Pierre de Brague, un des principaux dirigeants et animateurs d’Égalité et Réconciliation d’Alain Soral, vient de sortir un très intéressant livre intitulé Dictionnaire de conscience révolutionnaire, édité par Kontre Kulture. Ce vaste panorama philosophique est une véritable fresque de l’histoire de la pensée occidentale.
Rivarol : Comment définir l’esprit bourgeois dont vous faites la généalogie dans votre vaste avant-propos ?
Je le définis selon les termes de Werner Sombart et plus précisément par l’entremise de quatre traits caractéristiques : la « prudence réfléchie », la « circonspection qui calcule », la « pondération raisonnable » et « l’esprit d’ordre ». Comme défendu dans l’ouvrage, l’ensemble souligne la vocation naturelle et la fonction primordiale de la bourgeoisie, à savoir la gestion et l’organisation de la structure économique et sociale. À rebours d’une certaine lecture infantile des rapports de classe, le bourgeois originel est donc chargé par l’histoire d’une mission précise : assurer et assumer le principe de production.
L’âge d’or de la pensée bourgeoise correspond à quel moment historique pour vous ?
Deux grands repères selon moi : le Grand Siècle français de Pascal, Bossuet et Corneille, et le courant idéaliste allemand de Kant, Fichte et Schelling. Caractérisé par la conscience de sa responsabilité métaphysique, le premier marque la phase ascendante de la culture bourgeoise quand le second tente d’éviter sa décadence, ayant pris acte de l’expansion de la menace capitaliste...
Comment les courants philosophiques liés à la pensée juive ont-ils pris une place centrale dans la modernité ?
En termes philosophiques, leur place est beaucoup plus prépondérante dans la post-modernité que dans la modernité : Husserl, Popper, Wittgenstein, Adorno, Arendt, Levinas, Derrida (pour ne citer qu’eux)… tous ces penseurs représentent ce que j’appelle « la réponse juive à la crise du capital » et plus largement la réponse de la bourgeoisie capitaliste à la crise civilisationnelle dont le point d’acmé est la Première Guerre mondiale. En clair, avant la prise de contrôle culturelle, il y a eu une prise de contrôle économique.
Le wokisme est-il le « stade final » de la philosophie du gauchisme ?
Plutôt une extension des droits de l’homme et de l’humanisme sartrien. De ce point de vue, il serait plus cohérent d’incriminer la culture bourgeoise que la culture socialiste...
La philosophie révolutionnaire de Proudhon est d’une richesse fabuleuse. Comment définir sa place dans la pensée française ?
C’est le penseur du futur, l’un des plus à même de répondre aux problématiques sociales du XXIe siècle si l’on veut bien faire l’effort d’actualiser ce que recouvre sa « civilisation des producteurs » : mutuellisme, fédéralisme, banque du peuple, droit ouvrier, lutte contre les monopoles et in fine dépassement du capitalisme et priorité politique au travailleur.
Dans le livre, je défends l’idée que la nouvelle pensée progressiste doit s’appuyer sur deux triades : la triade allemande de Hegel, Marx et Nietzsche, et la triade française de Proudhon, Sorel et Bergson.
On vous sait proche de l’influence proudhonienne, moins de celle de Bergson. En quoi son vitalisme est-il selon vous à redécouvrir ?
À la croisée des chemins de l’idéalisme allemand et du pascalisme, le vitalisme de Bergson – à l’instar de celui de Nietzsche – paraît en effet bien éloigné du socialisme révolutionnaire.
Et pourtant, Georges Sorel et Édouard Berth en font un ferment indispensable à la révolte moderne, mettant en exergue son incompatibilité avec le positivisme scientiste bourgeois-capitaliste hérité de Descartes et allant jusqu’à suggérer que Lénine, qui vivait à la même époque, était aussi le résultat de ce paradigme. De quoi s’intéresser à la chose !
Quelle est la place de Marx dans votre réflexion ?
Une place centrale dans le sens où je le présente comme l’un des piliers de la Nouvelle Métaphysique (potentiellement charriée par la culture révolutionnaire) aux côtés de Spinoza, Hegel, Proudhon, Sorel, Bergson et Nietzsche.
Débarrassé des extrapolations en tout genre – marxistes ou anti-marxistes – et corrigé à l’aune des critiques de Costanzo Preve, Marx apparaît comme le plus grand médecin légiste du devenir capitalistique, un adversaire acharné de l’individualisme libéral et de l’égoïsme bourgeois, et surtout l’indispensable libérateur de la conscience de classe des peuples européens. En somme, il me semble peu pertinent et peu fertile de prétendre développer une pensée révolutionnaire globale sans passer par Marx.
Dans votre Dictionnaire, qui incarne le sommet de la pensée pour vous ? À l’inverse, qui pourrait être le néant philosophique incarné pour vous ?
Le sommet de la pensée ? Probablement Hegel mais comment ne pas citer Pascal, Nietzsche, Lukács, Sorel et évidemment Proudhon ? Pour le reste, je me garderais de parler de néant mais plutôt de perversion philosophique : dans ce cadre, je pense que le couple Arendt-Levinas mérite les applaudissements du jury.
Au moment où le RN trahit son électorat et que La France insoumise est dans l’impasse de ses contradictions, est-il possible pour vous de voir émerger une nouvelle force « rouge-brune » ?
En Macronie, tout est possible (mais rien n’est permis, pour paraphraser le grand Michel Clouscard) ! Merci pour vos questions et meilleurs vœux à vos lecteurs.