Vladimir Ilitch Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine, est le dernier fondateur d’empire. Alexandre, César, Charlemagne ou Napoléon dorment aujourd’hui du sommeil des vaincus et leur héritage est dispersé aux quatre vents de l’histoire et de l’oubli.
Mais dans son bunker de la place Rouge, la momie de Lénine règne, par-delà la mort, sur le plus fantastique royaume de tous les temps. De la porte de Brandebourg au pont d’Hanoï des centaines de millions d’hommes apprennent le catéchisme de la religion léniniste. Il reste le Dieu de Mao et de Brejnev, de Kadar et de l’Oncle Ho, d’Ulbricht et de Tito.
Sans fin des hommes et des femmes défilent devant les restes embaumés de ce petit homme malingre, mort voici quarante ans cette année, et dont les milliers de statues, de portraits, de médailles reproduisent le visage : icones sacrées d’une nouvelle église, totems énigmatiques d’un autre univers, pieux mystères de l’évangile communiste : Lénine est partout présent et indivisible. Il règne dans chaque parc et dans chaque isba, dans chaque soviet et dans chaque kolkhose, il vit encore sous les tentes de feutre des nomades de l’Asie centrale et dans le cour d’innombrables croyants encore exilés hors de l’Empire rouge, d’Ivry à Harlem, du Pérou au Congo.
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Les dernières sentinelles qui veillent aux derniers remparts, sur cette muraille entre l’Est et l’Ouest, qui n’est pas seulement un mur de barbelés et de miradors mais aussi un mur invisible et quotidien, partageant dans chaque ville et dans chaque cour la liberté et l’esclavage, ces soldats et ces croyants veillant face au monde marxiste n’ont pas le droit d’ignorer à l’heure où est si grande la tentation du désespoir, comment un homme seul à réussi à fonder, à force de patience, de volonté, de courage et d’audace, cet empire qui par les armes et par les idées, se lance à la conquête du monde.
Les chevaux de Lénine veulent boire dans le Gange et dans la Seine. Étudier la prodigieuse leçon d’activisme que nous donne Lénine, c’est comprendre comment l’ennemi a remporté les premières batailles, c’est aussi nous permettre de gagner la lutte finale.
Lénine nous enseigne qu’il n’y a pas de demi-victoires ni de demi-échecs. Il n’y a ni compromis ni coexistence. Il n’y a qu’un combat et il n’y aura qu’un vainqueur.
Staline, malgré ce que pense le monde occidental et même le monde communiste, n’était pas dépourvu de finesse ni d’humour et il a fort bien discerné le caractère de son illustre prédécesseur. Lénine reste l’héritier d’une race entreprenante pour qui le XIXe siècle, « colonialiste » par essence, fournit le plus merveilleux champ d’action, en Sibérie ou au Far-West.
Bon prophète autant que rude bourreau, Staline avait fort bien compris ce qui rapprochait les États-Unis et les Républiques soviétiques. Il admirait chez Lénine la rencontre de l’élan révolutionnaire russe et du sens pratique américain : « L’élan révolutionnaire russe est un antidote contre l’inertie, la routine… Le sens pratique américain est la force indomptable qui ne connaît ni ne reconnaît pas de barrière. »
On ne pouvait mieux définir l’esprit de Lénine, qui est un esprit de défricheur et de pionnier, c’est-à-dire le contraire d’un esprit bourgeois. Le siècle dernier n’est pas seulement le siècle de Louis-Philippe et de son parapluie, c’est celui des conquérants de l’Algérie, du Texas, de l’Oural, du Tonkin. Cette volonté de puissance qui lança tant d’hommes à travers le vaste monde à la poursuite du soleil, de l’or ou de la foi, consumait aussi quelques prophètes solitaires. Celui-là se nommait Karl Marx et il fut un prodigieux lanceur de graines… Mais que serait Marx aujourd’hui sans Lénine ?
Et qu’était Marx pour Lénine ? Un maître à penser ou un maître à agir ? Ce qui est prodigieux chez Lénine, c’est la fulgurante rencontre dans un même homme du philosophe et de l’activiste. Le révolutionnaire qui a pris Pétersbourg en octobre 1917 est aussi celui qui a écrit Matérialisme et empiriocriticisme.
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Quelle que soit la rigueur de l’évangile marxiste il connut toujours de multiples interprétations. La IIe Internationale, celle avec laquelle et contre laquelle se battit Lénine, était en proie à de multiples courants qui ne sont pas sans évoquer ces tendances qui partagent aujourd’hui dans notre pays les « nationaux ».
Les socialistes droitiers, ou « révisionnistes », s’opposaient aux socialistes gauchistes, ou « extrémistes ». Des socialistes se qualifiaient d’ « orthodoxes ». Et on comptait en Russie d’innombrable sectes anarchistes, nihilistes, populistes, terroristes, toutes plus ou moins truffées d’indicateurs et de provocateurs.
La confusion est à son comble quand apparaît ce jeune étudiant, fils du directeur de l’enseignement primaire de la province de Simbirsk mais chassé de l’université de Kazan pour activité subversive.
En 1887, Alexandre Oulianov est pendu pour avoir participé à un complot contre le tsar. Son frère, alors âgé de dix-sept ans, va mettre trente ans à le venger et à abattre le dernier des Romanov. Trente ans !
Plusieurs fois Lénine paraîtra battu : traqué par la police impériale, prisonnier, déporté, exilé, chassé de la direction du journal L’Iskra, évincé du Comité central, ballotté d’exil en exil, presque toujours minoritaire au sein du parti social-démocrate, détesté de la plupart de ses chefs, abandonné par nombre de ses compagnons, trahi, il finira par triompher… Car cet opportuniste savait se réserver pour l’avenir, cet impulsif était un calculateur, ce petit-bourgeois un authentique révolutionnaire, c’est-à-dire un homme prêt à tout jouer, mais quand il faut et là où il faut.
Lénine possédait toutes les vertus révolutionnaires : lucidité de l’analyse politique, sûreté dans le jugement des hommes, intelligence dans le choix des moyens, éloquence profonde, volonté impitoyable.
Lénine, surtout, refusa d’être prisonnier d’une formule et encore plus d’une doctrine. Le marxisme ne fut pas pour lui un enclos mais une arme. Comme le remarque très justement un de ses biographes : « Les révolutionnaires – ceux qui veulent changer le monde au lieu de l’accepter ou de l’interpréter – ne s’enferment pas à l’avance dans telle ou telle formule. »
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On ne comprendrait guère Lénine si on ignorait sa prodigieuse culture européenne, à l’inverse d’Adolf Hitler, enfermé dans ses montagnes autrichiennes, cet homme de la plaine russe connaissait parfaitement l’Allemagne, la France, l’Angleterre, la Pologne, la Belgique, la Suède pour y avoir vécu et en avoir assimilé la culture.
Lénine a finalement retourné contre l’Occident tout ce que l’Europe dans sa passion de la liberté avait forgé depuis des siècles de sagesse et d’audace. Il fut tout à la fois Luther et Cromwell, Hegel et Robespierre. C’est avec les armes de la pensée européenne qu’il a réveillé l’immense continent asiatique et dressé l’autel de la Révolution aux confins du Thibet, cour du monde.
Quel étrange visage au carrefour de deux continents et qui évoque l’insurgé de 48 et le moine de Lhassa ! Les cheveux rongés par le front, les yeux masqués par les pommettes, la bouche dévorée par la moustache et la barbiche pointue, Lénine évoquait par bien des traits de son visage la Mongolie indéchiffrable et inquiétante de Tamerlan.
Il fut non seulement un agitateur et un prophète, mais aussi un magicien. Ce feu intérieur qui le brûlait, celui de tous les grands conducteurs d’hommes, l’obligeait à la plus efficace des intransigeances. Le jeune révolutionnaire de vingt-sept ans, déporté en Sibérie, va apprendre dans la neige infinie les dures lois de la solitude et du silence qui donnent au combat politique sa densité et sa profondeur. Exilé en Suisse, puis en Angleterre et en France, il va inlassablement forger l’arme de la victoire d’octobre.
C’est à l’aube de cette année 1917, en janvier, alors que rien ne laisse présager le succès possible et prochain, qu’il écrit : « Le silence de mort qui règne actuellement en Europe ne saurait nous tromper. L’Europe est grosse d’une révolution. »
Pendant trente ans Lénine avait travaillé pour cette révolution, écartant sans pitié les tièdes et les raisonneurs, les prudents et les exaltés. Jamais il ne s’était fait d’illusions sur les alliances et les congrès, aimant à répéter : « Avant de nous unir et pour nous unir, il faut d’abord nous délimiter. »
Lénine préféra toujours un petit groupe solide et cohérent aux divers fronts qu’essayaient de constituer, en Russie ou en exil, les sociaux-démocrates et leurs alliés, bavards de brasserie, popes défroqués, journalistes bohèmes. Lénine préférait avancer avec quelques compagnons. « Nous nous comptons par unités, bientôt nous serons des millions. »
Mais il fallait aller jusqu’au bout de l’intransigeance. Lénine, cet extraordinaire manœuvrier, savait qu’une défaite apparente est quelquefois plus utile qu’une victoire fallacieuse. N’est vaincu que celui qui se reconnaît vaincu. En 1904, mis en minorité au Comité central, il était seul à Genève comme en 1908, à nouveau exilé, il était seul à Paris. Mais il n’avait pas cédé. Jamais.
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Tout en rompant avec la plupart des chefs du parti social-démocrate, Lénine commençait à préparer, dans l’ombre, le mouvement révolutionnaire dont avait besoin la Russie. Il avait fort bien compris ce que devaient être les rapports entre le parti et le peuple, entre l’élite révolutionnaire et la masse travailleuse.
Le mouvement politique, tel qu’il fut imaginé par Lénine (et imité par tant de successeurs plus ou moins conscients) ne répond plus aux conditions actuelles et aux nécessités présentes de l’action politique. L’apparition de la télévision, la personnification du pouvoir, le développement de la technocratie, les progrès du confort et du luxe, tout cela a complètement bouleversé les données de la lutte et rien ne serait plus illusoire et plus dangereux que de copier servilement les principes d’organisation léniniste.
Mais il est indispensable de rappeler, ce qu’était pour Lénine le parti. « Le parti révolutionnaire réunira des hommes éprouvés, professionnellement préparés et instruits par une longue pratique, parfaitement d’accord entre eux. » Et il ajoute : « Ces qualités étant réunies nous aurons quelque chose de plus que le démocratisme : une entière confiance fraternelle entre révolutionnaires. »
On imagine mal que le parti communiste de Lénine fut un mouvement strictement hiérarchisé, plongeant certes ses racines « dans la source vive du génie créateur du peuple » mais instituant une véritable aristocratie, dirigée par « un état-major d’hommes informés des grandes et des petites affaires diplomatiques, militaires, religieuses, municipales, financières. »
Avec cet état-major Lénine se lancera d’abord dans la rédaction et dans la diffusion d’un grand journal politique, seule manière selon lui d’inciter les gens à avancer « dans toutes les voies nombreuses qui mènent à la révolution ».
II est particulièrement intéressant de noter chez Lénine cette double tendance à la centralisation du pouvoir et à la création des hiérarchies parallèles. Prisonnier du système marxiste, du « socialisme scientifique » et du mythe de la dictature du prolétariat, Lénine ne pouvait absolument pas comprendre ce qu’était le fédéralisme ou plutôt, en bon Jacobin, il le reconnaissait comme le pur ennemi du bolchevisme.
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Stratège et tacticien, Lénine est le successeur de Clausewitz dans l’analyse du phénomène de la guerre. Depuis le début du siècle la guerre n’est plus seulement une guerre militaire, elle est aussi une guerre politique ; elle n’est plus une guerre localisée mais une guerre universelle ; elle n’est plus une guerre limitée mais une guerre permanente. Ce n’est plus une guerre classique mais, comme dit le colonel Trinquier qui s’y connaît, une guerre moderne.
Et Lénine distingue fort bien entre la stratégie et la tactique, entre la fin et les moyens, entre le but lointain, qui est la conquête du monde, et les étapes qui se nommaient autrefois Moscou, Budapest et Pékin et qui se nomment aujourd’hui Cuba, Alger, Saïgon…
L’instrument de cette conquête du monde reste, pour Lénine, le parti (dont l’armée rouge n’est que le bras séculier, tout comme le soviet suprême en est le concile).
Il faut savoir comment Lénine concevait l’action révolutionnaire et ce qu’il exigeait du parti :
« La dictature du prolétariat est une lutte opiniâtre, sanglante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et économique, pédagogique et administrative, contre les forces et les traditions de la vieille société. La force de l’habitude chez les millions et les dizaines de millions d’hommes est la force la plus terrible. Sans un parti de fer trempé dans la lutte, sans un parti jouissant de la confiance de tout ce qu’il y a d’honnête dans la classe en question, sans un parti sachant observer l’état de la masse et influer sur lui il est impossible de mener cette lutte avec succès. »
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Si le but tactique du parti est de prendre le pouvoir, le but stratégique est de transformer la société – et même de transformer l’homme.
Un demi-siècle après la révolution bolchevique, le problème n’est pas tant de transformer l’homme que d’empêcher qu’il soit dénaturé. Nous luttons pour que les hommes restent fidèles à leur nature profonde, pour qu’ils s’épanouissent dans tous les domaines, pour qu’ils continuent à former des communautés « à l’échelle humaine », de la famille à I’Europe, de l’usine à la région. Nous luttons contre le temps des robots que nous préparent ensemble les techniciens du monde communiste et ceux du monde capitaliste. Nous refusons « les temps modernes » parce qu’ils procèdent d’une même vision illusoire et irréelle.
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Par un de ces paradoxes dont l’Histoire aime à se servir pour désorienter les faibles et les craintifs, il n’est pas possible de lutter contre l’adversaire sans découvrir et sans connaître ses armes.
Nous perdrons si nous nous obstinons à ne pas comprendre où est le champ de bataille : dans le monde entier et dans le cœur de chaque homme.
L’admirable manœuvre des successeurs de Lénine conduit le monde occidental non pas à la défaite, ce qui serait encore honorable, mais au suicide honteux.
Hier en Algérie, à la demande des journalistes progressistes le peuple français a renoncé à la guerre révolutionnaire. Demain en Amérique le monde occidental peut renoncer à la guerre nucléaire, à la demande des cardinaux de gauche. Lénine s’est battu pendant des années avec acharnement contre les « Blancs ». Aujourd’hui les « Blancs » ont mauvaise conscience. L’Occident ne manque jamais de rendre quelque hommage posthume à celui qui avait juré sa perte.
Combien sommes-nous qui refusons le jeu et qui sommes assez sûrs de nous-mêmes, de notre morale et de notre honneur, de notre foi et de notre fidélité, pour accepter de nous battre sur tous les fronts et avec toutes les armes ? Les lâches préfèrent la servitude à la bataille, la collaboration à la résistance, la coexistence à la victoire. Nous, nous avons décidé de nous battre, de résister et de vaincre, même si nous avançons encore en ordre dispersé.
Devant un adversaire solide et résolu, devant un front qui va des communistes franco-chinois aux réactionnaires gaullistes en passant par tous les progressistes de gauche, de droite ou d’église, nous ressemblons, hélas souvent, à ces sociaux-démocrates dont Lénine déplorait le manque de ténacité, d’organisation, de discipline, de fermeté.
L’agitation n’est jamais l’activisme, ni la révolte la révolution.
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Article publié dans L’Esprit public en décembre 1964.