En 2017, le politicien et intellectuel moldave Yurie Roșca lançait l’initiative du Forum de Chișinău, surnommé le « forum anti-Davos », avec la contribution d’Alexandre Douguine et du président de la république de Moldavie, Igor Dodon. J’avais l’honneur d’être convié par Yurie Roșca à participer sur place à l’événement international organisé en décembre à Chișinău, ainsi qu’au troisième forum tenu dans la capitale moldave en septembre 2019. Quelques années plus tard, le 9 septembre 2023, à l’occasion de la quatrième édition du forum, intitulée « L’Agenda 21 de l’ONU et le Great Reset – La chute du libéralisme dans la technocratie et le transhumanisme », Yurie Roșca me faisait l’amitié de m’inviter à prendre la parole à nouveau. Je suis intervenu cette fois à distance avec un article et une vidéo pour en résumer le contenu.
La Grande Réinitialisation, ou Great Reset en anglais, est un programme d’inspiration cybernétique visant à informatiser totalement les sociétés humaines au point de « fusionner le biologique et le numérique », selon les mots de Klaus Schwab, président du World Economic Forum (WEF, forum de Davos). L’informatique doit devenir omniprésente, un passage obligé de chaque instant, un goulot d’étranglement universel, pour mener une existence normale. Plus largement, il s’agit de dépasser la condition humaine pour nous acheminer vers le transhumanisme au moyen d’un encadrement complet de la vie quotidienne par les technologies NBIC – nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives. Les organisations du capitalisme occidental (WEF, FMI, GAFAM) soutiennent ce programme avec enthousiasme. Mais comme l’explique Peter Töpfer :
« Il semblerait que le "Great Reset" des centres de pouvoir occidentaux prenne également pied dans les pays qui prétendent représenter des pôles géopolitiques alternatifs. L’application des mesures dictées par l’OMS contre la pseudo-pandémie, la numérisation complète de la société, le remplacement de l’argent liquide par des CBDC [monnaies numériques], etc. font partie de l’agenda officiel de tous les pays BRICS sans exception, ainsi que des pays musulmans qui revendiquent également leur autonomie par rapport à l’Occident. » [1]
De son côté, Yurie Roșca revenait ainsi sur son intervention à la Conférence mondiale sur la multipolarité organisée le 29 avril 2023 par Alexandre Douguine :
« Je voudrais remercier notre ami d’Allemagne, Peter Töpfer, d’avoir noté mon intervention lors de la récente conférence internationale sur la multipolarité. Et si ma modeste contribution a été remarquée, c’est parce que j’ai essayé de souligner qu’en ce moment, malgré des conflits majeurs entre différents pays, ils suivent tous docilement le même agenda mondialiste. J’ai mentionné qu’il s’agit de ce qu’on appelle le Great Reset, Agenda 21 ou Agenda 2030 pour le développement durable, adopté au sein de l’ONU. Et si tous les pays, sans exception, suivent le même ordre du jour, le résultat qui sera atteint sera commun à toute l’humanité. (…) Les cercles occultes qui se cachent derrière des organisations telles que le WEF (Forum économique mondial), la Commission Trilatérale, le CFR (Council on Foreign Relations), le Groupe Bilderberg, le Club de Rome, etc. et qui opèrent par le biais d’organismes internationaux officiels tels que l’ONU, l’UE, l’OMS, l’OMC, le FMI, la Banque mondiale, la Banque des règlements internationaux, etc. ont des instruments de domination, devant lesquels aucun État ne peut résister. » [2]
Est-il vrai qu’aucun État ne peut résister au mondialisme et que tous les pays suivent son agenda ? C’est ce que pensent également d’autres commentateurs de la situation, tels que Pierre Hillard, Nicolas Bonnal ou Edward Slavsquat (Riley Waggaman), qui passent beaucoup de temps à nous expliquer que la Russie fait partie, elle aussi, du Great Reset et du « Nouvel Ordre mondial ». De fait, nous sommes tous dans le même monde, et contraints de nous battre sur le même champ de bataille et avec les mêmes armes que l’ennemi, y compris les auteurs cités, qui font un usage intensif de l’informatique, eux aussi, et ont déjà mis le doigt dans l’engrenage qui conduit au Great Reset et au « Nouvel Ordre mondial ». Nous sommes tous des Charlie Chaplin happés par les machines comme dans les Temps modernes. Il est un domaine d’études peu fréquenté : ce sont les règles universelles des rapports de forces, modélisées par la théorie des jeux, dont la course aux armements est un exemple bien connu. Deux ennemis mortels peuvent partager le même champ de bataille et les mêmes armes, donc se ressembler presque parfaitement, et rester des ennemis mortels. La guerre est aujourd’hui en grande partie informatique, il ne faut donc pas s’étonner que la Russie et les autres pays des BRICS investissent également ce domaine, condition sine qua non s’ils veulent soutenir le rapport de forces avec les Occidentaux dans ce domaine. On ne lutte pas contre l’OTAN avec des arcs et des flèches. Pourquoi ? Parce que l’OTAN n’attaque pas avec des arcs et des flèches. Cette alliance militaire et son complexe militaro-industriel imposent le choix des armes de leur guerre hybride au niveau mondial, d’autant plus facilement que c’est la technologie qui écrit l’histoire universelle, et que tout le monde est obligé de s’adapter à son rythme, celui de la découverte scientifique, ne serait-ce que pour rester compétitif et soutenir les rapports de forces à armes égales sur la scène internationale, et ne serait-ce que pour contester l’agenda de l’OTAN.
Une approche épistémologique, en termes de philosophie des sciences, dévoile que le transhumanisme et le Great Reset sont des retombées civiles des recherches menées par les divers complexes militaro-industriels nationaux de la planète, engagés dans une émulation concurrentielle sans limites. Dans le domaine scientifique, tout ce qui est faisable sera fait. La condition humaine est animée par une démesure scientifique prométhéenne qui la mènera potentiellement à sa perte, mais à laquelle aucun acteur ne peut renoncer, sauf à renoncer aux moyens de se défendre, donc à sa souveraineté. Chaque acteur géopolitique souhaitant défendre sa souveraineté, son identité et son humanité est contraint de participer à la course aux armements et donc de prendre le risque de la déshumanisation par la technoscience. Dilemme cornélien. Les acteurs nationaux qui rechignent à s’engager sur la pente du transhumanisme seront bien obligés de se positionner, eux aussi, par rapport à ce débat – pour ou contre l’altération de la nature humaine par la technoscience – dans la mesure où ce débat est universel et incontournable, commandé par le moteur de l’histoire humaine, à savoir l’optimisation technologique inlassable des systèmes d’armements, et ses retombées et applications civiles. Le soldat augmenté conduit inévitablement à l’humain augmenté. Plus généralement, porter des vêtements ou des lunettes, se déplacer en voiture ou en avion, sont déjà des augmentations culturelles et technologiques des capacités du corps humain par les outils, les prothèses, les artefacts, les artifices. Notre génétique néoténique est inachevée à la naissance et a besoin d’être augmentée par de l’épigénétique culturelle pour être viable et fonctionnelle. On l’oublie facilement quand la technologie est appliquée depuis un certain temps, car la culture devient une seconde nature, mais l’être humain est augmenté par nature et ce processus est a priori infini et sans limites, comme celui de la découverte scientifique. Cette donnée anthropologique conduit à certains paradoxes. Par exemple, de nombreux individus critiquent et dénoncent le transhumanisme, l’identité numérique, la 5G, les Smart Cities, mais ils le font sur Internet ou sur des messageries de Smartphone comme Telegram, et deviennent ainsi des sujets connectés et augmentés, donc des acteurs du transhumanisme, de l’identité numérique, de la 5G et des Smart Cities. Les dissonances cognitives qui naissent de cette situation sont rapidement « rationalisées », au prix de contorsions rhétoriques assez peu rationnelles ou du déni pur et simple, mais attention au retour du refoulé. En effet, personne n’échappe aux sirènes de la technoscience, qui permettent d’amplifier notre champ d’action et notre impact sur autrui, car personne ne veut renoncer à se faire entendre. C’est ainsi que la multipolarité, le respect de la diversité, conduit à une sorte d’unipolarité technocratique, et inversement, car tout le monde converge sur les moyens technoscientifiques d’assurer les divergences. Sur le rapport de la Russie au Great Reset, certains commentateurs ne parviennent pas à distinguer ce qui serait une simple obéissance à l’agenda occidental et, d’autre part, un positionnement de type « rivalité mimétique », application de la théorie des jeux, qui induit chez tous les acteurs d’un conflit deux mouvements contradictoires : des mouvements rivaux et divergents, mais aussi des mouvements mimétiques et convergents, comme deux sinusoïdes entrelacées. Deux ennemis mortels sont bien obligés de se croiser et d’entretenir des points de contact pour se battre, ce qui servira de prétexte à certains commentateurs pour dire qu’ils appartiennent finalement au même système. Ce qui n’est pas faux, mais qui s’applique en fait à tout le monde. La dialectique hégélienne est universelle et personne n’y échappe, car personne n’échappe aux contradictions, extérieures comme intérieures. Pour être efficace sur un champ de bataille, il faut partager avec l’ennemi le même champ de bataille, voire partager les mêmes armes, afin de lutter au moins à armes égales. Paradoxalement, ce sont ces convergences obligatoires sur le champ de bataille, la méthode et les moyens, qui permettent de soutenir le rapport de forces pour diverger sur l’agenda et la finalité.
L’objet de cet article est d’analyser cette illusion d’optique intellectuelle qui place sur le même plan le concepteur de l’agenda et ceux qui sont obligés de suivre l’agenda au niveau technique, et qui sont donc obligés de l’appliquer également, au moins partiellement, pour être en capacité de le contester, et avec le risque permanent d’en être finalement exclu et d’être alors dominé par l’adversaire – ce que les militaires appellent le « décrochage capacitaire », pour qualifier ce moment où je suis dépassé par la technologie de l’ennemi. Ce mécanisme est à l’origine du phénomène de la course aux armements, qui est une course à l’innovation technologique et à l’augmentation des capacités du corps humain pour mieux soutenir les rapports de forces physiques, ce qui suppose de partager le même agenda de « recherche et développement » que l’adversaire, mais pour le surpasser – ce que la Russie est parvenu à réaliser dans le domaine des armes hypersoniques. L’histoire du monde avance de manière décentralisée par des interactions concurrentielles et conflictuelles mais aussi coopératives et convergentes, y compris entre ennemis. En résumé : il faut nécessairement rester au contact de l’ennemi si l’on veut espérer le battre. Croire qu’il serait possible de gagner un conflit sans jamais aller sur le même terrain que l’ennemi apparaît comme une vue de l’esprit purement théorique, dont le principal effet consiste à déserter théoriquement, puis physiquement, le champ de bataille et à offrir la victoire à l’ennemi. Dans son conflit avec l’Occident, la Russie a bien compris qu’il ne fallait donc pas faire cette erreur consistant à s’exclure soi-même du champ de bataille technologique et économique. C’est la raison pour laquelle les mondialistes essayent d’expulser la Russie de la mondialisation contre sa volonté. Dès le 27 février 2022, seulement trois jours après le début de l’opération militaire russe en Ukraine, la finance occidentale utilisait la bombe atomique dans le champ économique et commençait à débrancher la Russie du système SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication), le système universel de transactions informatiques entre les banques du monde entier :
« Les pays occidentaux ont adopté une nouvelle volée de sanctions financières contre Moscou après l’invasion de l’Ukraine, en planifiant samedi d’exclure de nombreuses banques russes de la plateforme interbancaire Swift, rouage essentiel de la finance mondiale. Dans une déclaration commune, la Maison Blanche a déclaré que les leaders de la Commission européenne, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, du Royaume-Uni, du Canada et des États-Unis étaient résolus "à continuer d’imposer des coûts à la Russie qui l’isoleront davantage du système financier international et de nos économies". "Nous nous engageons à exclure une sélection de banques russes du système de messagerie Swift", des mesures qui seront prises "dans les jours qui viennent", a ajouté la Maison Blanche. » [3]
En 2023, l’exclusion de la Russie du système SWIFT est achevée : les Occidentaux qui veulent voyager en Russie doivent s’y rendre avec de l’argent liquide en poche pour faire du change sur place, car plus aucune carte bancaire occidentale, de retrait ou de crédit, ne fonctionne en Russie. Dans son bulletin Stratpol n°144, Xavier Moreau saluait le lancement par le Kremlin du rouble numérique, la CBDC russe (Central Bank Digital Currency, monnaie numérique de banque centrale) et s’attirait une volée de commentaires négatifs venant de gens légitimement inquiets de voir la Russie participer à la disparition de l’argent liquide. Peut-être Xavier Moreau avait-il commis une erreur : laisser entendre que la Russie avait le choix de passer, ou non, au rouble numérique. En fait, personne n’a le choix, c’est comme la course aux armements : si vous ne le faites pas, les autres le feront de toutes façons, et vous vous désarmez vous-même. Un pays qui ne développe pas sa propre monnaie numérique sera soumis à la monnaie numérique des autres pays, point à la ligne. Ce qui peut avoir des conséquences catastrophiques. L’Occident livre une guerre d’extermination aux Russes, sur le principe hitlérien de la « guerre totale », et les Russes le comprennent bien ainsi. La création d’un système de transactions financières numériques alternatif à SWIFT et la création de la monnaie nationale numérique idoine est donc une question de survie économique, donc de survie tout court, pour la Russie. Le lancement du rouble numérique en août 2023 avant le dollar numérique vise à occuper la place de monnaie numérique de référence avant la concurrence – pour essayer d’occuper le centre de l’échiquier – et aura pour effet collatéral, à moyen terme, de dédollariser partiellement le monde dans le champ des transactions numériques. C’est la course aux armements aussi dans le domaine de la guerre économique, et si vous ne jouez pas le jeu tel qu’il est imposé par les nouvelles technologies, vous laissez l’ennemi gagner. Le site Coin Academy, spécialisé sur les monnaies numériques, rapportait en janvier 2023 :
« La Banque centrale de Russie veut faire de sa CBDC, le rouble numérique, un moyen de paiement entre pays pour contourner les sanctions. Pour ce faire, la Banque centrale de la Fédération de Russie a présenté deux modèles de règlements transfrontaliers sous forme de CBDC. La Fédération commencera à développer le modèle de règlement entre pays dès le premier trimestre 2023. » [4]
Autre conséquence de l’opération militaire russe en Ukraine : le World Economic Forum (WEF) prenait parti très logiquement pour l’Ukraine et excluait la Russie du Forum de Davos 2022, au titre de l’éventail des sanctions visant à l’isoler sur la scène internationale. La presse suisse nous apprenait début mai 2022 :
« Le porte-parole du WEF, Samuel Werthmüller assure que l’argent russe ne parvient plus au Forum. VTB, Gazprom et Sberbank ont disparu de la liste des partenaires stratégiques, et le directeur de la Sberbank n’est plus mentionné comme membre du Board of Trustees. Et le WEF va encore plus loin et fait disparaître les traces de coopérations antérieures : le Centre for Cybersecurity, créé en 2018, initiative commune de cyber-sécurité du WEF et de la Sberbank, ne mentionne plus ladite banque comme partenaire fondateur. Une volonté de dissimuler ces collaborations aujourd’hui devenues gênantes ? Samuel Werthmüller le réfute : "Nous respectons simplement les sanctions." » [5]
L’édition 2023 du Forum de Davos n’a pas réintégré la Russie, dont l’expulsion semble être définitive. À force de se faire chasser des organisations dites internationales, la Russie envisage de prendre les devants et de recréer son propre espace d’indépendance et de relations internationales alternatives en s’extrayant elle-même complètement du système sous contrôle occidental. Piotr Tolstoï, le vice-président du parlement russe, la Douma d’État, faisait le 18 mai 2022 un communiqué explosif qui permettait d’avoir accès aux coulisses de l’État profond russe et de ses projets de souveraineté à long terme :
« Les comités, les commissions, les députés et les sénateurs auront beaucoup de travail à faire dans un avenir proche, ce qui, je pense, pourrait prendre plus d’un mois. La liste reçue par la Douma d’État de la part du ministère des Affaires étrangères contient 1342 éléments : il s’agit de traités et d’accords internationaux qui ont été signés et ratifiés par la Russie au cours des dernières décennies. Nous devrons tous les analyser pour en déterminer la pertinence et, pour ainsi dire, l’utilité pour le pays. Nombre d’entre eux font désormais partie de notre législation nationale et, par conséquent, les commissions compétentes devront également évaluer nos lois russes et décider lesquelles des normes qui y sont introduites nous pouvons et devons abandonner. En outre, nous avons la tâche d’évaluer l’opportunité de la présence de la Russie dans les organes supranationaux et les organisations internationales. Nous nous sommes déjà retirés du Conseil de l’Europe et, en avril, le président de la Douma d’État, Viatcheslav Volodine, a chargé les commissions compétentes, en collaboration avec des experts, d’étudier l’opportunité de la présence de la Russie au sein de l’OMC, de l’OMS et du FMI, étant donné que ces organisations ont déjà enfreint toutes leurs propres règles à l’égard de notre pays. Oui, ces deux tâches ne sont pas faciles, il y a beaucoup de travail, nous devons peser le pour et le contre. Mais c’est la voie vers la pleine souveraineté de la Russie, qui ne devrait être guidée que par ses propres intérêts et ceux de ses citoyens. » [6]
L’État profond russe commence lentement, trop lentement – temps administratif et inertie institutionnelle obligent – à se rebeller contre toutes les menaces faites à sa souveraineté. Les menaces militaires classiques, comme celle incarnée par l’OTAN, sont identifiées par le cerveau humain depuis des siècles. Les menaces nouvelles représentées notamment par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) sont plus difficiles à percevoir et combattre. L’humain moyen a du mal à concevoir que la médecine puisse être utilisée contre les peuples à une telle échelle, et il n’est pas encore accoutumé à ce nouveau champ de bataille technocratique et bureaucratique qui se déploie seulement depuis l’expansion du secteur tertiaire au XXe siècle, mais qui a désormais tout envahi. L’Organisation des Nations Unies (ONU) fournit un cas d’école, et un vrai dilemme pour la Russie et pour la Chine : comment ces deux pays peuvent-ils réagir à la menace que l’Agenda 2030 de l’ONU fait peser sur leur souveraineté, c’est-à-dire comment peuvent-ils sortir de l’ONU, quand leur position dominante à l’ONU renforce leur souveraineté ? La lenteur de la réaction critique du pouvoir russe vient aussi de sa division, car, comme partout, une fraction de ce pouvoir est sincèrement séduite par le globalisme transhumaniste – ce que certains appellent la « cinquième colonne ». Mais il faut distinguer cette fraction d’une autre apparemment indistincte, celle des individus ayant compris que la souveraineté nationale est inséparable de la souveraineté technologique, car c’est la souveraineté technologique qui permet la souveraineté nationale, et rien d’autre, c’est-à-dire la capacité à assurer par la force le respect de l’intégrité de son propre territoire national.
La question de la souveraineté en général rejoint donc la question du pouvoir et de la fuite en avant irrésistible qu’il engendre. Pour ne pas être dépassé par la volonté de puissance des autres, pour ne pas être réduit à l’impuissance, je dois moi-même cultiver ma propre volonté de puissance. Avant de dépasser mon concurrent, je dois, dans un premier temps, me mettre à niveau et me retrouver au coude à coude avec lui. Il n’y a pas de centre universel du pouvoir mais il y a des lois universelles de l’exercice du pouvoir. Il y a des contraintes universelles qui sont les mêmes pour tous les sujets qui veulent exercer du pouvoir, sur soi-même ou sur les autres. Tout sujet souverain devra se plier à ces règles, ce qui induit une ressemblance du comportement de tous les sujets souverains, y compris ennemis, ce qui peut être interprété de l’extérieur comme une entente, une connivence, voire un complot, bref un projet intentionnel. Mais il n’y a aucun projet intentionnel à tomber si l’on saute par la fenêtre. Des ennemis mortels tombent de la même façon s’ils sautent par la fenêtre. Cela ne veut pas dire qu’ils ne s’opposent pas réellement, cela veut dire que les lois de la physique sont universelles et s’appliquent de la même façon sur tout le monde. Or, il existe aussi des lois universelles de physique sociale qui commandent aux ennemis d’adopter le même comportement, ou presque, dès lors qu’ils sont en quête de pouvoir et de souveraineté. La physique sociale est structurée par des rapports de force potentiellement nuisibles à tous les acteurs de la situation. Du point de vue de la compétition technoscientifique, nous sommes tous dans le même bateau, qui finira peut-être comme le Titanic, ce qui ne veut pas dire que nous soyons tous d’accord et unifiés par un agenda commun. Certains acteurs politiques plus avisés que d’autres anticipent la catastrophe possible et tentent d’encadrer la technoscience pour qu’elle reste au service des intérêts humains et nationaux. Le gouvernement russe publiait le 6 décembre 2016 une mise à jour de sa « Doctrine de la sécurité de l’information de la Fédération de Russie » :
« 8. Les intérêts nationaux dans le domaine de l’information sont les suivants : a) garantir et protéger les droits et libertés constitutionnels de l’homme et du citoyen en ce qui concerne la réception et l’utilisation de l’information, l’inviolabilité de la vie privée dans l’utilisation des technologies de l’information, fournir un soutien informationnel aux institutions démocratiques, aux mécanismes d’interaction entre l’État et la société civile, ainsi que l’utilisation des technologies de l’information dans l’intérêt de la préservation des valeurs culturelles, historiques, spirituelles et morales du peuple multinational de la Fédération de Russie ; b) assurer le fonctionnement durable et ininterrompu de l’infrastructure de l’information, principalement de l’infrastructure critique de l’information de la Fédération de Russie (ci-après dénommée "infrastructure critique de l’information") et du réseau unifié de télécommunications de la Fédération de Russie, en temps de paix, en cas de menace imminente d’agression et en temps de guerre ; (…) » [7]
Comme on dit, tout le monde serait le perdant d’une escalade vers un conflit nucléaire mondial. Dans une perspective pacifiste et gagnant-gagnant, afin de contrôler, mitiger, brider et réduire dans la mesure du possible les dommages collatéraux universels de la course aux armements dans le domaine informatique, Vladimir Poutine prononçait en septembre 2017 un discours retentissant sur la stratégie numérique russe :
« "L’intelligence artificielle représente l’avenir non seulement de la Russie, mais de toute l’humanité. Elle amène des opportunités colossales et des menaces imprévisibles aujourd’hui," pense le dirigeant. Il poursuit : "Celui qui deviendra le leader dans ce domaine sera le maître du monde. Et il est fortement indésirable que quelqu’un obtienne un monopole dans ce domaine. Donc, si nous sommes les leaders dans ce domaine, nous partagerons ces technologies avec le monde entier," affirme Vladimir Poutine. » [8]
Deux ans après ce discours, le gouvernement russe publiait sa stratégie officielle pour l’intelligence artificielle :
« Décret du Président de la Fédération de Russie du 10 octobre 2019 n°490 – Sur le développement de l’intelligence artificielle dans la Fédération de Russie ». [9] Thierry Berthier et Yannick Harrel, spécialistes français de cybersécurité et cyberstratégie, en proposaient quelques jours plus tard un commentaire approfondi sur le site The Conversation. [10] Le second, fin connaisseur de ce sujet, avait déjà publié en 2013 un ouvrage intitulé « La cyberstratégie russe », dont la quatrième de couverture résume le contenu : « La stratégie des pouvoirs à l’ère du numérique n’est pas un tout monolithique, et des spécificités nationales apparaissent, aux États-Unis, en Russie, en France et ailleurs. Jusqu’à présent, la cyberstratégie russe n’avait jamais bénéficié d’étude sérieuse ; elle était réduite à des approximations ou perçue à travers le prisme d’études très parcellaires. Ne faisant aucunement l’impasse sur la prégnance des services de renseignement comme sur l’intérêt croissant du monde militaire pour ce nouvel espace, l’auteur de ce livre analyse les capacités et alliances potentielles de la Russie en matière de cyberespace, tout en évaluant l’émergence d’un "art de la guerre numérique" spécifiquement russe. » [11]
En 2021, l’Institut Français des Relations Internationales en diffusait sur son site un compte rendu :
« Signée par le président russe en octobre 2019, la stratégie nationale de développement de l’intelligence artificielle entend placer la Russie sur la carte des pays qui comptent, entamant un effort de rattrapage technologique et financier en intelligence artificielle (IA) et en robotique avancée. L’IA fondamentale (recherche) comme l’IA appliquée (destinée à être commercialisée) demeurent accaparées par le secteur de la défense, qui en fait un outil au service de la modernisation de ses équipements et de l’art opératif des forces armées. » [12] Toujours en 2021, à l’occasion de la réunion annuelle du forum de discussion de Valdaï, Vladimir Poutine précisait encore les contours de la stratégie nationale russe sur les nouvelles technologies : « La révolution technologique, les réalisations impressionnantes dans les domaines de l’intelligence artificielle, de l’électronique, des communications, de la génétique, de la bio-ingénierie et de la médecine ouvrent des perspectives colossales, mais elles soulèvent également des questions philosophiques, morales et spirituelles qui, il y a peu, n’étaient posées que par les auteurs de science-fiction. Que se passera-t-il lorsque la technologie dépassera la capacité de penser de l’homme ? Où se situe la limite de l’ingérence dans l’organisme humain, au-delà de laquelle l’homme cesse d’être lui-même et se transforme en une autre entité ? Quelles sont les limites éthiques dans un monde où les possibilités de la science et de la technologie deviennent presque illimitées, et qu’est-ce que cela signifiera pour chacun d’entre nous, pour nos descendants, et pour nos enfants et petits-enfants ? » [13]
De toute évidence, Vladimir Poutine ne souhaite pas sacrifier la question identitaire sur l’autel de la compétition technoscientifique. La bioéthique, la transmission aux générations futures, la protection de l’enfance ont déjà une traduction légale en Russie avec l’interdiction de la propagande LGBT et du « mariage homosexuel », qui pose ainsi des limites au transhumanisme et qui rétablit un clivage fondateur avec l’Occident et ses développements pédophiles institutionnels (cf. les standards de l’OMS pour l’éducation sexuelle des enfants dès la naissance). Quand Poutine reprend le concept de « Nouvel Ordre mondial », c’est pour en subvertir la signification donnée par le président George H. Bush au moment de la chute de l’URSS et de l’avènement du monde unipolaire dominé par les USA, ce que Francis Fukuyama avait appelé la « fin de l’Histoire ». Poutine reprend le même signifiant mais avec un signifié différent. Quel est ce nouveau signifié ? La doctrine du gouvernement russe est un matérialisme conservateur, une politique des antagonismes concrets, à la lumière de ce qui a été sélectionné par l’expérience, réalisant une sorte de synthèse de l’empirisme organisateur de Charles Maurras et du matérialisme dialectique de Karl Marx. Cette vision politique et géopolitique propose un traitement réaliste et pragmatique des interactions et interdépendances concurrentielles et conflictuelles qui écrivent l’histoire universelle, et qui se résument dans l’aphorisme d’Héraclite : « Le combat est père de toutes choses. » Quelques siècles plus tard, Nietzsche nous dira en substance que ce sont la violence et les moyens de l’augmenter ou de s’en prémunir qui écrivent l’Histoire, en tant qu’éternel retour du Bien, mais aussi du Mal. Le matérialisme conservateur est un archéo-progressisme, ni technophobe, ni technophile, ou les deux en même temps, assumant les rapports de forces matériels et physiques dans leurs propres termes, ceux de l’innovation technologique et de la course aux armements, évitant le prisme déformant de la métaphysique et de l’essentialisme, tout en restant capable de faire alliance avec les conservateurs adeptes d’une métaphysique, sur la base d’un projet commun de souveraineté technologique réfléchie, consciente des risques et gardant le contrôle critique de la science pour en limiter les impacts négatifs sur la nature humaine. Deux courbes vont se croiser : celle de l’informatisation croissante de nos vies, et celle de la baisse du quotient intellectuel des programmeurs informatiques que l’informatisation croissante de nos vies provoque, ce qui aboutira à une augmentation des erreurs humaines de programmation, donc à une multiplication des bugs et des pannes, et à un dysfonctionnement global de cette informatique devenue omniprésente dans nos vies. Encore une ou deux générations, et l’humain ne sera plus capable intellectuellement de gérer le parc informatique dans lequel il s’est lui-même enfermé. Quand l’intelligence artificielle augmente, l’intelligence réelle diminue, d’où ce phénomène dysgénique des générations X, Y ou Z qui est en train de précipiter l’Occident vers l’effondrement complet. Comme le disait Bernard Stiegler, la technoscience est un pharmakon, simultanément remède et poison, autorisant le meilleur et le pire, capable selon le dosage d’améliorer la condition humaine mais aussi de la réduire à néant.
L’auteur de ces lignes espère avoir clarifié le rapport de la Russie au Great Reset et au « Nouvel Ordre mondial », et plus largement le rapport de tout être vivant à la technoscience. C’est un rapport intrinsèquement problématique. Ni tout blanc ni tout noir, tout dépend du contexte. L’erreur de l’essentialisme est de nous faire raisonner en termes de substances pures et de valeurs absolues idéales, alors que le réel s’analyse en termes de nuances et de pourcentages. La question n’est donc pas « La Russie est-elle globaliste ou non ? », mais « Quel pourcentage de la Russie est globaliste et quel pourcentage anti-globaliste ? » Il suffit ensuite de comparer avec l’Occident pour constater les différences. La même méthode par pourcentages doit être appliquée à toutes les entités, individus, communautés, organisations. Les commentateurs qui n’en tiendraient pas compte verraient leurs commentaires frappés d’obsolescence instantanée. Essayons maintenant de tourner la page sur un certain nombre de jugements hâtifs et portés sous le coup de l’émotion, afin de poser les termes du débat à l’étape suivante, dans le champ archéo-futuriste de la plateforme intellectuelle et revendicative commune à créer entre les bio-conservateurs de toutes origines à l’époque d’internet et des sujets connectés.
Annexes rétrospectives du Forum de Chișinău
Chișinău I, 26-27 mai 2017 : « 1er colloque eurasiatique : pour un destin commun des peuples eurasiatiques » https://www.youtube.com/watch?v=3mp...
Chișinău I, 26-27 mai 2017 : « Jean Parvulesco et la géopolitique transcendantale », Laurent James. http://parousia-parousia.blogspot.c...
Chișinău II, 14 décembre 2017 : présentation du livre de Hervé Juvin « Le mur de l’Ouest n’est pas tombé », avec Yurie Roșca, Igor Dodon, Alexander Dugin, Hervé Juvin, Valérie Bugault, Lucien Cerise, Emmanuel Leroy, et la traduction par Modeste Schwartz. https://www.geopolitika.ru/fr/studi...
Chișinău II, 15 décembre 2017, séance plénière : « Le capitalisme financier et ses alternatives au 21e siècle » https://www.youtube.com/watch?v=Gif...
Chișinău III, 20 septembre 2019 : « Beyond the Unipolar Moment : Perspectives on Multipolar World », première partie, avec Daria Douguine, Marion Sigaut, Marvin Atudorei, Antony Bonamy, Lucien Cerise, Arnaud Develay, Paul Ghițiu, Youssef Hindi, Ovidiu Hurduzeu, Gilles-Emmanuel Jacquet, Dimitris Konstantakopoulos, Alexander Markovics, Pierre-Antoine Plaquevent, Konrad Rękas, Irnerio Seminatore, David Shahnazaryan. https://www.facebook.com/watch/live...
Chișinău III, 20 septembre 2019 : « Discours de Lucien Cerise. Après le moment unipolaire, après l’incohérence : une étude de collapsologie cognitive » https://www.cultureetracines.com/ac...
Chișinău III, 21 septembre 2019 : « Beyond the Unipolar Moment : Perspectives on Multipolar World », deuxième partie. https://www.privesc.eu/Arhiva/88483...
Chișinău III, 21 septembre 2019 : « Présentation de livres d’auteurs français traduits en roumain et édités par l’Université populaire de Moldavie » https://www.youtube.com/watch?v=zys...