« Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons, sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous ces traîtres pour nous poignarder dans le dos », déclarait froidement Péguy.
Le bien nommé Villain devancera l’appel, et le vendredi 31 juillet 1914 à 21 h 40 au café du Croissant à Montmartre abattra Jaurès dans le dos.
Ah, Péguy ! Ah Humanité ! [1]
Pourtant, comme Charles Péguy voyait juste et clair : « L’internationalisme qui était un système d’égalité politique et sociale et de temporelle justice et la mutuelle liberté des peuples, est devenu une sorte de vague cosmopolitisme bourgeois vicieux... »
mais, hélas, comme il se trompait quand il ajoutait : « ...et très proprement et très particulièrement un pangermanisme, un total asservissement à l’impérialisme allemand. »
Jaurès aussi dénonçait vigoureusement le cosmopolitisme : « la bande cosmopolite », et osait braver les « foudres de Jéhovah maniées par M. Joseph Reinach » ! Mais le cosmopolitisme vu par Jaurès, à l’époque de l’Affaire, n’était pas celui de Péguy.
Ce dernier, aveuglé par son Dreyfusisme, n’aurait jamais écrit ce que Jaurès écrivit en 1898 :
« La race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre du gain quand ce n’est pas par la fièvre du prophétisme, manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corruption et d’extorsion. »
Par la suite, sur ce sujet, Jaurès changera, mais pas Péguy !
Il ne jurera jamais que contre l’Allemagne !
Comme le Villain bonhomme, assassin qui sera acquitté en 1919 sous les ovations, par « la Justice de C’Pays », comme de nos jours un égorgeur de sous-chien quitte le prétoire en sifflotant, sous le regard langoureux de Madame La juge.
La veuve de Jaurès sera même condamnée aux dépens !
Pour ce qui est de la Magistrature : Nil novi sub sole ! [2]
Quatre jours après son assassinat, comme s’ils n’attendaient que ça, les socialistes français, qui criaient encore le 27 juillet sur les Grands Boulevards : À bas la Guerre ! Guerre à la guerre ! , vont voter, unanimes, les crédits de guerre, imitant en cela les sociaux-démocrates allemands.
Les socialistes de tous les pays prennent parti pour la guerre et se rangent en bon ordre derrière leur propre impérialisme.
Chaque pays vendait sa propagande bien ficelée.
La France franc-mac se drapait dans sa toge républicaine contre l’affreux pangermanisme !
L’Allemagne du Kaiser contre le moyenâgeux panslavisme !
Les deux camps se dressaient chacun comme rempart de la civilisation contre la Barbarie.
Le poète Henri de Régnier écrira :
« Lorsque le Coq gaulois de son bec héroïqueAura crevé les yeux de l’Aigle germanique »
Le 5 août 1914, l’écrivain pacifiste Romain Rolland note dans son journal : « Le fait le plus caractéristique de cette convulsion européenne est, comme je l’ai dit, « l’unanimité » pour la guerre, – unanimité des partis même les plus opposés à la guerre nationale, par définition même et par essence morale : tels les socialistes et les catholiques. Les socialistes de tous les pays sont également convaincus qu’en prenant part à la guerre, ils défendent la liberté de leur cause menacée. Les prêtres catholiques de tous les pays exhortent leurs fidèles au combat. Le cardinal de Paris Amette lance un mandement guerrier ; et il en est de même non seulement des évêques allemands mais des évêques serbes orthodoxes de Hongrie qui engagent leurs paroissiens à marcher contre leurs frères de Serbie… »
Jaurès ne marchait pas dans la combine de cette belle unanimité guerrière. Il savait qu’il ne s’agissait pas de Patrie, mais des marchands de canons.
« Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ! » disait-il.
Il était l’homme à abattre impérativement, pour pouvoir commencer les carnages.
Une question demeure, et demeurera en suspens. Jaurès vivant, la guerre une fois déclarée, aurait-il rallié l’union sacrée ?
Certes Jaurès restait très attaché à la Défense de la patrie, et combattait la position strictement internationaliste de Rosa Luxembourg : « les Prolétaires n’ont pas de patrie ».
De plus, si l’immense manifestation du 27 juillet contre la guerre, sur les Grands Boulevards, eut lieu à l’initiative de l’Union des syndicats de la Seine et de son journal La Bataille syndicale, ni la SFIO, [3], ni L’Humanité, le journal de Jean Jaurès, n’avaient appelé.
Preuve que Jaurès croyait encore en la bonne volonté des dirigeants français pour tenter de stopper cette marche infernale à l’abîme.
Mais Jaurès pensait aussi qu’une fois la locomotive lancée, rien ne pourrait plus l’arrêter. Ni la grève, ni rien. Il savait qu’avec les moyens industriels modernes la guerre qui se préparait serait un effroyable bain de sang.
Il ne s’était pas trompé.
Notre vieux pays fut mis à feu et à sang, la fine fleur de sa jeunesse mâle hachée comme chair à canon.
Les maîtres d’œuvre furent ces galonnards aussi vaniteux qu’incapables, eux-mêmes domestiques à gages des « usiniers », des combinards, des profiteurs de guerre, des embusqués de l’arrière.
Au Chemin des Dames, pour prendre un exemple « poétique », l’offensive du général Nivelle fera 281 000 morts ! Ce qui équivalait à 90 % de perte des effectifs en seulement quarante jours !
En tout, sur le Vieux Continent, quand les massacres cesseront, on dénombrera plus de DIX MILLIONS de morts, et plus de VINGT MILLIONS de mutilés.
Dont un million cinq cent mille français.
Chaque jour que Dieu faisait plus de mille jeunes français tombaient, et cela pendant quatre ans.
Le plus petit village, avec son clocher, possède son monument aux morts au fronton duquel se décline la longue litanie des noms de nos aïeuls, nos propres noms.
Ce fut aussi une catastrophe démographique, puisque la plupart de ces jeunes hommes en âge de se marier moururent sans enfants.
Ah ! l’abjecte bourgeoisie "française" a réglé son vieux compte historique avec les ouvriers, les artisans et les paysans, le vieux peuple révolutionnaire qui en 1793, 1848, 1871, a tenté de lui ravir son pouvoir.
Par la même occasion, elle tenta d’en finir avec les rejetons des vieilles familles catholiques de l’ancienne noblesse.
Le peuple véritable, celui qui vécut et mourut dans les tranchées, connut une telle saignée qu’il ne s’en relèvera jamais.
La vraie race française, les gaulois, est quasiment éteinte.
Cette hécatombe, dont aucun mot si fort soit-il ne rendra jamais compte de la catastrophique signification, ouvrit sur une époque inédite et une humanité nouvelle.
Le centre de gravité de l’Histoire se déplaça irrémédiablement.
Le capitalisme qui par les profits de guerre planta ses fondations dans les charniers, fondera définitivement son assise dans la pourriture même.
Ce fut « L’impérialisme, stade suprême du capitalisme [4] », fusion du capital bancaire et industriel et création des grands monopoles, qui sera le triomphe de la Finance et du Maître de la Finance.
Le vingtième siècle pouvait commencer.
Ce bref Siècle de fer et de sang qui naîtra en 1914 dans les orages d’acier du Chemin des Dames et mourra misérablement en 1991, eunuque au gynécée de Salomon.
Félix Niesche