On pourrait croire que les États-Unis sont aujourd’hui le pays où la mystique du progrès est encore le plus solidement enracinée. Le constat n’est sans doute pas faux, mais il mérite d’être nuancé. Leur culture, en effet, manifeste sous certains aspects de nombreux signes de doute et d’inquiétude, particulièrement perceptibles au cours des phases les plus troublées de leur histoire.
Les années 1970, notamment, ont constitué une période de profonde remise en cause des institutions. L’affaire du Watergate a jeté un discrédit radical sur la classe politique, et la révolte de la jeunesse est venue alimenter et amplifier la contestation opérée par les mouvements de défense des minorités (ethniques, sexuelles, etc.). En conséquence, Hollywood a reflété à cette époque un sentiment de méfiance à l’égard des structures étatiques : c’est la grande époque des films « paranoïaques », d’Executive Action (1973) à Les hommes du président (1976), en passant par Conversation secrète (1973) et Les trois jours du condor (1975). Les forces de l’ordre y étaient systématiquement représentées comme corrompues ; on voyait des politiciens comploter avec les consortiums industriels pour assurer leur profit individuel, contre l’intérêt de leurs concitoyens ; la voix des journalistes qui cherchaient à faire éclater les scandales était étouffée.
Cette remise en cause du système en place, initialement marquée « à gauche », a pourtant servi finalement, d’une manière assez paradoxale, à appuyer la montée en puissance du discours ultraconservateur de Reagan. Le leader du parti Républicain va en effet lui aussi exploiter le sentiment de méfiance paranoïaque qui se faisait jour dans la population. Il en appellera à une critique du « Big Government » et du « Big Business », au nom d’une Amérique bafouée qui devrait reprendre ses droits. Sur les écrans, on verra alors émerger la race des surhommes bodybuildés, chargés à eux seuls, face à un monde corrompu, de rétablir l’ordre, redoublant en un sens l’image que Reagan cherchait lui-même à se donner dans l’arène politique. Ce sera l’époque de films comme Rambo (1982) ou Piège de cristal (1989), où la figure du héros sera chaque fois interprétée par un américain issu du peuple et dégoûté par les institutions, et où le méchant sera campé quant à lui par un représentant corrompu du système.
Dans les années 1990, néanmoins, les États-Unis sembleront ragaillardis par le retour de la prospérité économique et la victoire écrasante de la guerre du Golfe. Le sentiment d’unité nationale sera rétabli, et l’ennemi, au cinéma, ne sera plus interne au système, mais extérieur à lui : il s’agira par exemple des extra-terrestres d’Independence Day (1996), auxquels ne sera pas confronté un héros isolé et persécuté, comme dans les années 1970 et 1980, mais bien l’ensemble de la nation. On verra à l’écran des hommes et des femmes de toutes origines ethniques (WASP, blacks, latinos, etc.) et sociales (pauvres, riches, civils, militaires, hommes politiques) œuvrer collectivement – et même parfois se sacrifier – pour la grandeur et l’indépendance de leur pays. Le paradoxe est ici encore qu’une idéologie plutôt connotée au départ comme « ouverte » et « tolérante » (la solidarité entre les divers groupes culturels) aboutit au final à un discours franchement nationaliste et belliciste.
Le cinéma de science-fiction : un vecteur de contestation sociale
Mais cela signifie-t-il que l’ensemble de la société américaine se soit rangé à une vision plus optimiste du cours des choses ? Rien n’est moins sûr. Certains genres, comme la science-fiction, jouent aujourd’hui un rôle d’avant-garde dans les milieux contre-culturels, et n’ont jamais cessé de présenter une vision profondément critique du monde actuel, même au cours des années 1990. Ce point est fondamental, car le cinéma d’anticipation touche particulièrement les jeunes générations, qui témoignent ainsi d’une défiance de plus en plus marquée à l’égard de l’idée de progrès. On est loin, désormais, de la science-fiction des pionniers, et du positivisme enthousiaste d’un Jules Verne, par exemple, en France, voire de l’insouciance naïve du space-opera, comme dans le serial Flash Gordon. Même La Guerre des étoiles (1977), qui s’apparente malgré tout dans une large mesure à cette veine enfantine, situe son action dans un passé lointain, et non dans l’avenir ; son univers fabuleux sonne davantage comme un hymne nostalgique à un âge légendaire révolu, inspiré par l’imaginaire de Tolkien et des films de samouraïs japonais, que comme une apologie de la science. Par ailleurs, la technologie telle qu’elle est représentée dans la célèbre trilogie galactique de George Lucas est délibérément « vieillotte », et l’atmosphère des couloirs lugubres qui parsèment les immenses vaisseaux spatiaux se veut résolument claustrophobique : la série ne donne donc pas une image réellement positive de la science.
Globalement, il est indéniable que le genre a adopté, au cours des quarante dernières années au moins, une posture de rejet du monde libéral, dénoncé à travers le prisme d’une société future qui pousse les perversions de notre temps à leur paroxysme. Alien (1979), New York 1997 (1980), Brazil (1985), Batman (1989), L’Armée des douze singes (1995) ou encore Los Angeles 2013 (1996) se font tous l’écho du désarroi des adolescents et des jeunes adultes devant leur époque. Les villes dépeintes dans ces œuvres sont gigantesques, grouillantes de monde et polluées. Une industrialisation agressive a recouvert la surface de la planète d’usines laides et enfumées. Le fossé entre les riches et les pauvres s’est tellement creusé que les nantis vivent dans le confort et le luxe, au sommet de gratte-ciels qui se dressent au-dessus des nuages de pollution, tandis que des hordes de marginaux sont agglutinées au milieu des poubelles, à moins qu’elles ne soient purement et simplement parquées dans des camps.
La froideur et l’indifférence des États pour la population livrent les individus à une existence autarcique, et les structures administratives, dépersonnalisantes, gèrent les affaires courantes de façon routinière et mécanique. Les hommes politiques se révèlent pour la plupart corrompus, prisonniers qu’ils sont de l’influence des hommes d’affaires et des méga-corporations. Quant aux financiers, ils sont obnubilés par l’argent, et n’hésitent pas à commettre les pires atrocités – meurtres, espionnage, vols, machinations – afin de s’enrichir.