Alors qu’on le croyait calmé, entre autres par Poutine et les revers qu’il a essuyé cette année, l’insensé Erdogan, tel le chien qui retourne à son vomi, est retourné à sa folie (Proverbes, 26:11).
Après avoir envoyé cet été, suite à la tentative de putsch, des mots (creux) d’amitiés au président syrien Bachar el-Assad, le voilà qui déclare, alors que l’armée turque manœuvre sur le territoire syrien, le 29 novembre 2016 : « Nous sommes entrés en Syrie pour en finir avec le règne du tyran Assad » [1].
Au-delà de la dimension pathologique du comportement erratique et irrationnel d’Erdogan, qui réclamerait une analyse psychanalytique, nous allons essayer de comprendre ici la cohérence – difficile à percevoir – entre les objectifs et la stratégie du président turc, au regard de l’histoire idéologico-politique de la Turquie moderne. La politique expansionniste : un projet néo-ottoman ou kémaliste ?
Erdogan n’est pas un accident de l’histoire turque – si tant est qu’il existe des accidents dans l’Histoire –, mais il est, par ses aspirations et sa vision de la Turquie le résultat de l’histoire moderne de son pays.
S’il fantasme effectivement sur un élargissement des frontières turques se rapprochant de celles de l’empire de jadis, du moins au Proche-Orient, Erdogan n’en est pas moins un héritier du kémalisme.
Mais pour le comprendre, un rappel historique s’impose… Comme je l’ai déjà écrit, l’acte fondateur de la Turquie moderne est la révolution maçonnique des Jeunes Turcs ; une révolution de rupture totale qui a fondé un Etat jacobin centralisé, ethnocentrique, laïque et athéiste, alors que l’Empire ottoman était, notamment à partir du XIXe siècle, décentralisé (ce qui a précipitée sa chute), multi-ethnique et appuyé sur la religion.
Pour ceux qui imaginent aussi que les Kémalistes n’auraient pas de liens avec les Jeunes-Turcs, voici le témoignage d’Ömer Kâzim, un observateur turc avisé qui a assisté à la révolution Jeunes-Turcs et à leur retour au pouvoir sous l’étiquette de « Kémalistes ». Ainsi, il écrivait en 1921 :
« Au fond, les kémalistes et les Jeunes-Turcs sont bien d’une seule et même essence : la plupart des hommes d’Angora sont des anciens membres du Comité « Union et Progrès » (l’organisation politique de type maçonnique fondée par les Jeunes-Turcs en 1889) et ce sont bien eux, qui, pendant la guerre mondiale, ont déployé une activité néfaste. Les cadres de tous les services publics d’Angora, surtout ceux de l’armée, sont recrutés parmi les Jeunes-Turcs. Les membres du Gouvernement sont, pour la plupart, des Jeunes-Turcs : le président du parti de la Défense nationale, fondé récemment par Kemal lui-même, est Serif Bey, l’homme de confiance de Talaat, et le bourreau de milliers d’Arméniens. Il est actuellement, et pour ainsi dire, le pivot du gouvernement d’Angora. La plupart des membres de l’Assemblée d’Angora sont des personnalités qui se sont plus ou moins distinguées depuis 1908. Tous ceux des Jeunes-Turcs qui, reconnus coupables, ont été expédiés et retenus à Malte, se trouvent aujourd’hui à Angora. Ils travaillent en première ligne. C’est ainsi que l’ex-ministre des Finances, Djavid Bey devint la main droite de Bekir Sami à la Conférence de Londres. Il s’en est fallu de peu pour qu’il retrouve son poste d’autrefois du Gouvernement actuel. Younous Nadi Bey, qui fit aussi partie de la mission Bekir Sami, à Londres, est aussi un des coryphées de l’Unionisme ; ancien rédacteur de Malumat (Information), et député de Smyrne, il dirige actuellement le Yeni Gün (Nouveau Jour), le principal organe kémaliste. Le célèbre « Père » du néoturquisme, le Dr Zia Nour, est le conseiller particulier de Youssouf Kemal, ministre des Affaires étrangères. Il se trouve en mouvement perpétuel, car c’est lui qui est chargé de la transmission des lettres confidentielles fréquemment échangées entre Moscou et Angora. Ahmet Nessimi Bey, ministre des Affaires étrangères sous le ministère Talaat, se trouve, aussi, parmi les éligibles d’Angora. Sami Bey, après avoir figuré à Malte, parmi les coupables de la guerre, dirige maintenant les services des postes et télégraphes de l’Etat d’Angora. Hadji Adil Bey, qui présida la première Chambre turque, vient de se rendre à Angora où il est appelé à occuper un poste de confiance. Enfin l’homme qui dirige la politique extérieure, le fameux Youssouf Kemal, est aussi une des sommités de l’ancien Comité « Union et Progrès ». Ex-député de la première Chambre turque, aussitôt après la Révolution de 1908, il fut l’un des plus ardents défenseurs de l’idée de l’entrée de la Turquie en guerre, aux côtés de l’Allemagne. En général, il n’y a pas de poste important à Angora qui ne soit occupé par un ancien membre influent du Comité « Union et Progrès ». » [2]
Erdogan, qui est un des principaux soutien politique et géopolitique de Frères Musulmans, est la personnification de la fusion entre Kémalisme et Frérisme, puisque, comme je l’ai déjà écrit, Hassan Al-Banna (1906-1949), le fondateur de l’organisation des Frères musulmans (fondée en 1928), a structurée la confrérie sur le modèle de la Franc-Maçonnerie – et ce jusqu’au rite initiatique, d’ailleurs similaire à celui de l’organisation de type maçonnique des Jeunes Turcs, le Comité Union et Progrès [3] –, étant lui-même, ainsi que son père, le disciple d’une lignée de Francs-Maçons déguisés en religieux tels que Jamal Eddine al-Afghani (1838-1897) et Mohamed Abduh (1849-1905) [4].
Quoi de plus logique que de voir Erdogan soutenir à la fois les objectifs révolutionnaires et internationalistes des Frères Musulmans et poursuivre ceux des kémalistes qui, il faut le souligner avec insistance, voulaient dès 1921, comme Erdogan aujourd’hui, élargir les frontières de la Turquie jusqu’aux limites de ceux de l’Empire ottoman [5].
Cette information avait été rapportée notamment par le journal français de Constantinople Le Bosphore sous la plume de M. de la Jonquière le 1er juillet 1921 :
« Les Turcs se posaient en victimes, cherchant à rejeter sur des causes fortuites, occasionnelles, les responsabilités d’une politique dont ils auraient largement profité si elle avait réussi. Ce n’était pas sur Smyrne seulement et sur Andrinople que portaient leurs revendications territoriales ; elles embrassaient toutes les contrées qui avaient fait partie de l’Empire Ottoman, avant la guerre… Au nom de principe des nationalités, ils ont réclamé le maintien de la souveraineté ottomane, non seulement sur la Thrace, l’Anatolie et l’Asie Mineure, mais sur tout le territoire au-delà du Taurus et sur tous les pays arabes. Les nationalistes ont encore renchéri sur ce programme. Les imprudentes contre-propositions qu’ils ont adressées au Gouvernement français, à propos de la Cilicie, sont un coup de cloche avertisseur. N’affichent-ils pas la prétention que le Traité de Londres soit révisé, non moins que celui de Sèvres ! Ce n’est plus la Turquie d’avant 1914 à laquelle ils postulent ; c’est celle d’avant la guerre balkanique ! Pour un peu, ils prétendraient restaurer l’Empire de Suleïman-el-Kanoun. Voilà ce qu’ils entendent par « frontières nationales ». » [6]
Le putsch, la purge et le repositionnement stratégique
Qu’Erdogan ait laissé faire le putsch pour mieux le faire avorter ou qu’il ait été prévenu par les russes dans un contexte où le président turc, affaiblit, ne pouvait que se tourner vers Poutine qui venait de lui pardonner (en juin 2016) sa trahison de novembre 2015 (lorsqu’un chasseur turc a abattu un bombardier russe), le résultat reste le même. En effet, le putsch a été une formidable opportunité pour Erdogan de raffermir son pouvoir en se servant du prétexte du complot Guleniste pour faire une très large purge en Turquie.
L’écrivain et analyse politique Israël Shamir, qui s’est rendu en Turquie pendant la purge, rapporte (en octobre 2016) :
« Après le putsch, Erdogan a entrepris la purge des Gulenistes ou Fethullistes comme on appelle les partisans de Fethullah Gülen, le père de l’islam politique turc modéré et le créateur d’un vaste réseau d’écoles qui s’étend sur 160 pays. Ils étaient censés être les initiateurs du coup d’Etat. Ce n’est en fait pas très clair, si Gülen et ses partisans étaient bien derrière l’opération, mais il ne fait pas de doute que ce sont des ennemis d’Erdogan. La purge n’est pas sanglante mais douloureuse : les proscrits ne sont pas abattus, mais perdent leur travail et atterrissent souvent en prison. Quelque soixante-dix ou quatre-vingt mille personnages sont passées à la trappe, 35 000 sont à l’ombre. Ils sont juges, officiers de l’armée, fonctionnaires, et souvent enseignants. 500 personnes ont été chassées du ministère des Affaires étrangères, certains avaient refusé de rentrer chez eux quand l’ordre de se replier avait été donné. L’état d’urgence a été déclaré juste après le putsch, et vient d’être prolongé pour trois mois de plus. » [7]
Depuis le putsch du 15 juillet 2016, Erdogan n’a plus d’autre choix que de se tourner définitivement vers la Russie. J’écrivais déjà dans un article (Le destin de la Turquie moderne et la politique suicidaire d’Erdogan) paru le 2 juillet 2016, 13 jours avant la tentative de coup d’Etat, dans ces mêmes colonnes, qu’Erdogan, frappé par la folie des grandeurs, s’est aussi aliéné ses maîtres étasuniens qui voyaient d’un très mauvais œil les libertés que prenait le dirigeant turc qui a trop tiré sur la laisse en allant bien au-delà de ses prérogatives de vassal. J’expliquais qu’il était devenu pour les Américains un allié gênant, car de leur point de vue, la Turquie est au Moyen Orient ce que l’Allemagne est à l’Europe, à savoir une puissance régionale qui n’est tolérée qu’à condition qu’elle applique l’agenda politique des Etats-Unis en toute soumission. J’avais ajouté qu’Erdogan étant devenu orphelin, en difficulté sur le plan de la politique intérieure, tentait une réconciliation avec la Russie. J’avais conclu l’article en émettant l’hypothèse d’une destitution à venir d’Erdogan.
Mon analyse a été confirmée moins de deux semaines plus tard. D’ailleurs l’on a appris que les Américains n’étaient pas étrangers à cette tentative de putsch.
Comme l’explique Israël Shamir dans son article d’octobre 2016 :
« On découvre que l’administration américaine avait décidé de faire son affaire à l’indocile Erdogan, il y a déjà quelque temps, et d’installer l’homme de Gülen, Ahmet Davutoglu, à sa place. Michael Rubin, le néoconservateur très écouté et spécialiste de la Turquie, demandait la tête d’Erdogan depuis longtemps. En mars 2016, il avait lancé un appel au putsch… » La multitude des forces – d’origines ethno-religieuses et idéologiques – opposées en Turquie, auxquelles s’ajoutent les manœuvres très imprudentes, pour ne pas dire stupides, d’Erdogan, le mettent dans une situation très précaire ; car il ne suffit pas d’envoyer des dizaines de milliers de personnes au trou pour régler des problèmes politiques si profonds. Si la purge consolide son pouvoir politique, en le raidissant, Erdogan se met au-devant d’un danger, une cassure d’un pouvoir sans aucune souplesse qui ne pourrait absorber la force de soulèvements de populations, manipulées ou non. Si Erdogan s’entête à vouloir réaliser le rêve kémaliste aux dépends de la Syrie et de l’Irak, s’en sera fini de lui et de la Turquie dans ses frontières actuelles. Peut-être s’imagine-t-il que la Russie le laissera réaliser ses rêves de conquêtes territoriales sur fond d’une très floue guerre antiterroriste, en échange de son repositionnement stratégique, en délaissant – par dépit – l’Amérique et l’Union européenne (qui lui ont tourné le dos) au profit de l’OCS (Organisation de Coopération de Shangaï) qu’il a l’intention de rejoindre comme il l’a annoncé le 20 novembre 2016 [8].
Les Russes ne sont visiblement pas disposés à le laisser faire, et ce même après un accord gazier et un accord de coopération militaire. Après la déclaration anti-Assad d’Erdogan (citée en début d’article), le porte-parole de Vladimir Poutine, Dimitri Peskov, a immédiatement réagit :
« Cette déclaration a eu lieu. La déclaration a été entendue partout dans le monde car la Turquie est notre partenaire et nos chefs d’Etats on un contact très intense et confiant. Cette déclaration est tout à fait nouvelle. Voilà pourquoi nous attendons avec impatience une explication de cette nouvelle position avant de prendre toute décision. », et il a ajouté, pour remettre Erdogan à sa place : « Cette déclaration est discordante par rapport à notre compréhension de la situation, comme Etat dont les forces armées sont les seules à se trouver légitimement sur le territoire de la République arabe syrienne à la demande des autorités légitimes, il est très important d’avoir cela en vue » [9]
Toutes les décisions politiques d’Erdogan depuis juin dernier relèvent de manœuvres de survies pour essayer de rattraper ses graves erreurs de jugements et son positionnement géopolitique en faveur du plan israélo-américain de remodelage du monde musulman, en particulier contre la Libye et la Syrie. Tout cela risque de le rattraper tôt ou tard, comme feu Saddam Hussein, qui a fini par payer de sa vie sa guerre contre l’Iran et le piège américain qui l’a conduit à tenter d’annexer le Koweït.
À ne pas manquer, Youssef Hindi en conférence à Lyon :