Les relations cordiales entre Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, et Berel Lazar, grand rabbin Loubavitch de Russie, ont suscité de nombreux commentaires ces derniers mois. Certains y voient une relation hiérarchisée dans laquelle la communauté juive Loubavitch serait au pouvoir en Russie et Poutine en position de vassal. La petite phrase « Les Loubavitch contrôlent Poutine » est apparue comme une ritournelle répétée en boucle qui devait permettre de clore définitivement toute discussion sur la géopolitique et l’avenir du monde. Or, à l’examen, il apparaît que si relation hiérarchisée il y a, ce serait plutôt « Poutine contrôle les Loubavitch ». Du moins ceux de Russie, et pas forcément d’autres pays, les logiques nationales venant toujours fragmenter les logiques supranationales.
Aujourd’hui, si l’on veut comprendre la vraie nature des relations entre le Kremlin et les Loubavitch, il faut remonter au début des années 2000, quand Vladimir Poutine arrive au pouvoir et commence à faire le ménage au sein des oligarques qui s’étaient emparés du pays sous la présidence de Boris Eltsine. L’histoire est connue. En résumé, Poutine propose un pacte aux oligarques : « Soit vous arrêtez vos magouilles politiques et tout se passera bien entre nous – on pourra même faire du business ensemble – soit je vous élimine. » Sur la dizaine d’oligarques auxquels le message est envoyé, tous acceptent, sauf trois : Boris Berezovski, qui sera assassiné dans sa résidence d’Angleterre en 2013 ; Mikhaïl Khodorkovski, qui passera la décennie 2003-2013 dans une prison russe, et qui poursuit aujourd’hui ses activités anti-russes depuis Londres ; Vladimir Goussinski, qui a fui en Espagne après des poursuites judiciaires en Russie. C’est ce troisième homme, dont la fortune vient des médias, qui a poussé indirectement le Kremlin à la promotion du judaïsme Loubavitch. Reconstituons les faits.
En 2018, deux rabbins prétendent au titre de grand rabbin de Russie : Adolf Shayevich, issu du judaïsme orthodoxe classique, et Berel Lazar, issu du mouvement Chabad, fraction du judaïsme orthodoxe mieux connue sous le nom des Loubavitch. D’où vient ce conflit d’autorité ? Dès qu’il arrive au pouvoir en 1999, Vladimir Poutine prend la décision de faire monter Berel Lazar pour écarter Adolf Shayevich, jugé trop proche des oligarques et en particulier de Goussinski. Un article du journal britannique The Telegraph de juin 2000 résumait l’état du rapport de force entre oligarques et pouvoir central russe, ainsi que la méthode employée par le Kremlin pour diviser la communauté juive en soutenant l’un de ses représentants contre un autre :
« Le harcèlement de Vladimir Goussinski, le magnat juif des médias accusé de détournement de fonds, est lié aux tentatives du gouvernement russe d’aggraver une scission entre les juifs du pays et de limiter leur influence sur la vie publique. M. Goussinski a été libéré de manière inattendue vendredi soir après avoir été inculpé, et après un tollé international contre son arrestation mardi dernier. Plusieurs ministres israéliens et des dizaines de membres du parlement ont accusé les services de sécurité de la Russie de l’avoir emprisonné illégalement.
L’intervention de Tel-Aviv arrive alors que Vladimir Poutine, le président russe, cherche à remplacer Adolf Shayevich, le grand rabbin de Russie et un proche de M. Goussinksi, par Berel Lazar, représentant plus obéissant d’une obscure secte de juifs ultra-orthodoxes. Le Congrès juif mondial à New York a déclaré que l’arrestation de M. Goussinski faisait partie d’une tendance inquiétante à l’encontre des intérêts juifs en Russie. Il a déclaré : "La communauté juive a noté avec inquiétude les attaques en cours de la part des médias gouvernementaux et autres contre Goussinski et le Congrès juif russe." Les dirigeants juifs russes estiment que ce n’est que le début d’un mouvement général contre les groupes qui osent être indépendants du gouvernement. (...) M. Poutine, dans ce qui est perçu comme une tentative de réaffirmer l’autorité du Kremlin sur les juifs de Russie, a soutenu le rabbin Lazar, qu’il espère plus conforme. M. Goussinski a été arrêté cinq heures à peine avant que le rabbin Lazar ne soit nommé "grand rabbin" par Chabad, une secte ultra-orthodoxe cherchant à rivaliser avec le Congrès juif russe. Le Kremlin a d’abord été accusé d’interférer avec les juifs de Russie le mois dernier lorsque le rabbin Shayevich n’a pas été invité à l’investiture présidentielle de M. Poutine le 7 mai. Sa place a été prise par des représentants de Chabad. Le 31 mai, M. Shayevich, le grand rabbin de Russie depuis 1993, a déclaré qu’il avait été convoqué dans un hôtel de Moscou par les dirigeants du Chabad, qui lui avaient demandé de se retirer en faveur de M. Lazar. Il a déclaré : "Ils m’ont offert des pots de vin, disant qu’ils avaient d’excellentes relations avec le Kremlin." Les juifs disent que les tactiques du gouvernement rappellent l’ère soviétique, lorsque les communistes exerçaient un contrôle total sur la vie communautaire juive. » [1]
Trois mois plus tard, c’est au tour du New York Times de déplorer le succès des manœuvres de Poutine pour rétablir la souveraineté de l’État sur le pays en marginalisant Shayevich au profit de Lazar. L’article titré « Poutine, tout en faisant un geste vers les juifs, se glisse dans le marigot des factions » résume l’esprit de la technologie politique appliquée par le président russe en cette année 2000 :
« M. Shayevich a déclaré qu’un haut responsable du Kremlin le pressait de démissionner en faveur de M. Lazar. M. Shayevich était également absent de l’investiture de M. Poutine en tant que président en mai, alors que des représentants du mouvement Loubavitch étaient présents. Certains membres du Congrès juif ont suggéré que le gouvernement essaye de diviser le mouvement juif de Russie qui est en train d’émerger, et donc de l’affaiblir. Les experts politiques spéculent ici que le Kremlin s’attaque effectivement au président du Congrès juif russe, Vladimir Goussinski, le magnat dont l’empire journalistique Media-Most est peut-être le critique le plus acharné de M. Poutine dans la presse, et qui est une cible régulière des attaques du Kremlin. » [2]
L’ingénierie sociale consiste à prendre discrètement le contrôle des mouvements de société (politiques, religieux, etc.) en appliquant les principes « dissoudre pour régner » mais aussi « coaguler pour régner », en créant ou renforçant un groupe sociologique contre un autre, pour renforcer une tendance contre une autre, tout en affaiblissant les deux dans un conflit triangulé. Loin d’être le jouet des Loubavitch, ou d’autres factions juives, il semble que ce soit plutôt Poutine qui joue les Loubavitch contre les autres factions. Les relations entre le Kremlin et les Loubavitch sont donc assez éloignées d’une lune de miel et ressemblent plutôt à un contrat de services mutuels que l’on peut rompre à tout moment si nécessaire. En effet, les bons rapports individuels entre le rabbin Berel Lazar et Vladimir Poutine ne sont pas forcément représentatifs des relations entre les Loubavitch dans leur ensemble et l’État profond russe, qui n’hésite pas à déclarer persona non grata certains juifs, y compris Loubavitch, quand ils sont évalués comme dangereux. Les Schluchim, c’est-à-dire les émissaires religieux d’origine étrangère et en mission sur le territoire russe, sont placés sous l’œil de Moscou. En mars 2017, The Times of Israel s’alarmait dans son édition francophone de l’expulsion d’un rabbin Chabad (Habad) Loubavitch d’origine américaine, considéré par le Kremlin comme un risque pour la sécurité nationale :
« Ari Edelkopf, émissaire du mouvement Habad, représente, selon les autorités, une menace pour la sécurité nationale. Cette expulsion inquiète une communauté qui vit au sein d’un État de plus en plus autoritaire. » [3]
Si l’État russe parvient à affirmer son autorité sur les juifs en Russie, il semble que Berel Lazar, l’ami de Poutine, éprouve de son côté quelques difficultés à établir la sienne sur ses propres coreligionnaires, qui sont souvent anti-Poutine et n’hésitent pas à le manifester clairement. En février 2018, The Times of Israel notait dans son édition anglophone :
« En 2000, Lazar s’est séparé du Congrès juif russe, un groupe de coordination représentant les Juifs du pays, et a pris le titre de grand rabbin après avoir été vivement sollicité par des personnalités de haut rang de Chabad. Le titre est contesté par le rabbin Adolf Shayevich, qui est toujours considéré comme le grand rabbin de Russie par le Congrès. Le groupe de coordination [Congrès juif russe] a critiqué ouvertement la politique du président russe Vladimir Poutine sur la guerre en Tchétchénie et les violations présumées des droits de l’Homme – ce qui, selon Berel Lazar, est hors de leur portée. "Défier le gouvernement n’est pas la voie juive, et cela met la communauté juive en danger", a déclaré Lazar plus tard à Jewish Telegraphic Agency dans une interview, notant que le grand rabbin devait être apolitique et non un critique du gouvernement. "Je ne voulais rien avoir à faire avec ça." » [4]
Berel Lazar, qui est lui-même d’origine italienne, sait qu’il est de son intérêt de rester loyal au Kremlin s’il ne veut pas être reconduit à la frontière. Depuis 2003, Moscou a en effet expulsé une dizaine de missionnaires étrangers de religion juive. En janvier 2018, un site de la communauté Loubavitch new-yorkaise, basée à Crown Heights, quartier de Brooklyn, mentionnait le dernier départ en date, celui du rabbin de nationalité états-unienne Yosef Marozov, envoyé en poste dans la région d’Oulianovsk (Volga). Le rédacteur de l’article reconnaissait que le point commun de tous ces Schluchim interdits de territoire russe était d’être d’origine israélienne ou nord-américaine :
« D’autres, comme les rabbins Yossi Chersonsky ou Zev Wagner, ont été expulsés sans cérémonie après avoir été Shluchim pendant plus de 15 ans. Le dénominateur commun entre eux, outre le fait d’être Chabad Shluchim, est que la plupart sont de nationalité américaine et certains israéliens. » [5]
En juin 2018, The Times of Israel, toujours très soucieux de dénoncer l’autoritarisme de Poutine, consacrait un nouveau papier aux expulsions de rabbins Loubavitch et en dénombrait de son côté neuf en quinze ans :
« En mars dernier, le ministère russe de l’Intérieur a ordonné l’expulsion du rabbin de la ville d’Omsk, en Sibérie, l’Israélien Asher Krichevsky. M. Krichevsky est accusé d’avoir "porté atteinte à l’ordre constitutionnel de la Russie" et son permis de séjour a été annulé, a précisé à l’AFP un responsable de la synagogue d’Omsk. "Ni le rabbin, ni son avocat n’ont été informés de la nature exacte de cette accusation car l’affaire a aussitôt été classée secrète", selon ce responsable, sous couvert de l’anonymat. Le rabbin a tenté en vain de contester la décision auprès d’un tribunal local. Il envisage maintenant de faire appel à la Cour Suprême de Russie. Avec M. Krichevsky, au total neuf rabbins, citoyens d’Israël, des États-Unis et du Canada, ont été condamnés à l’expulsion de Russie depuis 2003, sous différents prétextes. » [6]
Conclusion : on savait déjà que le Kremlin était en mesure de dicter sa loi aux oligarques des réseaux de la banque Rothschild, à commencer par Khodorkovski ; on sait maintenant que c’est aussi le Kremlin qui dicte sa loi aux Loubavitch, et pas l’inverse.