Mon précédent article, Zemmour versus BHL, les deux faces du judaïsme politique, se terminait sur la crainte partagée de BHL et Zemmour face au mouvement des Gilets jaunes, que le premier a injurié et que le second a méprisé.
Deux semaines après la parution de cet article, Éric Zemmour publiait sur sa chaîne YouTube une vidéo intitulée « Ce que je veux dire aux Gilets Jaunes » [1]. Durant cette intervention de 10mn26, il a contourné les causes fondamentales de cette révolte de la France périphérique pour les ramener à l’immigration et à l’islam, évitant soigneusement d’évoquer les Français éborgnés et mutilés par le pouvoir macronien. Au lieu de cela, il a expliqué que le gouvernement d’Édouard Philippe a « cédé devant la violence généralisée qui avait enflammé toutes les métropoles pendant d’innombrables samedis ».
Éric Zemmour, le candidat sarkozyste, fait ici mine de prendre la défense du petit peuple, mais refuse catégoriquement de s’attaquer aux causes de son appauvrissement (l’euro, l’Union européenne, le système financier qui rançonne l’État français par la dette et le système de libre-échange). Et il l’a dit à plusieurs reprises. Par exemple, le 23 juin 2021, durant son émission Face à l’info, Zemmour s’est opposé au Frexit (sortie de l’Union européenne et de l’euro) quand on lui a demandé si la France pouvait suivre l’exemple britannique :
« Je pense que non. Pour plusieurs raisons. D’abord, l’Angleterre n’était pas dans la situation française, ce n’était pas un membre fondateur de l’Europe, la France oui, l’Europe des six. Ils n’étaient pas tenus par Schengen, ils n’avaient pas pris l’euro. Ça fait beaucoup de différences. Donc si vous voulez, l’Angleterre, le coût pour l’Angleterre de quitter les institutions est bien moindre que serait celui du Frexit pour les Français. Je pourrais faire une émission entière sur les nuisances de l’euro, mais il n’empêche que sortir je me demande si ça ne serait pas encore pire que les conséquences néfastes de l’instauration de l’euro depuis vingt ans. Donc je pense que ce serait une catastrophe. » [2]
Pourtant, jusqu’en 2013, Zemmour se disait favorable à la sortie de l’euro [3], une monnaie calamiteuse pour l’économie française.
Éric Zemmour est certes capable de dire une chose et son contraire, de modifier son discours en fonction des circonstances, mais quand bien même il voudrait sortir de l’euro et de l’Union européenne, ses patrons ne l’y autoriseraient pas. C’est ce qui explique le virage radicalement libéral qu’il a pris ces dernières années.
L’objectif principal de l’opération Zemmour consiste à conjurer une révolte violente du peuple français et de renouveler le bail de ce système politique à bout de souffle. Nous avons abordé différents aspects de cette opération. Ici, nous allons l’analyser sous un nouvel angle, celui de la sociologie.
La fin du clivage gauche/droite et la naissance de l’opposition peuple/oligarchie
Jusque dans les années 1970 le système des partis – qui est né, comme l’a fait remarquer la philosophe Simone Weil (1909-1943), durant la période de la Terreur ayant opposée les Jacobins et les Girondins [4] – était structuré par une droite plus ou moins enracinée dans le catholicisme et une gauche dans le socialisme et sa variante communiste tenant lieu de contre-Église. En quelque sorte une thèse et son antithèse qui maintenaient l’échiquier politique français dans une stabilité exercée par une « pesanteur idéologique ».
La mise en apesanteur idéologique du système politique français débute dans les années 1970 avec la décatholicisation sociologique de la droite ; droite privée de son garde-fou, l’Église, et qui sera absorbée idéologiquement par la gauche libérale, c’est-à-dire par la Révolution et les Lumières. Tandis que le Parti communiste, qui n’existait qu’en opposition au catholicisme et qui avait une influence sur le Parti socialiste, disparut avec le catholicisme de l’échiquier politique.
Logiquement, ce processus a amené la gauche et la droite à fusionner, étant privées de leurs « garde-fous » idéologico-politiques ; respectivement le Parti communiste et l’Église. C’est ce qui explique pourquoi, en 2007, le candidat de la droite libérale, Nicolas Sarkozy, à peine élu, recrute des membres du Parti socialiste. C’est cette fusion, de ce qu’il convient d’appeler « la droite et la gauche de l’oligarchie », qui a permis en 2017 à Emmanuel Macron de débaucher tous azimut, à droite comme à gauche. L’élection du banquier n’a fait qu’acter la phase finale de cette fusion idéologique de la gauche et de la droite.
La mort des idéologies modernes a privé les partis politiques traditionnels de leur charpente. Le vide religieux a produit à la fois une société atomisée et, avec un temps de retard, son reflet à l’échelle politique : un système des partis éclaté.
Ainsi, l’on comprend les scores ridicules du Parti socialiste (6,18 %) et des Républicains (8,48 %) aux élections européennes de 2019 [5], les deux partis centraux qui structuraient le système politique.
L’existence politique d’Emmanuel Macron indique non seulement la disparition du clivage gauche/droite, mais également le nouveau clivage, opposant le peuple et l’oligarchie qui a enfanté l’actuel président de la République. Une opposition qui a commencé à prendre la forme d’une confrontation physique durant son mandat avec le mouvement des Gilets jaunes. C’est là la logique et le sens de l’Histoire.
C’est aussi l’avis de l’analyste politique et sondeur Jérôme Fourquet :
« La société française, dont le métabolisme, historiquement régulé par le clivage gauche-droite, semble se reconfigurer autour de l’opposition haut contre bas ou, pour le dire autrement, autour d’un clivage de classes subitement réactivé. » [6]
D’ailleurs, le géographe Christophe Guilluy produisait en janvier 2019 une analyse que les résultats des élections européennes de juin ont confirmé, à savoir la décomposition du macronisme :
« Le modèle économique mondialisé, parce qu’il n’a pas de limites, frappe les catégories sociales les unes après les autres. Après les employés il y a les professions intermédiaires, les jeunes diplômés, et après nous aurons les catégories supérieures. La seule chose qui protège les catégories supérieures est qu’elles vivent aujourd’hui dans des citadelles. C’est ce qui fait aussi que la baisse du soutien des Français au mouvement des Gilets jaunes touche ces catégories-là. Mais cela n’empêche pas que le socle électoral d’Emmanuel Macron se restreint comme peau de chagrin, cela est mécanique…
Depuis les années 80, on a souvent compensé ces destructions d’emplois sur ces territoires par des emplois publics, mais les gens ont parfaitement compris que ce modèle était à bout de souffle. Les fonctionnaires de catégories B et C, qui sont présents dans le mouvement [NDA : des Gilets jaunes], ont compris que cela était fini, qu’ils n’auraient plus d’augmentations de salaires ou que leurs enfants ne pourront plus en profiter. On a bien là une angoisse d’insécurité sociale qui s’est généralisée à l’ensemble de ces catégories qui étaient, hier, totalement intégrés à la classe moyenne, et cela démontre bien comment un mouvement parti des marges est devenu majoritaire. Cela est la limite du modèle économique néolibéral. On a vu comment cela avait commencé, ouvriers d’abord, paysans, etc.
Et aujourd’hui, des gens que l’on pensait finalement en sécurité sont touchés ; petite fonction publique et retraités. Or, ce sont les gens qui ont, in fine, élu Emmanuel Macron. Son effondrement vient de ces catégories-là. » [7]
Un sondage réalisé par Kantar-Onepoint pour franceinfo publié le 3 septembre 2019 [8], révélait que seulement un quart des Français (25 %) jugeait le bilan d’Emmanuel Macron positif. Et franceinfo de préciser :
« Même si le résultat est moins mauvais qu’il y a un an pour le président de la République, les opinions favorables ayant progressé de 6 points, 51 % des personnes interrogées estiment que son bilan n’est pas bon. Si l’opinion s’améliore, c’est surtout chez les électeurs d’Emmanuel Macron du 1er tour de la présidentielle : 65 % d’entre eux estiment que le bilan de son action est positif. Les sympathisants de la droite et du centre eux sont désormais un sur trois (33 %) à porter un regard bienveillant sur les deux premières années au pouvoir d’Emmanuel Macron, en progression de 21 points par rapport à l’an dernier. De leur côté, 65 % des électeurs de la gauche jugent le bilan d’Emmanuel Macron négatif. Sentiment partagé par 83 % des électeurs du Rassemblement national. » [9]
Le directeur général de Kantar Public, Emmanuel Rivière, analysant le détail du sondage relatif aux attentes des Français, relève que « ce qui est frappant dans cette rentrée, c’est que la préoccupation pour le pouvoir d’achat, un peu à l’origine de la colère exprimée par les "Gilets jaunes", reste la priorité de près de 60 % des Français. »
Concernant les actions et les projets du gouvernement, la réforme des retraites est rejetée par quasiment un sondé sur deux (48 %). Les retraités, ayant massivement voté pour Emmanuel Macron en 2017 (un quart de ses électeurs avaient plus de 65 ans) et aux élections européennes de 2019 (47 % avaient plus de 65 ans), finiront par décrocher.
Même si ce sondage ne nous livre pas le détail en terme de catégories socio-professionnelles, nous savons que l’électorat de Macron – qui estime (pour 65 % d’entre eux) que le bilan de son action est positif – est composé majoritairement de la bourgeoisie de gauche et de droite vivant dans les grandes villes et représentant 20 à 25 % de la population. Tandis que ceux qui ont permis sa victoire en 2017, à savoir les fonctionnaires (20 % de la population) et les retraités (24 % de la population) ont commencé à le lâcher.
Dans un sondage plus récent d’octobre 2021 (institut Elabe pour BFM TV), 52 % des Français jugent décevante l’action d’Emmanuel Macron en tant que chef de l’État. [10]
Le 1er juin 2020, Ouest-France publiait un article faisant état de « l’inquiétude qui grandit face à la menace d’une vague de plans sociaux. Au sein du gouvernement comme dans les milieux patronaux, on craint l’émergence de nouveaux conflits alimentés par la vague de licenciements qui s’apprête à frapper l’industrie, mais aussi le commerce et le tourisme. » [11]
Avec un bond de 22,6 % du chômage en avril 2020, 843 000 personnes supplémentaires inscrites en catégorie A (sans aucune activité au cours du mois), la Dares (services statistiques du ministère du Travail) affichait son plus mauvais chiffre depuis 1996. La France compte 4 575 000 chômeurs dans cette catégorie.
« Pour la première fois depuis longtemps, il va y avoir des gens qui n’auront plus rien à perdre », s’inquiète Bruno Bonnell, député LREM de Villeurbanne (Rhône).
Ceci est le terreau d’une opposition radicale entre d’une part l’oligarchie et la bourgeoisie (qui font corps), et de l’autre une partie de plus en plus importante des Français.
Raison pour laquelle Zemmour est envoyé à la rescousse d’Emmanuel Macron pour 2022, ainsi que je l’ai analysé dans un précédent article L’opération Zemmour-Macron et le grand remplacement de l’extrême droite .
L’avenir socio-politique de la France
Le clivage gauche/droite est enterré, le Rassemblement national stagne, le macronisme est un mouvement politique artificiel qui ne doit son existence qu’à la mort du PS et des Républicains dont il a récupéré une partie de l’électorat.
C’est dans ce contexte que les Gilets jaunes ont gagné la bataille culturelle à défaut d’avoir remporté la guerre politique. La France majoritaire, représentée par les Gilets jaunes, n’est plus sous le contrôle culturelle de l’élite minoritaire (qui a fait sécession). Le mouvement des Gilets jaunes témoigne au contraire de la pression culturelle qu’exerce la France majoritaire sur l’oligarchie qui se trouve dès lors sur la défensive.
Christophe Guilluy écrivait dans un livre paru en décembre 2018 :
« L’hyper-élite sait désormais que la décomposition de la classe moyenne occidentale a fait émerger un monde des périphéries qui ne disparaîtra pas, au contraire. Si la classe médiatique et académique a surjoué l’optimisme en présentant la victoire de Macron comme la preuve d’un reflux de la vague populiste, les élites savent au fond que nous ne sommes qu’au début de la recomposition des rapports de forces sociaux et politiques. La réalité est qu’à chaque élection (cela a été le cas aussi en France) le vote populiste augmente inexorablement. Quand elles trouvent leur champion, les classes populaires peuvent faire basculer l’échiquier. Si la France périphérique n’a pas (encore) trouvé son représentant, les conditions du basculement sont réunies. La poursuite du processus historique de sortie de la classe moyenne fragilise chaque jour un monde d’en haut de plus en plus fébrile… » [12]
Danse ce contexte, l’oligarchie (1 %) à laquelle est rattachée 20 à 25 % de la population (la bourgeoisie bénéficiaire du système de la globalisation) est consciente du danger réel, physique. Quelqu’un comme Luc Ferry, ancien ministre de l’Éducation nationale, appelait, dans les débuts du mouvement des Gilets jaunes (le 7 janvier 2019 à la suite de l’acte 8), les policiers à se servir de leurs armes contre les manifestants, et également à une intervention de l’armée :
« On ne donne pas les moyens aux policiers de mettre fin aux violences. Quand on voit des types qui tabassent à coups de pieds un malheureux policier… Qu’ils se servent de leurs armes une bonne fois, écoutez, ça suffit ! Il y a un moment où ces espèces de nervis d’extrême droite ou d’extrême gauche ou des quartiers qui viennent tabasser des policiers ça suffit ! On a, je crois, la quatrième armée du monde, elle est capable de mettre fin à ces saloperies, faut dire les choses comme elles sont. » [13]
Le basculement passe par le décrochage des salariés de la fonction publique et des retraités qui ont assuré l’élection d’Emmanuel Macron et plus largement la stabilisation du pouvoir oligarchique, notamment après le referendum de 2005. En 2017, ce sont eux qui ont freiné la vague populiste en reportant massivement leurs suffrages au second tour pour Macron. Et ce sont eux qui, paradoxalement, sont visés par les réformes du gouvernement macroniste. [14]
« En France, comme dans tous les pays développés, la réduction de la fonction publique et la transformation du statut du fonctionnaire ainsi que la compression des pensions de retraite font en effet partie de la feuille de route. Dans un contexte de vieillissement de la population [15], la catégorie des retraités, peu revendicative et peu dangereuse, est naturellement une proie appétissante pour des États surendettés. En France, son poids démographique (17 millions de personnes) ne cesse de croître (environ 150 000 personnes par an)… Les retraités représentent ainsi une manne financière considérable (les pensions de retraite servies, 300 milliards d’euros, constituent le premier poste des dépenses de protection sociale [16]) qui ne peut laisser indifférents des gouvernements à court de liquidités. » [17]
La conclusion est évidente : il faudra une fraude massive aux élections de 2022 pour faire repasser Macron, surtout si Marine Le Pen se qualifie pour le second tour malgré Zemmour. D’autant plus que la victoire de Macron en 2017 n’a été possible que par la faiblesse et la division du monde d’en bas (les fonctionnaires et les retraités qui ont voté pour Macron), « mais l’édifice est très fragile car il repose sur des majorités de circonstance qui nécessitent non seulement l’adhésion des "protégés", mais aussi la manipulation des minorités » [18].
La sociologie des révoltés
La crise économique – causée par le libre-échange et l’euro –, aggravée par les confinements et les restrictions, va certainement augmenter les tensions sociales et élargir le nombre des révoltés. Le mouvement des Gilets jaunes n’était que la première phase d’une séquence historique de révoltes.
Les Gilets jaunes ont été, à juste titre, identifiés comme étant issus de la France périphérique ; mais depuis, des études sociologiques ont affiné le portrait robot socio-professionnel de ces Français sortis dans les rues et qui se sont dangereusement rapprochés des lieux du pouvoir.
Tout d’abord, il faut préciser qu’il y a eu uniformité nationale lors des blocages prévus le 17 novembre 2018 par les Gilets jaunes. La cartographie du géographe Geoffroy Pion a mis en évidence que, sur le plan territoriale, la révolte a été homogène ; une tendance confirmée par la rapidité de déplacement des Gilets jaunes durant leurs manifestations. [19]
Le démographe et anthropologue Emmanuel Todd dresse ainsi le profil sociologique des Gilets jaunes :
« Dans l’ensemble, on sait que les Gilets jaunes appartenaient aux catégories défavorisées. On note toutefois des évolutions dans le temps et des différences selon le type d’action…
On relève d’abord une différence entre les ronds-points et les manifestations. Sur les ronds-points, on a trouvé, dans la durée, beaucoup de retraités, de jeunes, un certain nombre de déclassés. Au début participaient aussi des artisans et des catégories mieux intégrées : des petits chefs d’entreprise et même quelques cadres, des médecins. Puis cette composante s’atténue, à mesure que le phénomène dure et se durcit. Mais notons qu’elle a été importante au début, comme d’ailleurs elle l’avait été pour le mouvement des Bonnets rouges en Bretagne, dans lequel les petits patrons avaient joué un rôle moteur.
Par la suite, les ronds-points sont devenus des lieux de sociabilité pour des individus qui étaient assez isolés dans la société française et dont on pourrait évaluer le niveau de vie à 1 000 euros par mois.
Les manifestations font intervenir, elles, des catégories légèrement différentes. Elles ont lieu le samedi parce que ceux qui y participent travaillent, qu’ils ont, de fait, plus de moyens. Nous pourrions dire que les ronds-points rassemblent des personnes qui gagnent 1 400 euros par mois. Dans les deux cas, notons-le, nous sommes en dessous du revenu médian, qui s’établit, en 2018, à un peu plus de 1 700 euros par mois, au-dessous donc des professions intermédiaires. » [20]
Sur les ronds-points, il y a eu une importante proportion de retraités et de femmes. Une étude d’Elabe et de l’Institut Montaigne évalue la proportion globale des femmes à 47 % [21]. Cette présence importante des femmes, souligne Emmanuel Todd, « est caractéristique de tous les mouvements révolutionnaires ».
De façon plus prosaïque, quand les femmes participent massivement à un mouvement social c’est que le frigo et le garde-manger se vident. Par exemple, au Maroc et en Égypte, en 2007 [22] et 2008 [23], les femmes sont sorties manifester massivement quand le prix de la farine a augmenté déraisonnablement à cause des spéculations sur les denrées alimentaires [24].
L’étude Elabe-Institut Montaigne précise que les Gilets jaunes étaient composés à 26 % d’ouvriers et à 21 % d’employés. Et E. Todd de conclure :
« Dans un mouvement révolutionnaire normal on devrait trouver un nombre non négligeable de défecteurs des catégories sociales supérieures. Or, je n’ai pas l’impression que les membres de la petite bourgeoisie CPIS (cadres et professions intellectuelles supérieures) aient été fort représentés dans le mouvement. Et pour ce qui concerne les professions intermédiaires, je n’en jurerais pas non plus… » [25]
Effectivement, aucune révolution n’a abouti sans cadres intellectuels issus de la bourgeoisie, mais l’histoire n’est pas terminée. Le processus d’appauvrissement de la petite bourgeoisie est déjà bien avancé, mais elle ne le sait pas encore, elle est dans le déni d’une réalité qui la rattrapera bientôt, et elle sera tirée du rêve dans lequel elle s’est enfermée mentalement ; un rêve où elle appartient au sommet de la pyramide sociale, alors qu’en terme de niveau de vie elle est plus proche des professions intermédiaires.
La destruction de l’économie : un accélérateur de révolte
La politique de confinement, de semi-confinement, de couve-feu, a eu l’effet escompté par le pouvoir : la destruction de l’économie. En 2020, la France a connu une récession massive, la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale, avec une chute de 8,2 % du PIB (produit intérieur brut). [26]
D’ici la fin de l’année 2021, une vague de faillites frappera la France et le reste de la zone euro. « Plus d’un an de restrictions à l’activité économique n’ont jusqu’à présent pas entraîné d’instabilité financière » mais « la menace d’une vague d’insolvabilité est grande » à présent, selon un rapport publié par le comité des risques systémiques au sein de la BCE (Banque centrale européenne). Il y a un risque accru « d’une vague majeure d’insolvabilité » des entreprises. En conséquence, seules les entreprises jugées capables de survivre sans le soutien public bénéficieront d’un « soutien accru ». Continuer à laisser vivre ces firmes « zombies », déjà en difficulté avant la pandémie, pourrait « ralentir considérablement la reprise post Covid-19 », écrit la BCE. [27].
En langage clair : l’État soutiendra les plus gros et achèvera les petites entreprises qu’il a méthodiquement détruit avant et pendant le Covid-19.
Le 14 avril 2021, le cabinet d’étude Altares a publié une analyse indiquant une explosion des procédures et des liquidations à partir de mars 2021. Au cours des trois premiers mois de l’année, 7 406 défaillances d’entreprise ont été enregistrées, un nombre « exceptionnellement bas » en recul de 32,1 % par rapport au premier trimestre 2020, dont seule la toute fin avait été affectée par la crise sanitaire. « Le mois de mars pourrait cependant constituer un point de bascule », souligne Thierry Millon, directeur des études Altares. [28]
La deuxième quinzaine de mars a été marquée par une explosion de 155 % des défaillances par rapport à la même période en 2020. « C’est aussi en mars qu’émergent des chiffres concrets sur la détresse de centaines d’entreprises qui se trouvent en cessation de paiements, en dépit des dispositifs de soutien publics », précise Thierry Millon.
En mars 2021, 79 % des jugements se sont soldés par une liquidation directe de l’entreprise concernée, « un niveau jamais atteint depuis 20 ans », souligne-t-il.
Pour Thierry Millon, « la stratégie de soutien à l’économie réelle déployée par l’État s’est avérée efficace », permettant à environ 20 000 entreprises mises sous perfusion d’échapper à la défaillance en 2020. Mais nombre d’entreprises, nuance le quotidien L’Indépendant, risquent d’avoir des difficultés à surmonter le cap de l’allègement puis de l’extinction inéluctable de ces aides. La Banque de France a estimé en début d’année que 4,5 % à 6 % des prêts garantis par l’État (PGE) auraient du mal à être remboursés. Et Altares rappelle que les 63 000 entreprises françaises dites « zombies » – déjà fragiles avant la survenue de la pandémie de Covid-19 – devraient également avoir du mal à survivre sans soutien de l’État.
Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), sur l’ensemble de l’année 2020, « 8,8 % des heures de travail dans le monde ont été perdues (par rapport au quatrième trimestre 2019), ce qui équivaut à 255 millions d’emplois à temps plein », soit quatre fois plus d’heures de travail disparues que durant la crise financière de 2008, précise l’OIT. Et l’organisation onusienne d’ajouter que les chiffres officiels du chômage sont trompeurs, car :
« 71 % de ces pertes d’emplois (81 millions de personnes) relèvent de l’inactivité plutôt que du chômage, ce qui signifie que ces personnes ont quitté le marché du travail parce qu’elles n’étaient pas en mesure de travailler, peut-être en raison des mesures de restrictions liées à la pandémie ou, tout simplement, parce qu’elles ont cessé de chercher du travail. » [29]
Il faut par conséquent prendre avec des pincettes le taux de chômage en France, de 8,1 % de la population active au premier trimestre 2021, car il n’intègre que les demandeurs d’emploi inscrits au Pôle emploi, et non pas ceux qui ont été radiés ou qui ne sont plus à la recherchent d’un emploi. [30]
D’ailleurs, l’été dernier a vu les catégories supérieures participer aux manifestions contre le pass sanitaire. D’après Stéphane Sirot, spécialiste des grèves et du syndicalisme, « les manifestants sont assez diplômés et font partie, pour un certain nombre d’entre eux, de ce qu’on appelle communément classes moyennes ». [31]
Rappelons que le pouvoir lui-même s’inquiète d’un retour, dans une version plus massive et violente, des Gilets jaunes. Selon des notes confidentielles (datées des 7, 8 et 9 avril 2020) sur le « Suivi de l’impact du Covid-19 » que le journal Le Parisien a pu consulter, le Service central du renseignement territorial (SCRT) redoutait une radicalisation de la contestation sociale à l’issue du confinement. [32]
D’après Emmanuel Todd, la crise des Gilets jaunes a ouvert un cycle de 50 ans de lutte des classes. Soyons plus optimistes. L’accélération, par le Covid-19 [33], de tous les processus historiques et économiques, divisera sans doute par cinq ou dix ce cycle. Je pense que nous en verrons l’issue avant 2030 ou même avant 2025.
Pour décrire l’impact futur de la révolte des Gilets jaunes, Emmanuel Todd revient sur les étapes de Mai 68 :
L’explosion étudiante et ouvrière de Mai 68 (temps 1) avait mené aux accords de Grenelle et à des hausses considérables de salaires (temps 2).
Avait succédé à ces temps 1 et 2 une défaite politique spectaculaire des forces de gauche aux législatives de juin 1968 (temps 3).
L’implosion politique fut cependant suivie, dans les décennies postérieures, par une victoire radicale des idéaux sociétaux de Mai 68 (temps 4).
« La séquence 68, écrit Todd, peut donc se résumer ainsi : choc social et émotionnel, victoire dans l’instant, défaite politique et, avec le temps, victoire finale de l’une des dimensions du mouvement. Je dis ‘‘l’une des dimensions du mouvement’’ parce que tous les aspects de Mai 68 n’ont pas triomphé par la suite. On ne le savait pas alors, mais le soulèvement de la classe ouvrière était un adieu, la fin d’un monde. Le gauchisme, ainsi que je l’avais senti d’emblée, était un élitisme (et donc, ce que je ne pouvais nullement imaginer, l’annonce du néolibéralisme)… La victoire sociétale de Mai 68 s’est produite par étapes… »
Puis il compare la révolte des Gilets jaunes à la séquences 68 :
« Le soulèvement des Gilets jaunes rappelle le schéma de Mai 68. Au départ, un choc émotionnel et l’ampleur sociale du soulèvement (temps 1).
Puis la reculade du gouvernement. Le 4 décembre, le Premier ministre ajourne l’augmentation des taxes sur les carburants. Le 10 décembre, on voit apparaître sur les écrans de télévision un président de la République terrorisé – quelques semaines plus tôt, il appelait les mécontents à ‘‘venir le chercher’’. Il semble soudain ne plus y tenir tellement et cède (temps 2).
Cette victoire pourrait être comparée aux accords de Grenelle du 27 mai 1968. Cette fois, le gouvernement, outre la suspension de la taxe sur les carburants, annule la hausse de la CSG pour les retraites inférieures à 2 000 euros mensuels, augmente le SMIC de 100 euros, défiscalise les heures supplémentaires. Un ensemble de mesures que Bercy chiffrait à 17 milliards en avril 2019.
Ensuite, le ‘‘flop’’ politique. Les Gilets jaunes ne parviennent pas à s’organiser, le mouvement retombe et, dans les médias, se répand un discours conservateur-conformiste de normalisation… Une chape tombe sur la société française. Nous sommes ici dans l’équivalent des législatives de juin 1968 (temps 3)…
On s’apercevra sans doute un jour qu’il ne s’agissait là que d’un troisième temps. Un quatrième s’annonce pour les décennies qui viennent : le problème de niveau de vie et de représentation populaire, posés par les Gilets jaunes, prendront toute leur ampleur à mesure que des catégories sociales de plus en plus larges seront aspirées par l’urgence économique. » [34]
On ne peut pas parler aujourd’hui d’une lutte des classes au sens marxiste (classe ouvrière contre bourgeoisie) ; nous assistons à une lutte plus large opposant la France périphérique, qui est la France majoritaire (60 %) contre une oligarchie (1 %) alliée à la bourgeoisie des grandes villes (20 à 25 % de la population). En effet, un an après l’élection d’Emmanuel Macron, 59 % des cadres se disaient satisfaits contre seulement 34 % des ouvriers, soit un écart de 25 points. Ce différentiel n’était que de 9 points à la même période de son quinquennat pour François Hollande et d’un point pour Nicolas Sarkozy. Le terme de la première année du mandat d’Emmanuel Macron est marqué, souligne Jérôme Fourquet, « par le retour en force d’un autre clivage de classe, que d’aucuns croyaient totalement dépassé. Ainsi, alors que l’affrontement horizontal entre gauche et droite perd en lisibilité, l’antagonisme vertical entre la base et le sommet de la société a été politiquement réactivé lors de ce quinquennat, comme en témoignera spectaculairement la crise des gilets jaunes. » [35]
Atomisation et coagulation du corps social français
Le temps a été suspendu pour les Français sidérés durant plus d’un an. La séquence de révolte, démarrée le 17 novembre 2018 par les Gilets jaunes, a été mise en pause par le covidisme. Mais durant cette pause, le pouvoir a très largement avancé dans son agenda destructeur.
La tyrannie sanitaire accompagnant et justifiant la pulvérisation de ce qui reste de tissu économique et du code du travail permettra peut-être de coaguler des catégories socio-professionnelles jusque-là atomisées.
Cette masse centrale atomisée (sur le plan professionnel), comme l’appelle Emmanuel Todd, regroupe « les professions intermédiaires (les techniciens, infirmières, etc), les employés qualifiés, et les artisans ou petits commerçants, dont les professions sont, par nature, très atomisées. Cette masse centrale fragmentée et atomisée, dont l’unité se justifie par les niveaux de vie et l’interaction des mariages, je considère qu’elle représente 50 % de la population », écrit Todd. [36]
Cette masse centrale autour de laquelle la société française est organisée se caractérise par sa paupérisation, sa baisse de niveau de vie. Et cette masse s’accroît en agrégeant, par le bas, des strates supérieures du monde ouvrier et, par le haut, les jeunes paupérisés de la petite bourgeoisie. [37]
Jusqu’à présent, la majorité atomisée, a fait montre d’une totale incohérence politique. Elle se « caractérise par un très grand flottement, une très grande indécision. Le vote nodal passe de Chirac en 2002, à Royal en 2007, puis Hollande en 2012. On note une étonnante embardée frontiste aux européennes de 2014, où le parti de Marine Le Pen, à en croire les sondages de l’Ifop, obtient 24 % des suffrages de cette catégorie. Aux présidentielles de 2017, Macron est, au sein de la majorité atomisée, à 27 %, mais Mélenchon le talonne, à 26 %. Aux européennes de 2019, LREM et surtout LFI s’effondrent chez les intermédiaires qui plébiscitent les écologistes, à 20 %. Ce groupe atomisé a donc beau être central, il ne possède, contrairement au prolétariat, aucune conscience de soi, ainsi que le prouve sa trajectoire politique désordonnée. » [38]
Au sein de cette masse centrale, on peut compter les salariés de la fonction publique (20 % des salariés) mentionnés plus haut, qui font partie des héritiers de la classe moyenne.
Nous n’en sommes aujourd’hui plus à de simples réformes contre telle ou telle catégorie mais à une guerre ouverte du gouvernement à toute la société, toutes les catégories socio-économiques, et (presque) toutes les professions, à l’exception des policiers, dont a besoin le régime pour se protéger du peuple.
Cette guerre ouverte, cet appauvrissement de masse et la disparition complète des libertés individuelles pourrait mettre fin à cette « inconscience de classe » qui empêchait une partie de la masse centrale atomisée de rejoindre les Gilets jaunes et de se sentir concernée par les problèmes de leurs concitoyens qu’ils regardaient de haut. Peut-être est-ce Macron et son gouvernement qui parviendront à unir ces Français qui surestimaient leur position dans la société.
L’avenir du macrono-zemmourisme
C’est dans ce contexte qu’Éric Zemmour annonce sa candidature à la présidentielle, avec autour de lui des macroniens, des sarkozystes et des banquiers issus de JP Morgan et Rothschild [39]. Son discours est en toute logique tourné vers la bourgeoisie, celle de droite et plus précisément identitaire, ramené finalement dans le giron de Macron par Zemmour, qui dira (qui le dit déjà) avoir influencé le président de la République. Le politologue et sondeur Jérôme Sainte-Marie a lui aussi compris la manœuvre zemmourienne, expliquant après nous qu’une candidature Zemmour renforcerait « mécaniquement » Emmanuel Macron :
« Dans les derniers sondages, Marine Le Pen conserve un soutien très fort parmi les classes populaires, et notamment chez les ouvriers : plus de 40 % d’entre eux votent Le Pen au premier tour, contre seulement 3 % des cadres. Cette baisse très sensible de Marine Le Pen chez les cadres, correspond à leur départ chez Éric Zemmour. L’initiative de ce dernier vise à ressusciter le clivage gauche-droite à la place du clivage bloc élitaire/bloc populaire qui a structuré le quinquennat jusqu’à présent. Cette tentative peut-elle réussir ? On n’a pas encore abordé les thèmes économiques et sociaux, Éric Zemmour s’en tient à grande distance. Par ailleurs, les classes populaires se politisent plus tard que les autres, généralement en février. On est donc dans un moment où on a l’impression que ces lignes-là sont troublées et que la gauche et la droite retrouvent droit de cité. Je ne suis pas sûr du tout que cela se confirme…
À terme, le destin d’Éric Zemmour sera de contenir le score de la droite classique, puisqu’il a un programme économique, social et identitaire qui correspond à la frange de la droite qui a voté Villiers ou Fillon. » [40]
Le macrono-zemmourisme est une impasse politique. Mais dans un système oligarchique tyrannique, l’on peut se passer du vote de la majorité. Les sondages surréalistes préparant les masses à accepter un résultat qui devra nécessairement être frauduleux.
L’appauvrissement de masse et la radicalisation de la révolte dans les mois et années à venir feront apparaître Éric Zemmour comme un auxiliaire du pouvoir démonétisé politiquement.