« Le vieux combat entre les démocraties et les régimes autoritaires est de retour. Trois jours de débats à la conférence de Munich sur la sécurité ont livré ce diagnostic : l’Occident se sent assiégé, défié, déstabilisé. Et les coupables sont nommés : la Russie et la Chine, ces deux puissances "révisionnistes" qui défient l’ordre mondial libéral et sèment la dissension aux États-Unis et en Europe. » Un morceau de bravoure, cette tirade !
Publiée dans La Croix du 18 février 2018 sous la plume de François d’Alençon, elle prétend résumer la conférence internationale annuelle sur la sécurité qui s’est tenue à Munich du 16 au 18 février. Comme elle condense parfaitement la bouillie pour les chats qui tient lieu de discours officiel aux pays occidentaux, elle mérite le détour.
On y apprend, donc, que « le vieux combat entre les démocraties et les régimes autoritaires est de retour ». Si l’on suit notre analyste, ces pauvres démocraties tremblent comme des feuilles. C’est inquiétant, avouons-le. À croire que la peur s’installe, que des gouttes de sueur perlent au front des Européens verts de trouille. « Assiégé, défié, déstabilisé », l’Occident va-t-il faire dans son pantalon ? Mais il a peur de quoi, au juste ? Selon les chiffres disponibles pour 2016 (dernière année où l’on a des données complètes), l’OTAN a un budget militaire de 920 milliards de dollars, soit 19 fois celui de la Russie (48 milliards). Vous alignez 19 chars d’assaut quand votre adversaire présumé n’en a qu’un, vous avez 19 missiles contre le missile unique du méchant d’en face, et vous vous sentez « assiégé, défié, déstabilisé ». Il y a un problème logique, non ? Nos vaillantes démocraties seraient-elles si vermoulues ?
À moins, bien sûr, que ce discours singulièrement alarmiste ne soit que poudre aux yeux. « C’est la troisième année consécutive où nous accélérons nos dépenses militaires », déclarait fièrement le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, en juin 2017. Fermement décidée à garantir la paix mondiale, l’organisation avait annoncé en 2014 qu’elle porterait l’effort militaire de ses États-membres à 2 % du PIB. Voilà du sérieux ! Manifestement à la veille d’une nouvelle invasion barbare, l’Occident n’est-il pas en état de légitime défense ? Si les brutes épaisses sont à nos portes, rien n’est plus naturel que de remplir les arsenaux pour « rassurer » des populations à qui on a flanqué la frousse. Ce réarmement massif fera des heureux, n’en doutons pas, du côté de ces multinationales de l’armement dont on n’imagine pas un seul instant qu’elles exercent la moindre influence sur les gouvernements.
À qui la faute ? On vous laisse deviner. « Les coupables sont nommés : la Russie et la Chine, ces deux puissances "révisionnistes" qui défient l’ordre mondial libéral et sèment la dissension aux États-Unis et en Europe », poursuit vaillamment notre analyste de La Croix. On le savait, mais c’est confirmé. Depuis toujours, la Russie est au cœur de l’Empire du mal. Cette bête féroce est capable de tout. N’a-t-elle pas réussi à faire élire un président américain en créant des comptes Facebook ? Pour des Occidentaux travaillés au corps par les médias, c’est clair : la Russie est prête à se jeter sur nous, la bave aux lèvres. Mais elle nous menace avec quoi, au juste ? D’après le cabinet IHS Markit cité par Le Point du 12 décembre 2016, Moscou a baissé son budget militaire de 51,8 à 48,4 milliards. Diantre ! On n’y comprend plus rien. Serait-ce une ruse diabolique ? Avec sa perfidie habituelle, le Kremlin aurait-il désarmé à seule fin de tromper l’ennemi ?
Pourtant, il n’y a aucun doute. C’est la vérité, puisqu’on vous le dit sur toutes les chaînes. Alors voilà, tout s’éclaire ! Avec 40 % des dépenses militaires mondiales et 725 bases militaires à l’étranger, les USA défendent héroïquement la paix dans le monde. Avec 4 bases militaires à l’étranger et un budget militaire qui représente 1/13 de celui des USA, il est évident que la Russie prépare l’apocalypse. Si les manœuvres de l’OTAN ont lieu aux frontières occidentales de la Russie, c’est pour empêcher Moscou d’en faire autant à la frontière mexicaine. Si les USA ont 12 porte-avions, c’est pour défendre leurs frontières, tandis que l’unique porte-avions russe, c’est bien connu, mouille devant Manhattan. Si Washington utilise les terroristes en Syrie, c’est pour contribuer à la stabilité du Moyen-Orient, tandis que Moscou ne songe qu’à piller les ressources pétrolières de la région. Voilà. La messe est dite. Que notre analyste de La Croix se rassure : « l’ordre mondial libéral » cher à son cœur est bien gardé.
Depuis un demi-siècle, Cubains, Vietnamiens, Chiliens, Nicaraguayens, Somaliens, Soudanais, Irakiens, Afghans, Libyens, Vénézuéliens, Syriens et Yéménites se seraient volontiers passé de la générosité de l’Oncle Sam. Mais c’était plus fort que lui. Le leader du « monde libre » n’a pu s’empêcher de leur faire goûter les vertus pédagogiques du napalm, de l’agent orange, des B52, des munitions à uranium appauvri, des embargos « pour la paix » et des bombardements « pour la démocratie », sans parler des hordes d’Al-Qaïda et de ses avatars lâchées comme une nuée de sauterelles pour semer le « chaos constructif » et préparer le « nouvel ordre mondial ». Il n’empêche. Au vu d’un tel feu d’artifice, deux choses sont sûres. Martyrisés par leurs « sauveurs », ces peuples ont épuisé les charmes des « valeurs universelles » portées par l’Occident, et ils n’ont pas entrevu le début du commencement d’une « menace » russe ou chinoise.
Car les « puissances révisionnistes » ont un horrible défaut : elles ne se mêlent pas des affaires des autres. La Chine, pas plus que la Russie, ne cherche à s’étendre au-delà de sa sphère d’influence naturelle. Elle ne pratique pas le regime change à l’étranger. Vous n’avez pas envie de vivre comme les Chinois ? Aucun problème, ils n’ont pas l’intention de vous recruter. L’Empire du Milieu n’est pas prosélyte. Les Occidentaux veulent exporter la démocratie pour maximiser leurs profits, quand les Chinois veulent maximiser leurs profits pour développer leur pays. Au cours des 30 dernières années, la Chine n’a mené aucune guerre et a multiplié son PIB par 17. Dans la même période, les USA ont mené une dizaine de guerres et aggravé leur déclin. Les Chinois ont extrait 700 millions de personnes de la pauvreté, quand les USA déstabilisaient l’économie mondiale en vivant à crédit. Le résultat, c’est qu’en Chine la misère recule, tandis qu’aux USA elle progresse. Les USA sont une « démocratie », mais elle vous pourrit la vie. La Chine est une « dictature », mais elle vous fiche la paix. Finalement, tout n’est pas si mauvais dans le « révisionnisme » !