L’antisionisme religieux
Un article de Youssef Hindi en exclusivité pour le site E&R !
Sommaire
- Le sionisme, un messianisme laïcisé
- Terre promise, avec ou sans conditions ?
- Expulsion, destruction et punition divine
- L’avertissement coranique
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Ma carrière de chercheur a commencé par la publication d’un livre – Occident et Islam, tome 1 : Sources et genèse messianiques du sionisme – dont la thèse contredit l’historiographie du sionisme selon laquelle il serait né à la fin du XIXe siècle, sous sa forme laïque ; les historiens qui ont recherché une origine du sionisme antérieure se sont arrêtés à l’Angleterre calvinisite du XVIIe siècle. Les protestants millénaristes anglais seraient à l’origine du projet de rapatriement des juifs en Terre Sainte, et ce afin de hâter le retour du Christ. Mon livre, paru en 2015, retrace la généalogie du sionisme jusqu’à l’époque médiévale, dans les milieux rabbiniques, messianiques et kabbalistiques, et met en évidence comment ce messianisme actif a pénétré les milieux millénaristes protestants.
Ce qui a rendu aveugles les historiens, notamment juifs et israéliens, à l’instar de Yakov Rabkin et Shlomo Sand, sur les origines juives du sionisme, est simple à comprendre : le Talmud interdit aux juifs de retourner en Terre sainte pour y fonder une nation.
Rabbi Helbo (IIIe siècle), maître du Talmud, commentant le Cantique des cantiques, 2,7 : « Je vous en conjure, filles de Jérusalem, par les gazelles et par les biches des champs, n’éveillez pas, ne provoquez pas l’amour avant qu’il le veuille », déclare : « Quatre serments sont mentionnés ici. Les Israélites sont adjurés de ne pas se révolter contre les royaumes de ce monde [les puissances séculières], de ne pas "hâter la fin", de ne pas révéler les mystères de celle-ci aux nations et de ne pas se dresser de l’exil comme un mur [c’est-à-dire se dresser en grand nombre]. Mais alors, pourquoi le Roi-messie doit-il venir ? Pour rassembler les exilés d’Israël. » (Talmud de Babylone, Shir ha-Shirim Rabba II, Ketubot 111a).
En résumé, les juifs doivent attendre leur Messie qui les ramènera en Terre sainte, et ils ne doivent en aucun cas hâter sa venue, ni les temps messianiques. J’ai retracé, dans mon livre sus-mentionné, l’histoire du contournement de cet interdit par le messianisme actif.
Le sionisme, un messianisme laïcisé
Nous ne reviendrons pas sur cette longue histoire ici, mais rappelons tout de même au passage que le sionisme est un déchaînement (au sens de libération des interdits et de la victoire contre les forces au sein du judaïsme qui contenaient la tendance apocalyptique [1]) messianique qui implique l’utilisation de la Bible hébraïque, et notamment ses livres et passages suprémacistes et génocidaires (la fin du Deutéronome et le livre de Josué), comme un manuel politique, y compris entre les mains de juifs athées, à l’instar de Vladimir Jabotinsky (le fondateur du parti révisionniste, l’aile droite du sionisme), de David Ben Gourion (socialiste) et de leurs héritiers.
Le sionisme, comme plusieurs autres idéologies modernes, est une laïcisation du judaïsme et de son messianisme.
Malgré son athéisme, le premier chef du gouvernement de l’État d’Israël, Ben Gourion, organisait un cercle biblique dans les années 1950 à son domicile.
« Le charismatique dirigeant de l’État n’était pas seulement un fidèle lecteur de l’antique Livre hébreu, il sut aussi l’utiliser avec intelligence, en fin stratège politique. Il comprit relativement tôt que le texte sacré pouvait devenir un livre laïco-national, constituant le réservoir central de représentations collectives du passé, contribuant à faire de centaines de milliers de nouveaux émigrants un peuple unifié, et reliant les jeunes générations à la terre.
Les récits bibliques servirent de structure à sa rhétorique politique quotidienne, et son identification à Moïse ou à Josué était profonde et semble, d’une façon générale, honnête. De même que les chefs révolutionnaires français étaient certains d’incarner des rôles de sénateurs romains de l’Antiquité, Ben Gourion et les autres dirigeants de la révolution sioniste, hauts militaires et "intellectuels d’État", étaient persuadés qu’ils reproduisaient la conquête du pays biblique et la création d’un État sur le modèle du royaume de David. Les événements de l’histoire contemporaine ne prenaient, pour eux, leur signification que sur la toile de fond des événements paradigmatiques du passé. » [2]
Lorsque l’armée d’Israël conquit le Sinaï pendant la guerre de 1956, atteignant Charm el-Cheikh, Ben Gourion s’adressa aux soldats vainqueurs en utilisant des références bibliques dans un discours messianique : « Et l’on pourra de nouveau entonner l’antique chant de Moïse et des fils d’Israël […] dans un immense élan commun de toutes les armées d’Israël. Vous avez renoué le lien avec le roi Salomon qui fit d’Eilat le premier port israélien, il y a trois mille ans. [...] Et Yotvata ? surnommé Tiran, qui constituait il y a mille quatre cents ans un État hébreu indépendant, redeviendra une partie de la troisième royauté d’Israël. » [3]
Toute l’ambigüité et la complexité du sionisme réside dans cette apparente contradiction entre athéisme et religiosité, matérialisme et messianisme. C’est une idéologie qui s’enracine dans la tradition juive tout en violant la loi juive ; elle fait de la Bible hébraïque son modèle tout en contrevenant à celle-ci. Le sionisme politique de la fin du XIXe siècle est un messianisme sans Messie et sans Dieu, et en cela il est une version laïcisée de la kabbale lourianique (XVIe siècle) [4] selon laquelle le peuple juif est acteur de sa propre rédemption et de la réparation du monde (tikkun olam), en excluant Dieu et le Messie de ce processus historico-religieux. Nous l’avons dit plus haut, ces aspects du sionisme ont déjà été traités dans nos publications antérieures.
Après cette brève introduction au sionisme messianique laïcisé, entrons dans le vif du sujet. Il existe, nous l’avons dit, un sionisme religieux et un sionisme laïque. Mais face à ces deux sionismes hérétiques, il y a un antisionisme juif religieux (et un antisionisme juif laïque). Les arguments de l’antisionisme religieux doivent être connus de tous ; d’abord parce qu’ils sont directement issue de l’orthodoxie juive, mais également parce qu’ils peuvent être utiles et utilisés sur le champs du religieux dans lequel nous amènent les dirigeants israéliens, Netanyahou au premier chef, qui déclarent publiquement qu’ils « réalisent les prophéties d’Ésaïe » [5], qu’ils sont « le peuple de la lumière » et les Palestiniens qu’ils massacrent « le peuple des ténèbres » [6] et des « animaux humains » [7].
C’est également une réponse aux juifs athées qui ne croient pas en Dieu mais qui croient qu’Il leur a promis la Terre Sainte (pour reprendre les propos du journaliste israélien Gideon Levy), et sans condition. À ces sionistes juifs religieux et athées qui prennent la Bible hébraïque pour un cadastre, il faut répondre, en utilisant précisément les arguments du judaïsme orthodoxe.
Terre promise, avec ou sans conditions ?
Lorsque les Hébreux s’apprêtaient à entrer en Terre promise après leur fuite d’Égypte, Dieu conditionna leur séjour dans l’actuelle Palestine ; ainsi Moïse mit en garde les Hébreux :
« Quand vous aurez engendré des enfants, puis des petits-enfants, et que vous aurez vieilli sur cette terre ; si vous dégénérez alors, si vous fabriquez une idole, image d’un être quelconque, faisant ainsi ce qui déplaît à l’Éternel, ton Dieu, et l’offense, j’en prends à témoin contre vous, aujourd’hui, les cieux et la terre, vous disparaîtrez promptement de ce pays pour la possession duquel vous allez passer ce Jourdain ; vous n’y prolongerez pas vos jours, vous en serez proscrits au contraire ! L’Éternel vous dispersera parmi les peuples, et vous serez réduits à un misérable reste au milieu des nations où l’Éternel vous conduira. » (Deutéronome, 4:25-28)
Dans un autre livre de la Torah, le Lévitique, on peut également lire cette mise en garde :
« Craignez que cette terre ne vous vomisse si vous la souillez, comme elle a vomi le peuple qui l’habitait avant vous. » (Lévitique 18, 28)
Le grand rabbin et exégète Rachi (1040-1105), commente ainsi ce passage : « Afin que le pays ne vous vomisse pas. Cela ressemble à un prince à qui l’on aura fait manger un aliment dégoûtant : Il ne peut le conserver dans ses entrailles et il le vomit. Il en va de même d’Erets Yisrael [la terre d’Israël] : Il ne peut conserver les pécheurs. Le Targoum Onqelos rend ce mot par "vider" : le pays "se vide" d’eux. » [8]
Un peu plus loin dans le Lévitique, on lit un deuxième avertissement :
« Observez donc toutes mes lois et tous mes statuts, et les exécutez, afin qu’il ne vous rejette point, ce pays où je vous mène pour vous y établir. » (Lévitique 20, 22)
Selon Or ha-Haïm, commentaire classique écrit par le rabbin marocain Haïm Ben Atar (1696-1743), le premier avertissement s’adresse aux pécheurs que la terre vomirait, et le deuxième est pour les juifs pieux et pratiquants qui, eux aussi, seraient vomis car ils n’ont pas protesté contre les pécheurs [9].
Expulsion, destruction et punition divine
Si le royaume d’Israël a été détruit par les Assyriens (-722), si le royaume de Juda et le premier Temple ont été détruits par les Babyloniens (-586) et le second Temple détruit par les Romains (en l’an 70), c’est en guise de punition divine.
Le Talmud est formel, la destruction du Temple par les Romains a pour cause les péchés des juifs, notamment la « haine gratuite » parmi les juifs (Talmud de Babylone, Traité « Yoma », p. 9b) [10]. Du point de vue de la tradition juive, les fils d’Israël ont souillé la Terre sainte, ils en ont été par conséquent punis et expulsés.
La Rédemption ne peut pas être obtenue par la création au forceps d’un État juif ; au contraire, c’est une violation de la loi qui ne peut conduire qu’à une nouvelle punition, car cela revient à prendre la place de Dieu, comme le souligne Yosef Hayim Yerushalmi, professeur à l’université Columbia [11].
La Rédemption et le sionisme ne peuvent être concomitants. La Rédemption advient brusquement et met fin à l’exil ; la fondation de l’État d’Israël n’est pas un acte rédempteur, il empêche la Rédemption.
On comprend dès lors pourquoi la majorité des rabbins se sont opposés au sionisme jusqu’au lendemain de la guerre des Six Jours (1967). Trois ans avant le premier congrès sioniste de 1897 à Bâle, le rabbin Alexandre Moshé Lapidos (1819-1906), une autorité rabbinique en Russie, a exprimé sa déception devant les premières tentatives d’établissement des colonies juives en Palestine par le mouvement russe Hoveveï Tsion (aussi connu comme Hibbat Tsion, ou « Amants de Sion ») à partir de 1881 :
« Nous pensions que ce plançon sacré seraient fidèle au Seigneur et à son peuple, qu’il nous restaurerait nos âmes. […] Or, dès son enfance, il a propagé de mauvaises herbes et une mauvaise odeur qui s’étend loin. […] Nous retirons notre soutien, nous resterons dehors et nous résisterons au mieux de nos capacités : nous devons rassembler toutes nos forces au nom du Seigneur. » [12]
Théodore Herzl a voulu organiser le premier congrès sioniste à Munich, mais l’Association générale des rabbins allemands s’y est opposée [13]. Raison pour laquelle Herzl organisera finalement le congrès à Bâle (Suisse).
L’opposition au sionisme dans le monde juif religieux n’est évidemment pas circonscrit. Les attaques des rabbins contre le projet de fondation d’un État juif en Terre sainte sont innombrables.
Moritz Güdemann (1835-1918), historien et rabbin influent à Vienne, rejette, dès le congrès sioniste en 1897, toute tentative de séparer la nation juive de sa foi monothéiste, car il voit le sionisme comme un projet essentiellement athéiste. En outre, selon lui, depuis l’exil babylonien, la nation juive est une « communauté des croyants », et le nationalisme juif serait un pas en arrière compte tenu de l’attente de l’avènement messianique d’un royaume sublime. Quelques années plus tard, le rabbin russe Israël Meir Kagan (1838-1933) soulève la même contradiction. Le rabbin Joseph Samuel Bloch (1850-1923), originaire de Galicie, s’oppose au sionisme lors des débats du Parlement à Vienne. Il compare le sionisme au faux messie et antinomiste Sabbataï Tsevi (1626-1676). Le rabbin Bloch explique à Herzl l’interdiction talmudique de retourner en masse en Terre sainte avant l’arrivée du Messie [14].
Pour les juifs orthodoxes antisionistes, l’État d’Israël est un « acte satanique » [15], lequel ne peut conduire qu’à une punition divine, une catastrophe pour les juifs. Comme l’explique l’historien Yakov M. Rabkin, lui-même juif religieux, « la tradition juive tend à interpréter toute calamité, ou même tout accident mineur, comme la conséquence d’une faille dans le comportement juif » ; c’est le sens de ce verset du livre du prophète Jérémie :
« Ce sont vos fautes qui ont dérangé le cours de ces lois, vos péchés qui vous ont privés de ces bienfaits. » (Jérémie 5, 25)
Ce verset, nous dit Yakov M. Rabkin, « reste le concept clé dans la tradition juive. Les conséquences deviennent d’autant plus graves si les transgressions sont commises en Terre d’Israël. Ce rapport normatif, voire contractuel, avec la Terre d’Israël affecterait le comportement de presque tous les groupes religieux juifs, partisans ou adversaires du sionisme » [16].
Ce que j’appellerai la catastrophologie au centre de la tradition juive nous amène à la question de l’interprétation de la Shoah par les juifs religieux. Nous l’avons dit plus haut, la destruction des royaumes d’Israël, de Juda et du Temple de Jérusalem, est interprétée, dans la tradition juive, comme une punition. De la même façon, les juifs orthodoxes ont interprété la Shoah en termes religieux. Le rabbin Wasserman, contemporain d’Adolph Hitler, et qui sera tué par les nazis, interprète les persécutions nazies contre les juifs comme une conséquence directe du sionisme :
« Aujourd’hui les juifs ont choisi deux idoles à qui ils font leurs sacrifices : le socialisme et le nationalisme. […] Ces deux formes d’idolâtrie ont empoisonné les esprits et les cœurs de la jeunesse juive. Chacune a sa tribu de faux prophètes sous la forme d’écrivains et d’orateurs qui accomplissent leur travail à la perfection. Un miracle s’est produit : dans les cieux on a fusionné ces deux idolâtries en une seule : le national-socialisme. Ainsi une matraque effrayante a été créée qui frappe le juif dans tous les coins du globe. Les abominations devant lesquelles nous nous sommes prosternées nous frappent à leur tour. » [17]
La littérature judaïque qui présente cette vision de la Shoah est « abondante », elle « s’appuie sur des sources classiques et débute avant Auschwitz », explique Yakov M. Rabkin. « La trahison de l’exil par les sionistes aurait entraîné la catastrophe, et comme la transgression du sionisme est collective, la punition, elle aussi, serait collective. » [18]
« Sur le chemin d’Auschwitz, un juif demanda au rabbin Shelomo Zalman Ehrenreich, dit le Shimlauer Rov (1864-1944), pourquoi le Saint béni soit-il avait fait fondre cette catastrophe sur les juifs d’Europe. Il lui répondit : "Nous sommes punis parce que nous n’avons pas assez combattu les sionistes." Car toute faute, même individuelle, contre la Torah retombe sur l’ensemble de la communauté. » [19]
La tradition religieuse qui ordonne aux juifs de faire preuve de modestie et de rester soumis aux nations se fonde sur la mémoire et la crainte des punitions de Dieu qui a utilisé des empires puissants pour punir les juifs. Ces punitions fondatrices demeureront les archétypes de l’histoire religieuse juive et qui mènera les rabbins à interpréter les pogroms et les expulsions comme des punitions venant de Dieu. Il y a toujours eu des éléments rebelles, arrogants, pris d’hubris au sein du peuple juif, de Koré (qui se rebella contre Moïse) à Netanyahou en passant par Bar-Kokhba, Solomon Molcho, Sabbataï Tsevi, les Rothschild, BHL et bien d’autres qui ont apporté la catastrophe à leurs coreligionnaires.
Aussi, on constate aujourd’hui que des juifs laïcs comme Rony Brauman arrivent au même constat qu’un juif religieux comme Yakov Rabkin et les juifs orthodoxes antisionistes de Neturei Karta. « Moi, déclare Rony Brauman, je suis juif et je considère qu’Israël me met en danger... Israël, aujourd’hui, met en danger les juifs, Israël met en danger les juifs du monde. » [20]
L’avertissement coranique
Le Coran est le dernier livre monothéiste révélé (au VIIe siècle). Dans une sourate nommée « Le voyage nocturne » (Al Isra), aussi connue sous le nom de « Les fils d’Israël » (Bani Isra’il), le Coran rappelle les deux punitions divines par la main des Babyloniens et des Romains, et évoque une éventuelle future punition.
« À l’intention des fils d’Israël Nous avons statué dans l’Écriture : "Par deux fois, oui, vous allez faire gros dégât sur la terre, vous étant élevés, oui, à trop grande hauteur
aussi, quand adviendra la prophétie (attachée à) la première des deux, Nous déchaînons sur vous tels de Nos serviteurs à l’assaut furieux. Jusque dans les maisons ils vous pourchassent…
— Et voilà promesse accomplie
puis, en votre faveur, sur eux l’assaut Nous retournons.
Nous vous prodiguons biens et fils. Nous vous rendons plus nombreux en cohortes...
— Si bellement vous agissez, c’est à votre avantage que vous aurez agi ; si mal vous agissez, ç’aura été contre vous-mêmes
— et puis quand adviendra la prophétie de la seconde fois, qu’ils mettent à mal vos faces, qu’ils profanent le temple, comme ils l’avaient profané la première fois, qu’ils réduisent tout ce qu’ils dominent à néant
— Peut-être votre Seigneur vous fera-t-Il miséricorde – si vous recommencez, Nous recommencerons. Nous avons fait de la Géhenne pour les dénégateurs une prison." » (Sourate 17, versets 4 à 8) [21]