ont obtenu les bases de données sur la vie quotidienne russe depuis les infractions routières jusqu’aux scans des passeports, des adresses privées aux appels de taxi, des chats aux courriels, ce qui leur permet de suivre les faits et gestes de chacun en Russie, avec une incroyable précision. Bien des bases de données ont été volées et revendues par des escrocs au petit pied ; les services occidentaux ont fait un effort concentré pour acheter tout ce qui est disponible sur le marché noir ; certaines bases ont été volées et vendues en crypto-monnaie, dans l’internet profond.
Les données les plus intéressantes avaient été vendues par les escrocs et ou les traîtres, tandis que le Centre du FSB dirigé par le colonel Sergueï Mikhailov, actuellement poursuivi pour haute trahison, ne faisait rien pour boucher la source de la fuite.
Il s’avère qu’en vérifiant un passeport russe, les services occidentaux peuvent trouver les détenteurs d’un passeport qui a une histoire avec des trous ou des fausses pistes, les individus insuffisamment « légendés » selon le lexique de leurs échanges, ceux qui semblent relever de services secrets. Les gens ont une histoire, tandis que les agents ont des légendes ; si ces légendes sont bancales, on peut les tracer. Cela ne concerne que les agents au bas de l’échelle, les opérateurs qui ne sont pas le dessus du panier, qui peuvent avoir l’habitude de voyager en Occident avec ce genre de couverture. Les agents de haut rang ont une légende complète, c’est-à-dire une histoire personnelle complète (probablement fictive) et ils utilisent probablement des passeports étrangers.
En suivant les messagers, les services occidentaux ont pu découvrir les gens qui avaient envoyé ou reçu des messages les félicitant à l’occasion de la fête traditionnelle des agents du KGB. C’est tout à fait courant même sur Facebook, même si ce sont plutôt des agents à la retraite, ou des gens qui avaient eu un lien éphémère avec les services. On peut se renseigner sur cette débâcle grâce à Pavel Vrublevsky, éminent opérateur d’internet et homme d’affaires (qui a créé Chronopay, le système russe de paiements en ligne) qui a été décrit comme le « cyberdélinquant n°1 mondial » par un expert américain, Brian Krebs, auteur de Spam Nation. Vrublevsly a été accusé par le colonel Mikhailov d’attentat contre la sécurité sur Internet, et condamné à deux ans de prison, mais il a été relâché lorsque son archi ennemi Mikhailov s’est vu mis en accusation pour haute trahison. Vrublesky a rejeté les accusations de Krebs. À son avis, celui-ci travaille pour un service secret occidental, et il a prêté main forte au traître Mikhailov. Je ne saurais dire si c’est vrai ou non ; en attendant, Vrublevski est libre, tandis que Mikhailov est en taule. Pavel Vrublevski m’a donné cette explication des récents évènements qui secouent les services russes, spécifiquement pour le site Unz.com.
La Russie est unique, pour le relâchement de sa sécurité sur Internet, tout comme pour ses règles de confidentialité et pratiques diverses. Depuis des années, toutes les bases de données de la Russie ont été volées et revendues, tandis que le ISC du FSB ne faisait rien, ou pas grand-chose, pour combattre le pillage. Vrublevsky pense que le FSB a en fait été égaré par les services occidentaux, et qu’il a concentré ses efforts sur la guerre aux virus, vers et chevaux de Troie, alors que c’était un gaspillage d’énergie et de temps en pure perte. Les bases de données dérobées ont permis à l’Occident de dresser un tableau presque complet des espions russes du premier échelon. Vrublevsky pense que le renseignement britannique a su convaincre le GRU (nous devrions probablement dire que le G « R » U ne s’appelle plus que GU, du nom du bureau restreint qui est à sa tête, mais cela n’a guère d’importance) que Skripal voulait rentrer chez lui en Russie. On leur a fait entendre que Mr Skripal tentait d’offrir en échange de son retour certains tuyaux de valeur, comprenant les données de Porton Down et les secrets du dossier Douche dorée. Il est possible que Skripal ait été dupé à son tour ; peut-être qu’effectivement il voulait rentrer en Russie, son pays lui manquant cruellement.
Deux agents du GRU, censés experts en extractions (ils sont réputés avoir exfiltré le président ukrainien Yanoukovitch d’Ukraine après le coup d’État, et l’avoir fait échapper à un lynchage par la foule) furent donc envoyés à Salisbury pour tâter le terrain et préparer les conditions pour le retour de Skripal.
Comme nous l’avons appris par les vidéos et captures d’écran mises en ligne par les Britanniques, les deux hommes avaient été suivis pas à pas, du début jusqu’à la fin. Pendant ce temps, le renseignement britannique mettait en scène « l’empoisonnement » de Skripal et de sa fille, et les deux agents rentraient sans attendre au bercail.
Personne, dans les cercles proches du renseignement russe, ne pense que Skripal ait pu être empoisonné réellement par les Russes. D’abord, parce qu’il n’y avait aucune raison pour ce faire, puis parce que si les Russes l’avaient fait, il ne s’en serait pas remis ; c’est ce qui était arrivé au collabo ukrainien Stepan Bandera.
Or, en jouant cette carte, le service secret britannique a convaincu le Foreign Office d’expulser tous les diplomates qui avaient des contacts et des liens avec les agents exposés du GRU. Et l’expulsion massive de 150 diplomates a causé des dommages graves aux services secrets russes.
Reste que les Russes n’avaient pas idée de la façon dont l’Occident avait découvert l’identité de tant de diplomates liés au GRU. Ils soupçonnaient qu’une taupe, ayant retourné sa veste, avait livré le dossier à l’ennemi.
C’est la raison pour laquelle Poutine avait choisi de les mettre au défi. Comme il savait que les deux hommes identifiés par le service britannique n’avaient aucun lien avec l’empoisonnement supposé, il leur a demandé de se prêter à une interview sur RT, avec Mme Simonyan. En se montrant comme des idiots du village, ils auraient dû obliger l’ennemi à révéler ses sources. Mais le résultat fut inattendu : au lieu de révéler le nom d’un bavard, le site Belling Cat [« Le grelot du chat »] utilisé par les services secrets occidentaux pour des fuites intentionnelles, expliqua comment ces hommes avaient été pistés grâce aux bases de données volées. Le plan de Poutine lui explosait à la figure.
Le service secret russe n’est pas mort. Les services de renseignement subissent bel et bien des attaques ennemies de temps à autre : les Cinq de Cambridge avaient infiltré les plus hautes sphères du MI-5 et avaient fait passer des secrets d’État à Moscou pendant longtemps, mais cela n’a pas empêché le MI-5 d’y survivre. Les romans de John le Carré se basaient sur de semblables échecs du renseignement. Cependant, les Russes ont un moyen pour se refaire. L’identité de leurs agents au sommet reste secrète, ils restent inaccessibles au regard de l’ennemi.
Mais pour fonctionner correctement, les Russes vont devoir nettoyer leurs écuries, retirer leurs bases de données de la place publique, et veiller raisonnablement à la sécurité de leurs concitoyens. Des agents relâchés et qui ne sont pas à jour ne comprennent apparemment pas à quel degré l’Internet est sous surveillance. Si l’on tient compte que ceci aurait dû être fait il y a vingt ans, et qu’une nouvelle génération de Russes est entrée en action, parfaitement préparée pour revendre tout ce qu’elle peut pour du liquide, c’est une tâche redoutable.
Il y a une autre raison de se faire du souci. Une opération aussi massive contre les agents russes et leurs contacts pourrait être le signal d’une guerre imminente. Dans des circonstances normales, les États ne révèlent pas l’étendue de leur repérage des agents ennemis. Cela tracasse le président Poutine, et il a dit, cette semaine :
« Après l’holocauste nucléaire, nous les Russes irons au paradis en martyrs, les attaquants mourront comme des pécheurs ».
Face à des menaces multiples et récentes, cette fin du monde est tout à fait possible.