Emmanuel Macron s’est donc rendu sur l’île de Saint-Martin, dans les Antilles, pour témoigner aux habitants de la solidarité de la Nation. Ce voyage a donné une nouvelle dimension tant aux critiques qui ont porté sur la (relative) impréparation du gouvernement français face à l’ouragan catastrophique « Irma », qu’à la polémique qui semble accompagner désormais chaque déclaration officielle du président Macron. Il aurait, en effet, déclaré à l’occasion de ce voyage que la France avait mis sur pied un des plus grands ponts aériens depuis la Seconde Guerre mondiale [1]. Il s’agit, bien entendu d’une énorme bêtise. Mais, l’écho qu’elle a eu, et surtout la volonté semble-t-il irrépressible d’Emmanuel Macron de se mettre en scène ainsi de manière « héroïque » pose un problème plus général tant quant à l’attitude du Président que quant à l’attitude de la presse qui relaie ses propos avec une complaisance et une absence de critiques qui ne grandissent pas les journalistes.
Les limites de l’action de la France et la stupidité de la déclaration du Président
L’affirmation concernant le pont aérien est, bien évidemment, une stupidité. Les moyens de la France, sur place, étaient limités : quelques avions cargos de petit tonnage et un Airbus A-400M qui a quitté la métropole à la fin de la semaine dernière pour arriver aux Antilles. Dans la mesure où l’on savait, au vu de la force de l’ouragan, force qui fut exceptionnelle, que les infrastructures portuaires seraient fortement endommagées, on peut s’étonner que plus de moyens de transport aériens n’aient pas été pré-positionnés aux Antilles. En fait, même si la piste principale de l’aéroport de Saint-Martin était inutilisable, un avion comme l’A-400M peut larguer à basse altitude de lourdes charges [2]. Le pré-positionnement de 2 de ces appareils, par exemple à la Guadeloupe, aurait permis de ravitailler rapidement la population, chaque appareil pouvant faire environ 3 rotations sur Saint-Martin par jour et pouvant apporter environ 37 tonnes à chaque rotation. Les CASA CN-235 qui sont utilisés ne sont, quant à eux, capables de transporter 6 tonnes à chaque rotation.
Les efforts de la France ont été faibles, si on les compare aux ponts aériens depuis 1945. L’exemple du pont aérien de Berlin [3], lors de la crise de 1948-1949 est évidemment le plus notable. Les aviations du Commonwealth et des États-Unis (la France n’y participa que marginalement) ont transporté 1250 tonnes de vivres et 3750 tonnes de carburant par jour lors de ce pont aérien. Il ne fut pas le seul. L’aviation française avait assuré, avant que ne débute le début de la bataille, le ravitaillement du camp retranché de Ðiện Biên Phủ en 1954, et avait effectué plusieurs ponts aériens d’importance, que ce soit à des fins militaires ou à des fins civiles (transfert de population) en Indochine de 1952 à 1954. Notons aussi le pont aérien organisé par les églises (tant l’Église catholique que les églises protestantes) lors de la « Guerre du Biafra » en 1968-69 [4]. Lors du terrible tremblement de terre qui ravagea l’Arménie à la fin des années 1980, les Soviétiques mirent sur pied un pont aérien qui transporta des centaines de tonnes de vivres et de matériel par jour. En fait, de nombreuses catastrophes naturelles donnent lieu à des déploiements aériens qui sont largement supérieurs à ceux que la France a consentis pour Saint-Martin.
Bref, la déclaration du président Emmanuel Macron relève de la grosse bêtise, comme il arrive, de temps à autres, à des responsables politiques d’en faire. Mais, la véritable question est de savoir pourquoi il l’a faite et pourquoi les médias français ont-ils gobés cet énorme bobard.
Un manque d’anticipation face à la catastrophe ?
La question du « pourquoi » de cette déclaration est posée d’emblée. On peut penser que le président Macron a voulu faire taire les critiques, nombreuses, qu’a suscitées la gestion de cette crise par le gouvernement français. Il faut savoir que la gestion de crise n’est pas chose facile. Elle exige de l’anticipation (qui semble avoir manqué) et des moyens en réserves pour faire face à une situation d’urgence. Le plus critiquable, ici, est sans doute le manque d’anticipation. Il semble que le gouvernement des Pays-Bas, qui cogère avec la France une partie de l’île s’y soit mieux pris. Il a su, en particulier, éviter une grande partie des pillages qui sont venus ajouter la peur à la désolation sur la partie française de l’île [5].
La catastrophe étant survenue, il convient de dire que l’on a été face à une situation similaire à une guerre nucléaire, les effets des radiations en moins. En effet, les dégâts enregistrés sur l’île de Saint-Martin sont comparables à ceux qu’aurait provoqués une charge nucléaire explosant à moyenne altitude (effet de souffle dit « air burst »).
La destruction des services publics a constitué le point crucial dans cette catastrophe. En théorie, l’armée française dispose des matériels, qu’il s’agisse de groupes électrogènes de grande puissance, de système de filtration des eaux ou de matériels du génie pour les travaux de déblaiements. Ces matériels auraient pu être rapidement transportés sur l’île s’ils avaient été pré-positionnés dans les Antilles et si des moyens de transport lourds (les A-400M) avaient été disponibles. Rappelons qu’il n’est pas nécessaire qu’un A-400M se pose sur la piste pour livrer de lourdes charges. Rappelons aussi que de pont aérien il ne semble pas être question pour transporter des dizaines de sauveteurs qui sont bloqués sur l’île de la Guadeloupe [6].
Dès lors, se pose la question de savoir pourquoi ce pré-positionnement n’a pas été fait et pourquoi des moyens supplémentaires n’ont pas été rapidement déployés dès que l’importance de la catastrophe est devenue évidente. Certainement, ici, la question du manque d’anticipation de l’ampleur de la catastrophe a joué. Mais, il faut aussi savoir que les réductions de crédits dont l’armée souffre depuis plusieurs années, et qui ont été dénoncées par le général Pierre de Villiers au début du mois de juillet (dénonciation qui lui a coûté son poste de chef d’état-major des armées), limitent drastiquement la disponibilité de ces divers matériels.
Au-delà de la polémique, qui n’est pas dépourvue – c’est la règle de la vie démocratique – de pensées politiciennes, il faudra qu’une commission d’enquête parlementaire face le bilan de ce qui a été fait et de ce qui ne l’a pas été et qui aurait dû l’être. C’est important tant pour la démocratie en France que pour tirer les leçons de ce qu’il faut bien appeler un échec de la gestion de crise et éviter qu’il ne se reproduise. Car, et c’est le moins que l’on puisse en dire, tout n’a pas été fait pour réduire les souffrances des populations.
Ce que révèle cette déclaration
Donc, le président Macron a réagi, de manière très maladroite et en fait puérile, à un débat qui devra de toute manière avoir lieu. Mais, cela n’explique pas pourquoi il s’est senti obligé de qualifier, lors de son arrivée à la Guadeloupe, les opérations de l’un des plus grands ponts aériens depuis 1945. Il y a dans cette déclaration même une outrance, une emphase, qui interroge quant à la psychologie du Président. Cette volonté de se mettre en avant à tout prix, et même à celui de proférer une énorme contre-vérité, inquiète. Elle traduit une certaine instabilité psychologique. Mais, il y a aussi dans cette déclaration de quoi se poser des questions quant à l’équipe de communicants qui l’entoure. Car, on peut penser qu’il y avait des personnes parfaitement au courant de la réalité des choses dans l’entourage du Président. Le fait qu’ils aient laissé passer cette déclaration, qu’ils n’aient pas soit informé le Président des réalités, soit lui aient signalés les dangers de se livrer à de telles déclarations, interroge aussi sur la nature de la communication mise en place autour d’Emmanuel Macron et sur les liens qui unissent le Président à son entourage.
Cette déclaration interroge enfin sur le comportement des journalistes qui l’ont reprise de manière globalement a-critique. C’est à croire que l’histoire de la seconde moitié du XXème siècle est délibérément ignorée dans les écoles de journalisme et dans les universités. En réalité, la reprise de cette déclaration illustre un état d’esprit de nombreux journalistes qui combine la révérence face au pouvoir, la servilité politique et parfois l’incompétence la plus crasse. Voilà qui pose problème. Imaginons qu’une autre personnalité politique ait proféré les mêmes énormités. Cette personne aurait été, et non sans raisons, l’objet de critiques assassines. On aurait glosé sur son incompétence. Rien de tel n’est survenu pour Emmanuel Macron, comme si sa parole était parole d’évangile. Oui, l’attitude des journalistes pose un véritable problème de démocratie en France.
Il ne reste plus qu’à espérer que l’État fasse désormais le maximum pour atténuer les souffrances des populations dans les îles, et qu’il débloque, sans rechigner, l’argent nécessaire à l’aide d’urgence comme à la reconstruction. Le président Macron serait aussi bien inspiré de rétablir les crédits de fonctionnement à l’armée, ces crédits qui ont été supprimés par M. Darmanin, le ministre du Budget et qui ont provoqué la crise avec le général Pierre de Villiers. Il serait enfin bien inspiré de s’abstenir de telles déclarations aussi tonitruantes qu’erronées à l’avenir ; ces déclarations le ridiculisent et soulignent sa fragilité dans les fonctions qu’il occupe, ce qui constitue un problème pour tous les Français.
Premier survol de l’île après l’ouragan, le 6 septembre :
Des habitants évoquent le chaos à Saint-Martin :