La publication jeudi 31 août à midi du texte des 5 ordonnances qui seront prises par le gouvernement fait les grands titres de la presse. Et il y a de quoi. On a déjà, et sur différents médias, indiqué pourquoi ces ordonnances, modifiant en profondeur le code du travail, risquent de se révéler nocives. En même temps que l’on porte à la connaissance des lecteurs le texte complet, on voudrait ici revenir sur un certain nombre de points qui seront discutés dans les semaines à venir.
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L’extension du « référendum d’entreprise »
Cette mesure est présentée par le gouvernement comme de nature à faciliter le dialogue social. Elle est combattue par les syndicats qui y voient une possibilité de contournement de la part du patronat. Il convient, alors de préciser un certain nombre de points.
La pratique du référendum, dans le domaine politique, est bien une extension de la démocratie. C’est d’ailleurs probablement pour cette raison que les processus référendaires ont si mauvaise presse chez nos dirigeants. On rappellera ainsi le contournement du référendum de 2005 sur le Traité Constitutionnel Européen... Mais, ce qui est établi dans le domaine politique peut-il être étendu au domaine du travail ? On sait que c’est ce que veut faire le gouvernement :
« La validité des accords ou des avenants de révision conclus en application du présent article est subordonnée à leur approbation par les salariés à la majorité des suffrages exprimés, dans des conditions déterminées par décret et dans le respect des principes généraux du droit électoral. »
En fait, la pratique qui consiste à demander aux gens leur avis est justifiée, et démocratique, À LA CONDITION QUE LES PERSONNES NE SOIENT PAS DANS UN RAPPORT DE DÉPENDANCE. Ce point est essentiel pour comprendre le fonctionnement des mécanismes démocratiques.
La démocratie implique que toutes les personnes soient considérées comme juridiquement égales. C’est d’ailleurs la base rappelée de la Constitution française... Mais, dans le cadre d’une entreprise, cette égalité n’existe pas. Il y a les propriétaires de l’entreprise, qui mandatent une direction, et il y a les employés, qui sont nécessairement dans un rapport de subordination par rapport aux premiers. Dans ces conditions, les clauses d’égalité juridique ne peuvent exister. Notons qu’il en serait différemment si l’entreprise était une coopérative, situation où tous les coopérateurs sont également propriétaires de l’entreprise. Dès lors, l’introduction du « référendum d’entreprise », parce qu’il nie la relation de subordination qui est l’essence même de l’entreprise capitaliste, s’avère être tout le contraire de l’introduction d’un mécanisme démocratique. Ou alors, mais il est clair que Mme Pénicaud, la ministre du travail de ce gouvernement qui fut responsable du groupe Danone, s’évanouirait à la simple mention de cette possibilité, il faudrait transformer TOUTES les entreprises dans lesquelles seraient introduites le « référendum d’entreprise » en coopératives...
Ce qui se joue avec l’inversion des normes
Les ordonnances conduiront à une inversion des normes importantes dans le droit français. Elles conduiront à privilégier l’accord d’entreprise sur l’accord de branche, et l’accord de branche sur l’accord national. De ce point de vue, il convient de bien lire ce qu’il y a d’écrit dans le texte proposé :
« Article L. 2253-3 – Dans les matières autres que celles mentionnées aux articles L.2253-1 et L. 2253.2, les stipulations de la convention d’entreprise conclue antérieurement ou postérieurement à la date d’entrée en vigueur de la convention de branche prévalent sur celles ayant le même objet, prévues par la convention de branche. En l’absence d’accord d’entreprise, la convention de branche s’applique. »
Ceci est juridiquement grave et économiquement néfaste.
D’un point de vue juridique, ce principe équivaut à établir qu’une réalité locale à primauté sur des règles générales. Or, nul droit ne peut se construire sur de telles bases. Le droit, et cette fonction est trop souvent oubliée, a pour but de donner un cadre prévisible général à l’ensemble des acteurs concernés. En cela, le droit constitue bien ce que l’on appelle un « dispositif cognitif collectif ». Vouloir faire de la réalité locale la base de fondation du droit aboutit à supprimer cette fonction « collective ». En cela, cette réforme introduit, pour des raisons qui sont clairement circonstancielles, une modification extrêmement importante dans le droit français.
D’un point de vue économique, le fait d’avoir des règles collectives (même si leurs conditions d’application locales peuvent être modulées) permet à l’ensemble des acteurs, qu’il s’agisse des patrons ou des salariés, de comprendre la nature du cadre dans lequel ils vont travailler. Ici, il convient de le rappeler, la flexibilité aboutit à paralyser la décision et non pas à la libérer.
Ceci fut montré par GLS Shackle. Cet auteur développe une théorie originale des anticipations [1]. Bien avant Simon [2], il montre l’importance des évaluations qualitatives et des règles de décision dans le comportement des agents. Cela l’a conduit à définir ce qui est rentré dans l’histoire de la pensée économique comme le « paradoxe de Shackle » : la décentralisation de la décision induit l’incertitude endogène, mais cette dernière devrait logiquement paralyser la décision des acteurs décentralisés. L’introduction de règles d’arrêt qui peuvent être fixées justement dans ces réglementations de branche ou même générale (stop rules [3]) renvoie alors à la subjectivité de l’agent, mais aussi à l’évolution de ses préférences dans le cours même du processus de décision.
La relation entre la demande et l’offre
Fondamentalement, ces « ordonnances » affectent de croire que les conditions de licenciement déterminent les conditions d’embauche. Rappelons ici quel est le problème posé au propriétaire d’une entreprise et donc aux dirigeants qu’il a mandaté. Le mise en œuvre d’un processus de production impose une dépense initiale (ce que l’on appelle « l’engagement en capital » et que l’on identifie, un peu à tort, avec l’investissement). Cet engagement en capital se fait sur la base d’une estimation d’un retour sur capital, autrement dit d’une espérance de profit. Il s’agit d’une estimation et non d’une certitude, car aucun propriétaire ne peut savoir de manière précise quelles seront les conditions de réalisation et de vente de la production qu’il a engagée.
Il y a donc, dans tout acte de production, une dimension de pari sur l’avenir. Les conditions de ce pari sont les estimations de la demande solvable, qu’elle soit en France ou à l’étranger, et les estimations de la concurrence probable à laquelle l’entreprise devra faire face. Le propriétaire, ou le dirigeant le représentant, se décide donc fondamentalement à partir de ces deux estimations, celle concernant le « marché », et donc la demande solvable, et celle concernant le degré de concurrence. Ce n’est que quand il est confronté au dénouement de son pari initial qu’il se pose alors la question de savoir s’il doit licencier et dans quelles conditions.
Il en découle que les conditions de licenciements ne sont pas totalement absentes du raisonnement du propriétaire ou du dirigeant, mais qu’elles sont nécessairement secondaires et subordonnées aux estimations de la demande solvable et du degré de concurrence. Donc, si le gouvernement était sérieux quand il prétend qu’il entend faire du retour à l’emploi la priorité de son action, il devrait logiquement consacrer tous ses efforts à la question de la demande solvable ainsi qu’à celle de la concurrence, et en particulier poser le problème du taux de change qui est imposé par l’euro et qui ne correspond nullement aux conditions de production en France.
Il y a de ce point de vue un mensonge flagrant dans le discours du gouvernement, et ce mensonge éclaire la logique réelle de ces ordonnances, qui vont fragiliser encore un peu plus les salariés français. Et cela fait franchement désordre dans l’image que veut donner de lui ce gouvernement. Un désordre tellement apparent qu’il fut même relevé, une fois n’est pas coutume, par le présentateur du journal de France2, M. Bugier, jeudi soir.