Il est rare que la Russie utilise ce genre de langage à l’égard d’un haut représentant des grandes puissances occidentales, mais c’est qu’elle a été durement bousculée. Les diplomates sont généralement polis, mais Mme « F*ck the EU » Victoria Nuland a réveillé la bête chez ses homologues russes. C’était sans doute une erreur d’insister pour que ce soit elle qui traite avec les Russes. Dans sa jeunesse, Victoria Nuland avait rejoint l’équipage d’un chalutier russe et, si elle a sans doute appris de nombreux termes et jurons utiles, elle n’était pas préparée à son entretien avec M. Sergei Ryabkov, vice-ministre russe des Affaires étrangères.
On a dit qu’elle était visiblement bouleversée après sa rencontre avec M. Ryabkov ; elle s’est plainte d’avoir été maltraitée. C’est qu’elle était chargée d’une mission difficile : obliger les Russes à réduire le personnel de la mission russe à Washington. Les sénateurs ont exigé qu’ils réduisent l’équipe russe de 300 diplomates, a-t-elle dit. Elle a apporté deux listes de noms à abattre et a proposé que les cinquante premiers soient renvoyés chez eux immédiatement. Au lieu de prendre en considération son aimable proposition, M. Ryabkov a déclaré qu’il n’y avait pas tant de diplomates russes à Washington ; il y a des diplomates russes à l’ONU, mais cela n’a rien à voir avec les États-Unis. M. Ryabkov a accusé Mme Nuland d’être une artiste, dans ce tour de passe-passe, car elle a essayé de faire passer des diplomates de l’ONU pour des diplomates accrédités à Washington. Et il a ajouté :
« Si vous insistez, nous sommes prêts à fermer toutes les missions américaines en Russie, et à condamner nos bureaux restants à Washington. Nous pouvons mettre fin à toute interaction diplomatique ; si vous voulez que nos relations soient basées sur le nombre de nos missiles nucléaires, nous sommes prêts. Mais c’est votre choix, pas le nôtre. »
M. Ryabkov a déclaré qu’il n’y avait aucun progrès dans les négociations ; nous n’excluons pas certaines escalades, a-t-il ajouté. Un communiqué de presse aussi pessimiste après la première journée de rencontres est plutôt rare. Mais les relations américano-russes sont particulièrement mauvaises...
Peut-être vous souvenez-vous qu’au Sommet de Genève, il y avait des espoirs et des attentes d’un Grand Chelem, d’un accord à long terme entre les États-Unis et la Russie. (Notre ami Thierry Meyssan évoquait même un nouveau Yalta, et il fournissait des détails scabreux). Je n’y croyais pas alors. Je pensais que j’aurais eu vent de ce qui se murmurait en ce sens à Moscou ou à Tel Aviv ; et finalement il n’y a pas eu d’accord. Depuis Genève, les choses ne se sont pas beaucoup améliorées. Nuland n’a pas rencontré le ministre des Affaires étrangères Lavrov (ce serait au-dessus de son niveau de rémunération), mais elle a reçu une lettre de Lavrov expliquant qu’il était impossible de réduire le personnel, à moins que les États-Unis ne veuillent le réduire à zéro.
Les autres sujets qu’ils ont abordés étaient également voués à l’échec. Mme Nuland a évoqué le Mali, un État d’Afrique du Nord où la présence de contractants militaires privés russes a suscité la colère et le mécontentement des politiques. Le Mali fait partie de toute une chaîne d’ex-colonies françaises. Bien qu’elles soient ostensiblement indépendantes, les Français veulent toujours les garder. Il y avait autrefois une solide présence militaire française, mais les Africains en ont eu assez des soldats bons à rien qui stationnaient là et ont invité les Russes en République centrafricaine, au Mali et ailleurs. Les Russes aiment leurs aventures africaines ; à l’époque soviétique, ils ont combattu en Éthiopie et en Somalie ; aujourd’hui, c’est le moment de se remettre en selle. Les médias occidentaux parlent d’« atrocités russes », mais c’est une locution qui revient régulièrement chez eux. Les meilleurs soldats en Afrique sont les Cubains ; s’ils reviennent en masse, ils déferleront sur toute l’Afrique. Aujourd’hui, les États-Unis et leurs alliés occidentaux essaient d’empêcher les Russes de pénétrer en Afrique. Ils disent aux Russes qu’ils ne devraient pas oser mettre les pieds en Afrique, car elle ne leur appartient pas. Mais la partie russe répond que le CMP russe (le groupe Wagner) a été invité par le gouvernement du Mali ; et que ni Bamako, ni Moscou n’ont besoin du feu vert de Washington.
Il a également été question de la Libye. Il semble que quelques dames américaines employées par l’ONU soient en train d’organiser les prochaines élections de manière à laisser le pays sous contrôle américain. Il y aura des élections présidentielles en décembre, et des élections législatives en janvier. Entre-temps, le processus électoral ne s’est pas déroulé aussi bien que certains Libyens le souhaitaient. On ne sait toujours pas qui a été choisi pour se présenter à l’élection présidentielle : s’agira-t-il de Khalifa Haftar, de Seif al Islam Kaddafi, fils du défunt dirigeant, ou de quelqu’un d’autre ? Le représentant du département d’État s’attendait à obtenir la pleine coopération de la Russie tout en tenant les Russes complètement à l’écart de l’exploration des ressources pétrolières. Ce plan américain n’a pas marché. M. Ryabkov a déclaré à Mme Nuland : les États-Unis tentent de faire porter la responsabilité de la destruction de la Libye à des parties innocentes. Comme nous le savons, la Libye a été détruite par les forces de l’OTAN en 2011 alors que la Russie faisait encore une tentative pour s’intégrer à l’agenda occidental. Mais désormais, les Russes sont devenus moins placides et obéissants, et ne sont pas si désireux d’accepter les conseils de Mme Nuland.
Un autre point concerne les arrangements post-Afghanistan. Les Russes ont refusé la demande américaine d’étendre l’accès à leurs facilités aux services de renseignement américain en Asie centrale. C’est devenu un problème après la chute de l’Afghanistan. Pendant un certain temps, les États-Unis ont exigé une base militaire temporaire en Ouzbékistan ou au Tadjikistan. Cette question a été discutée à Genève lors du sommet Biden-Poutine. D’une manière typiquement russe, Poutine a dit à Biden : « Pourquoi avez-vous besoin d’une base ? Soyez donc un invité dans notre base ! » Hélas, ces offres russes signifient généralement beaucoup moins que ce à quoi elles ressemblent. Les États-Unis se sont rabattus sur une simple installation pour leurs services de renseignement ; s’il n’y a pas le choix, elle pourrait être située sur une base aérienne russe en Asie centrale, disaient-ils. Mais les Russes ont refusé cela aussi. Demain, ils recevront la délégation des talibans à Moscou, et un tel accord de partage des renseignements serait mal interprété.
La Russie avait retiré Nuland de sa liste de fonctionnaires américains sanctionnés pour lui permettre d’entrer en Russie ; c’était le résultat d’un échange de coups après que les États-Unis eurent interdit à un certain nombre de fonctionnaires russes de se rendre aux États-Unis. Et bien que cette mesure n’ait guère contribué à améliorer le cas des autres fonctionnaires, il semble que Mme Nuland n’était pas en odeur de sainteté auprès des diplomates russes. Le ministère des Affaires étrangères à Moscou s’était fermement opposé à la levée de l’interdiction, mais un organe puissant, bien qu’inconstitutionnel, appelé Administratsiya Prezidenta, a insisté pour l’autoriser à entrer dans le pays [1]. Plus précisément, son directeur adjoint, Dmitri Kozak, a fait pression pour la levée de l’interdiction de Nuland ; il s’est longuement entretenu avec elle et a donné sa version de leur conversation.
Kozak est un vieux de la vieille : originaire d’Ukraine,c’est un homme du KGB/GRU à la mine sombre, l’homme de main de Poutine depuis le début des années 90 ; il a servi dans quelques gouvernements sans grand éclat. On se souvient surtout de lui pour son idée farfelue de garder secrètes toutes les délibérations du gouvernement. En général, l’Administratsiya Prezidenta ne s’occupe pas des affaires étrangères. Sa principale activité consiste à manipuler l’opinion publique et à truquer les élections. Il semble maintenant que Kozak veuille se constituer un crédit pro-occidental en son nom propre, pour devenir un agent américain dans la structure du pouvoir. Pour que les Américains le soutiennent lors de l’inévitable désordre de l’après-Poutine. Ou, peut-être, veut-il faire plaisir à Poutine en prétendant que les relations russo-américaines sont bonnes. La réalité est très différente. Les relations entre les États-Unis et la Russie sont, aussi loin qu’on s’en souvienne, plus mauvaises que jamais ; malgré cela, Kozak a publié un communiqué triomphaliste n’exprimant que du bonheur après sa rencontre avec Mme Nuland.
Comparez simplement la conclusion du ministère des Affaires étrangères : « Ryabkov a déclaré que lui et Nuland n’ont fait aucun progrès sur la normalisation du travail de leurs missions diplomatiques, qui a été entravé par de multiples séries de sanctions, ajoutant que la situation pourrait s’exacerber encore plus. Le ministère russe des affaires étrangères a réaffirmé que Moscou était prêt à répondre en nature à toute action inamicale des États-Unis » et la conclusion de Kozak : « un dialogue approfondi et constructif a eu lieu, concernant le règlement du conflit dans le sud-est de l’Ukraine. Ils ont confirmé que les accords de Minsk restent la seule base pour un règlement. Nuland a admis que des progrès sur la question du Donbass ne sont possibles qu’avec la reconnaissance de son statut spécial. »
Cela fait des années que Kozak s’entraîne à jouer du violon américain. Après un coup d’État en Moldavie en 2019, Kozak a déclaré : « Dans la situation actuelle, la Russie, l’Union européenne et les États-Unis ont adopté une position commune pour soutenir le processus démocratique en Moldavie ». « C’est un exemple frappant du fait que sur les valeurs fondamentales, nous avons plus de points communs que de désaccords », a ajouté Dmitry Kozak. C’est la même attitude qui a poussé la Russie à renoncer à la Libye, la même attitude qui a entraîné l’effondrement de l’URSS. Ces vieux routiers du KGB tiennent à s’intégrer dans le récit occidental et, à cette fin, ils vont flouer leurs employeurs.
Il y a quelques mois, lorsque les États-Unis ont entamé la planification avancée de l’acceptation de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN, Kozak a franchement embouché la trompette, au point de déclarer : « L’Ukraine a le droit de rejoindre l’OTAN ». Cette affirmation est choquante ; Poutine s’y est toujours opposé. La présence de chars de l’OTAN dans l’est de l’Ukraine est un danger aussi grand pour la Russie que des chars russes au Texas le seraient pour les États-Unis. La Russie a toujours considéré la présence de l’OTAN en Ukraine comme un casus belli ; cependant, aujourd’hui, M. Kozak ne s’y oppose pas. Ce qui est encore plus étrange, c’est que M. Kozak a accepté que les États-Unis rejoignent le groupe du Format Normandie (Russie, France, Allemagne et Ukraine) ; la France et l’Allemagne s’y sont toujours opposées, et la Russie aussi. Kozak en a-t-il discuté avec la France et l’Allemagne (on peut en douter) ou a-t-il simplement lâché ça pour essayer de faire plaisir à la Nuland ? Apparemment, les Russes au sommet s’expriment de différentes manières : on a d’un côté la voix du ministère des Affaires étrangères, de l’autre celle de l’Administratsiya Prezidenta. Mais qui donc décide ?
Au fil du temps, les voix pro-américaines dans la structure du pouvoir russe perdent généralement de leur volume et de leur attrait. Des gens comme Kozak veulent s’intégrer dans l’agenda occidental, mais les personnes en charge des affaires étrangères, du gaz, du pétrole, de l’énergie nucléaire et des armes sont conscientes des besoins nettement plus urgents. Juste après le départ de Victoria Nuland, les relations américano-russes ont rapidement empiré. Le siège de l’OTAN à Bruxelles a déclaré quelques diplomates russes personas non grata, et en réponse, le ministère russe des Affaires étrangères a renvoyé chez eux tous les représentants de l’OTAN en Russie. Dans le même temps, les États-Unis ont lancé leur campagne en faveur de l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN.
Je suis autant que vous en faveur de l’amitié entre les États-Unis et le peuple russe, mais historiquement parlant, notre meilleur moyen d’accéder à l’amitié est la guerre froide. « Les bonnes clôtures font les bons voisins ». Nous sommes déjà si dangereusement proches du « gouvernement mondial unique » que seuls un antagonisme et une hostilité nationalistes farouchement indépendants peuvent nous sauver de la dictature mondiale. Si les relations devaient s’améliorer, M. Kozak et ses semblables sacrifieraient les Russes ordinaires sur l’autel de leurs valeurs communes avec les États-Unis et l’Union européenne. Seules de mauvaises relations peuvent freiner le New Deal vert, et nous donner une chance de survivre.
(article écrit en collaboration avec Paul Bennett)