Le mercredi 12 juillet, le Général Pierre de Villiers, chef d’état-major des armés, était auditionné par la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale [1].
Les fuites relatives à cette audition provoquèrent la violente réaction du président de la République, qui attaqua alors le général de Villiers, l’accusant d’avoir « porté sur la place publique » un débat qui n’avait pas lieu d’être. La réaction du général conduisit à une crise, crise qui se solda par sa démission du poste de chef d’état-major des armées. La publication par l’Assemblée nationale de cette audition permet aujourd’hui de se faire une idée plus nette des propos qui y furent tenus [2]. Les lecteurs pourront se reporter au texte intégral. Ils constateront que jamais le général de Villiers n’est sorti de son rôle, qui était d’éclairer la représentation nationale sur l’ensemble des problèmes affectant les forces armées.
Devant la longueur, et aussi la densité de cette audition, on en publie ici des extraits choisis.
La réduction des forces armées n’est plus possible.
L’un des thèmes importants de l’audition du général de Villiers a été de mettre en lumière le processus de contractions des forces armées, un processus entamé en 2008, soit sous le mandat de Nicolas Sarkozy, mais qui s’est prolongé sous le mandat de François Hollande. Ce processus rend impossible de nouvelles coupes budgétaires, sous peine de déséquilibrer en profondeur l’ensemble de la défense française. C’est un point important qu’il convient de noter. On le constatera dans l’extrait suivant de l’audition du général de Villiers :
« Le système a en outre été fragilisé par le processus qui, entre 2008 et 2014, a affecté la totalité des composantes de nos armées, directions et services : le nombre de militaires est passé de 241 000 à 203 000 et l’organisation territoriale des armées a été repensée de fond en comble, principalement selon une logique d’efficience économique et de réduction des dépenses publiques. Depuis 2008, cinquante formations de l’armée de terre, dix-sept bases aériennes, deux bases aéronavales et vingt bâtiments ont été supprimés.
L’impact de ces réformes, menées dans un laps de temps très court, se fait sentir. Faut-il le rappeler ? Le ministère de la Défense a été le plus important contributeur de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Le modèle s’est alors contracté autour d’un cœur de métier minimaliste, fragilisant du même coup sa cohérence d’ensemble, au moment même où il était davantage sollicité. Lorsque les engagements sont en hausse et le budget, en baisse, j’appelle cela un grand écart. À ceux qui en douteraient, je le dis et je le répète : on a déjà donné, on a déjà tout donné. Il faut maintenant revivifier notre modèle, ce qui, d’ailleurs, n’exclut pas de poursuivre notre transformation permanente et nos réformes de structure pour être toujours plus efficients. »
La position du chef d’état-major est ici très claire. Il n’est plus possible de procéder à de nouvelles coupes. La cohérence d’ensemble des forces armées est aujourd’hui atteinte par ces coupes qui les fragilisent. Il faut donc au contraire commencer à préparer la régénération de l’appareil militaire.
Les coupes budgétaires ont des conséquences opérationnelles
Le deuxième point sur lequel le général de Villiers est explicite porte sur les conséquences opérationnelles de ces coupes et des restrictions budgétaires. Les restrictions budgétaires mettent directement en cause la sécurité des militaires, que ce soit directement (absence ou déficience des blindages et des gilets pare-balles) ou que ce soit indirectement du fait d’un manque de moyen qui contraint les unités à entrer en action sans disposer du soutien, que ce soit le soutien aérien, le soutien de reconnaissance ou autre, adéquat. Des opérations doivent ainsi être reportées, ce qui peut avoir des conséquences opérationnelles extrêmement graves.
« La première consiste à régénérer le modèle, en revenant, au plus vite, sur les lacunes capacitaires les plus pénalisantes, c’est-à-dire sur celles qui menacent directement les aptitudes-clés des armées et qui compromettent dès aujourd’hui la réussite de nos opérations. Concrètement, sur le terrain, le manque d’hélicoptères, de drones ou d’avions ravitailleurs a des conséquences lourdes sur la manœuvre générale : report d’opérations, rupture de permanence, opportunités non saisies, prévisibilité accrue. Il ne s’agit là que d’un exemple parmi d’autres. Pour gagner, il nous faut aussi des gilets pare-balles rénovés, des stocks de munitions reconstitués et davantage de véhicules blindés pour protéger nos soldats. Je rappelle que 60 % de nos véhicules utilisés en opération ne sont pas protégés. Le blindage est le moins que l’on puisse demander et obtenir pour les hommes et les femmes de nos armées qui, eux, ne comptent pas leurs efforts. J’ai encore rapatrié trois blessés le week-end dernier.
Notre deuxième priorité est d’aligner les contrats opérationnels sur la réalité des moyens que nous engageons en opérations, aujourd’hui, considérant, je vous l’ai dit, que le niveau de menace ne diminuera pas dans les années qui viennent. Il faut savoir que nos engagements actuels dépassent d’environ 30 % les contrats détaillés dans le Livre blanc. Les nouveaux contrats devront prendre en compte les effectifs nécessaires, le maintien en condition et la préparation opérationnelle. En 2016, 50 % des rotations des unités de l’armée de terre dans les centres d’entraînement ont été annulées. Les pilotes ont volé en moyenne 160 heures – dont 100 en opération, c’est-à-dire pas à l’entraînement –, au lieu des 180 heures normées. L’entraînement à la mer de la marine a baissé de 25 %. Une telle contraction du temps et des moyens dévolus à l’entraînement est source de vulnérabilités, auxquelles il convient de mettre un terme sans attendre. C’est le chef de guerre qui vous le dit : à la guerre, toute insuffisance se paie “cash” parce qu’en face, l’ennemi ne s’embarrasse pas de procédés. »
On constate aussi que l’entraînement a été sacrifié, que ce soit l’entraînement des forces aériennes ou des forces navales. Or, la qualité de l’entraînement, et cela est su par les militaires depuis des temps immémoriaux, est une des conditions pour minimiser les pertes en opérations. Que l’on se souvienne de l’adage, maintes fois vérifiés, que « la sueur à l’entraînement évite le sang ». Il est donc clair que l’efficacité et la sécurité des femmes et des hommes de nos forces armées ont été mises en péril par les coupes répétées dans le budget de la défense depuis 2008.
La question du budget
Ceci conduit, bien entendu, à la question du budget. Le général de Villiers salue l’objectif fixé par le Président de la République mais précise par ailleurs qu’il n’est pas « un lapin de six semaines ». Il en appelle donc à la transparence de la décision politique, et précise que les engagements pris doivent être impérativement tenus.
« J’en arrive donc à ma deuxième préoccupation : obtenir des moyens financiers en cohérence avec notre projet. C’est tout l’objet de la trajectoire budgétaire qui doit nous amener à l’objectif fixé par le président de la République : 50 milliards d’euros courants, hors opérations extérieures (OPEX) et hors pensions, en 2025. Se dessinent devant nous trois horizons temporels.
Le premier correspond à la fin de gestion 2017 qui doit absolument être préservée. En opérations extérieures comme sur le territoire national, nos armées assurent la sécurité des Français au quotidien, dans des conditions souvent très difficiles. Comment imaginer ne pas leur donner les moyens nécessaires pour remplir leurs missions ? Les exécutions budgétaires ont été préservées en 2015 et 2016. Cela doit être le cas également en 2017, car les armées ne sont pas moins sollicitées, loin s’en faut.
Le deuxième horizon de très court terme est celui de la loi de finances pour 2018. Cette première marche est essentielle. Je ne suis pas un lapin de six semaines : je sais bien que, si l’objectif de 50 milliards est fixé à 2025 et que la courbe d’évolution du budget démarre très bas, l’élévation de cette courbe ne se produira qu’en fin de période. Nous connaissons la ficelle de cette “remontée tardive” et l’avons déjà expérimentée sous les deux quinquennats précédents.
En ce qui concerne la loi de finances pour 2018, l’équation est simple. Après mise sous contrainte, le socle budgétaire ressort à 34,8 milliards d’euros, dont 32,8 milliards ouverts en loi de finances initiale auxquels il faut ajouter, d’une part, le milliard d’euros décidé par le président Hollande lors du conseil de défense du 6 avril 2016 et correspondant aux besoins supplémentaires indispensables pour faire face à la menace terroriste – non-déflation de 18 750 effectifs et mesures afférentes en termes de fonctionnement et d’infrastructure – d’autre part ; plus 200 millions d’euros décidés ces derniers mois pour financer le service militaire volontaire, la garde nationale avec l’augmentation du nombre de réservistes et les mesures de condition du personnel. Ce socle de 34 milliards d’euros sera dépensé, quoi qu’il arrive. Enfin, il convient d’y ajouter les besoins supplémentaires apparus depuis le 6 avril 2016 : 600 millions d’euros pour soutenir le surcroît d’engagement de nos forces et atténuer le sous-dimensionnement chronique de certains soutiens, dont l’infrastructure et enfin, 200 millions d’euros pour renforcer à très court terme la protection de nos hommes, à titre individuel et pour les équipements – Au total, il convient de bâtir d’emblée sur des bases saines une trajectoire de remontée en puissance pour consolider notre modèle.
Le troisième horizon de court terme est la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025. Elle doit être celle de la régénération et de la projection vers l’avenir. L’ordre de grandeur de l’effort à consentir est d’ores et déjà connu : il s’élève globalement à deux milliards d’euros supplémentaires par an à périmètre constant, hors opérations extérieures et hors pensions. Compte tenu de l’urgence, la LPM doit être votée au plus tôt, c’est-à-dire avant le 14 juillet 2018, pour intégrer comme première annuité le projet de loi de finances 2019. Je rappelle que sous les deux quinquennats précédents, il aura fallu environ deux ans pour que la LPM soit adoptée. »
Il indique aussi que la somme prévue par le budget 2018, et que le président de la République devait, dans la polémique déclenchée par sa réaction (ou peut-être faut-il parler de sur-réaction) à l’audition du général de Villiers, mettre en avant comme la « preuve » de son engagement sur les questions de défense, représente en réalité le strict minimum de ce qu’il faut alors dépenser.
Et, en réponse à des questions des membres de la commission, le général revient sur la question de l’annulation des 850 millions d’euros de crédits, annulation que venait d’annoncer M. Darmanin :
« Permettez-moi de revenir sur l’annulation de 850 millions d’euros de crédits en gestion 2017 qu’a annoncée M. Darmanin par voie de presse. Que les choses soient claires : il s’agit d’annulations alors qu’à l’heure actuelle, les crédits ont été gelés à hauteur de 2,7 milliards : 1,6 milliard au titre de la réserve de précaution, 715 millions de report de crédits et 350 millions de surgels. Le ministre des Comptes publics a donc cette fois annoncé une annulation de 850 millions d’euros sur la base du montant du budget total, soit 32,8 milliards, et l’ouverture simultanée d’un décret d’avance de 650 millions d’euros hors pensions, c’est-à-dire au titre du programme 178 “Préparation et emploi des forces”. Reste donc un delta net de 200 millions d’euros. Il m’est un peu délicat de parler de ceci ce matin, dans la mesure où le président de la République n’a pas encore rendu son arbitrage : il le fera certainement demain soir à l’occasion du discours qu’il prononcera à l’hôtel de Brienne.
Quoi qu’il en soit, avant d’envisager les conséquences possibles d’une telle annulation de crédits, il m’importe d’abord de savoir si elle ne sera pas suivie en fin d’année d’autres annulations. Autrement dit, pour garantir le fonctionnement des armées, l’exécution budgétaire de fin d’année ne doit pas être inférieure aux montants inscrits en loi de finances initiale, sans quoi nous nous trouverions dans une situation insoutenable. En outre, aucune autre annulation ni aucun gage ne doivent être décidés d’ici au 31 décembre. Puis le reliquat du surcoût des opérations extérieures – de l’ordre de 300 millions d’euros environ – devra être couvert en fin d’année. Ensuite, il faudra déterminer le niveau du report de charge consenti ; je rappelle qu’en 2016, il s’établissait à environ trois milliards d’euros. Enfin, quid des reports de crédits de 715 millions d’euros : seront-ils reportés sur 2018 ou engagés et ouverts ? »
Il montre bien qu’il s’agit d’une réduction nette, qui vient s’ajouter à d’autres. Il précise que le mécanisme des reports de crédits ne permet pas à la représentation nationale de se faire une idée précise de l’impact des réductions de fait que ces reports entraînent. Ceci renvoie à la question des munitions, une question qui est à l’évidence devenue critique :
« Un mot sur les munitions : les réductions décidées ces dernières années ont globalement porté sur les flux, celui de l’entretien programmé du matériel et de l’entretien programmé du personnel, celui des munitions et celui des infrastructures – comme toujours. Oui, il faut reconstituer le flux des munitions et nous ne pourrons pas attendre 2019 ou 2020 ! Nous avons beaucoup consommé et continuons de consommer beaucoup, et pour cause : on ne gagne pas la guerre sans munitions – un fait simple que l’on semble pourtant redécouvrir. Je ne vous donnerai pas de détails sur l’état des différents stocks, mais il n’est plus temps de discuter en termes budgétaires, car nous n’avons pas le choix. Je n’y peux rien ; c’est ainsi. Il faut agir dès 2018 pour plusieurs raisons : d’abord parce que nous sommes “au taquet”, mais aussi parce qu’il s’écoule parfois beaucoup de temps entre la commande de la munition et le moment où elle peut être tirée. Les pièces des munitions sont en effet fabriquées dans différents lieux et pays. Au fond, la France a redécouvert la guerre. Or, il n’est pas aisé de relancer une chaîne industrielle, surtout de manière accélérée. Nous devons être en mesure de disposer de stocks de munitions suffisants. Je ne le demande pas pour ennuyer tel ou tel, mais parce qu’encore une fois, c’est ainsi : on ne gagne pas la guerre sans munitions suffisantes. »
Cela renvoie à une évidence. Pour disposer des munitions suffisantes, il faut les produire. Il n’en est pas d’un obus de 155 mm comme d’une ligne budgétaire que l’on peut remettre d’un trait de plume sur un budget. Pour produire ces munitions, encore faut-il que l’appareil industriel puisse le faire dans les temps impartis. De fait, dans le domaine militaire, ce qui importe ce n’est pas le « juste à temps » de l’industrie civile mais bel et bien la constitution de capacités excédentaires, capacités qui pourront être mobilisées en temps de crise et d’urgence. On est donc dans une logique parfaitement différente de celle de l’industrie civile, et encore plus a fortiori de celle de la banque et des banquiers.
Sur la coopération européenne
Un dernier point important de cette audition porte sur la coopération européenne. Le général de Villiers s’exprime assez clairement sur cette dimension de l’effort de défense. Il souligne la différence de structure et de situation de la France avec l’Allemagne. Mais, ce que l’on peut lire aussi « en creux », c’est la nécessité d’avoir une politique française forte qui ne soit pas simplement la symétrique de celle de l’Allemagne, et qui ne soit pas non plus dictée par les traités européens. La coopération qu’évoque le général de Villiers, elle est entre Nations, avec l’Allemagne et le Royaume-Uni, mais elle n’est pas au sein de l’Union européenne. C’est un point important dont il convient de se souvenir.
« Vous proposez de dégager l’investissement de défense du calcul du déficit public par rapport à la règle des 3 % du PIB. Je soutiens fermement cette mesure, mais je crois que mon soutien ne suffit pas… C’est un sujet exclusivement politique. Mes homologues européens savent toutefois, en toute objectivité, combien nous contribuons à la défense et à la sécurité de l’Europe. On entend déplorer çà et là que bien des choses vont mal en France. Soit, mais permettez-moi de vous dire ceci : nous avons la première armée d’Europe et elle est considérée comme telle lorsque je suis à Bruxelles. La France dispose de la deuxième armée de l’OTAN. En somme, la France est un grand pays quand elle le veut, et elle l’est aujourd’hui sur le plan militaire. J’ai donc, en tant que CEMA, un rôle dans cette dynamique européenne. L’automne dernier, nous sommes parvenus à réunir les Britanniques et les Allemands dans mon bureau, puis nous avons tenu une réunion du même ordre à Londres ! La prochaine réunion aura lieu à Berlin après l’été. Ce sont des signes ! Nous pouvons explorer d’innombrables pistes de coopération. Nous pouvons coopérer avec les Allemands en matière d’environnement des opérations et de capacités – intelligence, surveillance, reconnaissance (ISR), ravitailleurs, transport aérien, drones – ou encore de logistique et de sécurité et développement, car cette économie puissante peut nous aider. Ils participent à la formation des forces locales, dans le cadre de la mission européenne EUTM au Mali par exemple. Avec les Britanniques, notre coopération porte tout à la fois sur les opérations – j’ai mentionné la CJEF – mais aussi sur les programmes, le traité de Lancaster House ayant tracé de nombreuses pistes. On peut aussi envisager à l’avenir un programme de drone MALE européen avec ceux qui voudront nous rejoindre d’ici à 2025. Autrement dit, je suis persuadé qu’il y a des choses à faire, et je sens une dynamique meilleure qu’auparavant, en particulier avec l’Allemagne, dont je rappelle que la part du PIB consacrée à la défense passera de 1,2 % à 1,5 % en quatre ans, sachant que l’Allemagne a un PIB plus élevé que le nôtre et qu’elle n’assume aucune dépense liée à la dissuasion. C’est dire si, à périmètre équivalent, nous allons devoir nous accrocher pour ne pas être dépassés ! »
Au total, l’audition du général de Villiers apparaît comme extrêmement digne, responsable, et non pas comme une « mise sur la place publique » du linge sale que le Président aurait souhaité laver en famille. Le fait que le général de Villiers ait été applaudi sur tous les bancs à la suite de son audition montre bien que, au-delà des désaccords qui peuvent légitimement exister, les membres de la Commission avaient été sensibles à l’exercice démocratique que représente l’information honnête des représentants du peuple !