Gaza, Israël et la dérive de l’Occident
Un article de Youssef Hindi en exclusivité pour le site E&R !
Sommaire
- Judéo-protestantisme et inégalitarisme
- Judéo-protestantisme et géopolitique ségrégationniste
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« Nous imposons un siège total contre la ville de Gaza. Il n’y a pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant. Tout est fermé. Nous combattons les animaux humains et nous agissons en conséquence. » [1]
Cette déclaration du ministre israélien de la Défense, Yoav Galant, le 9 octobre dernier, aurait dû faire trembler les chancelleries du « monde libre » – qui nous rebat les oreilles avec le nazisme et le fascisme – si son droit-de-l’hommisme était sérieux. Les pays occidentaux auraient obtenu un mandat de l’ONU pour intervenir et arrêter Israël qui se lance pour la énième fois dans le massacre de la population civile de Gaza. Preuve, là encore de l’inanité des Nations unies et de la nécessité d’un monde équilibré par des puissances pouvant tenir tête à l’hégémon étasunien et à ses esclaves européens.
L’unanimisme pro-israélien de « l’Occident collectif » est révélateur d’une dérive et d’une crise profonde. En effet, le soutien inconditionnel apporté par les dirigeants occidentaux à un État ouvertement raciste, colonial, qui pratique l’épuration ethnique, questionne. Il ne peut pas s’expliquer exclusivement par la puissance du lobby pro-israélien aux États-Unis [2] et en Europe [3].
Je propose ici une lecture historique de longue durée, combinée à l’anthropologie et à la théologie.
Judéo-protestantisme et inégalitarisme
Il faut, à mon sens, remonter à l’époque de la réforme protestante, pour saisir les origines de la révolution inégalitaire dans le monde occidental. Un inégalitarisme sous trois dimensions : théologique, sociale et raciale.
Avec Martin Luther (1483-1546) s’opère une véritable rupture théologico-anthropologique dans l’Europe de la Renaissance. En effet, le luthérianisme abandonne la théologie des actes au profit de la théologie de la grâce qui est le versant religieux de l’inégalitarisme anthropologique qui a gagné les régions de l’Allemagne où le luthérianisme s’est répandu et implanté.
Si le Saint-Empire romain germanique a perduré plus de huit siècles (962-1806), c’est parce que la structure familiale inégalitaire n’était pas encore établie dans l’espace germanique. Souvenons-nous que les Mérovingiens et les Carolingiens, des siècles durant, furent étrangers à la primogéniture et divisèrent leurs royaumes et empires entre leurs fils. Avec la réforme luthérienne, attachée à la primogéniture vétérotestamentaire, la structure familiale germanique, qui n’était pas encore arrivée à maturation au XVIe siècle, va atteindre, dans les siècles qui suivirent, sa forme définitivement inégalitaire [4]. Il y a une coévolution de la famille et de la religion, une corrélation entre famille souche et luthérianisme, qui se correspondent et se renforcent mutuellement avec le temps.
Ainsi, logiquement, l’affaiblissement du Saint-Empire romain germanique et son déclin commencent avec la révolution religieuse luthérienne, inégalitaire ; laquelle se caractérise par le rejet de l’Église catholique – une forme de séparatisme d’avec l’institution romaine qui représente l’universel, l’égalité, que l’Allemand a en horreur – et l’encouragement, par Martin Luther, du massacre des paysans en révolte, et des guerres opposant catholiques et protestants qui vont miner l’Europe chrétienne. Le protestantisme accentuera l’inégalitarisme germanique qui était entravé par le catholicisme, religion considérant les hommes comme égaux.
En 1524, des mouvements populaires tentèrent en Allemagne du sud de donner un contenu politique à la réforme évangélique. Leurs revendications mêlent alors la réduction de la pression fiscale, l’allègement des corvées, l’abolition du servage et la souveraineté de l’Écriture. Ce programme tenait dans les Douze Articles de la paysannerie souabe [5].
On avait affaire là non pas seulement à une révolte paysanne, mais à une véritable révolution. D’ouest en est, de l’Alsace jusqu’à la Saxe, l’embrasement devenait de plus en plus agressif.
Thomas Müntzer, un ancien moine, exhortait les paysans à l’insurrection. Pour Luther, Müntzer et sa « secte » infernale étaient directement inspirés par Satan [6]. En juillet 1524, il dénonçait « les faux prophètes » dans sa Lettre aux princes de Saxe sur l’esprit séditieux. Luther maintenait la nécessité des deux sacrements, le baptême et la Sainte-Cène, en insistant sur le rôle primordial de la parole de Dieu – par rapport aux inspirations particulières dont se prévalaient les révoltés.
La répression fut impitoyable : les révoltés furent battus à Frankenhausen, en mai 1525 ; Müntzer, prisonnier, fut décapité. Il y aura en tout plus de 100 000 morts. La révolte des paysans part du sud de l’Allemagne, plus égalitaire (et qui est restée catholique) que le Nord, gagné par la réforme protestante. Martin Luther, avec une verve méprisante, tirant sa source de l’inégalitarisme vétérotestamentaire, appela à écraser la révolte. Il écrit son Exhortation à la paix à propos des douze articles de la paysannerie souabe. Luther avançait que les deux royaumes étaient mis en péril par la révolte :
« Cette affaire est d’importance et périlleuse. Elle concerne tout ensemble le royaume de Dieu et le royaume du monde – car si cette révolte devait se propager et l’emporter, les deux royaumes périraient, en sorte que ni le gouvernement temporel ni la Parole de Dieu ne survivraient mais qu’il s’ensuivrait une destruction éternelle de toute l’Allemagne. »
Il prononça une apostrophe virulente : « Quiconque le peut, qu’il frappe, châtie, étrangle ou poignarde secrètement ou publiquement… Si étranges sont ces temps où un prince mérite plus le ciel en répandant le sang qu’un autre en priant. » [7]
Luther qualifie les paysans et leurs meneurs de « faux prophètes » et « prophètes assassins » qui ont berné la populace. Le titre de chrétien que s’arrogent les insurgés est blasphématoire, car selon lui, « il ne convient à aucun chrétien de se réclamer du droit et de lutter pour lui-même, mais de souffrir l’injustice et de supporter le mal ; il faut s’en tenir à cela… » [8]
« La colère et la rigueur du pouvoir sont aussi nécessaires pour le peuple que le manger et le boire.
Si l’on avait, dès le début, suivi mon conseil, lorsque la révolte a commencé, et immédiatement sacrifié un ou cent paysans en frappant sur leurs têtes… on aurait sauvegardé bien des milliers de gens. »
On peut en déduire que Luther, qui distinguait les deux royaumes et reniait la Loi à la façon de saint Paul, utilisait cette même Loi, celle de l’Ancien Testament et son inégalitarisme fondamental, contre le message égalitaire des Évangiles, contre le message de Jésus face aux marchands du Temple notamment.
Cette position de Luther, contre les petits et du côté des puissants, valut au luthérianisme un renforcement de l’appui des princes et des bourgeois ; et ce aux dépens de son image populaire. La Réforme est profondément bourgeoise. Les oligarchies des villes mettent à profit le phénomène religieux pour confisquer à l’ancien clergé ses privilèges.
À la suite de la désastreuse guerre des paysans, la fusion entre conscience civique et protestantisme a permis de souligner le caractère essentiellement urbain de la réforme en pays germanique.
Jean Calvin (1509-1564) accentuera très fortement l’inégalitarisme protestant, en faisant un retour plus radical que Luther à la Bible hébraïque. La prédestination calviniste finit par assumer un profil collectif, voire familial. Calvin reprend à la lettre la Torah, selon laquelle « Yahvé poursuit les crimes des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième génération » (Exode 20:5).
« Dieu, non seulement punit les méchants et les contempteurs de sa majesté en leur personne propre, mais cette vengeance s’étend jusqu’aux enfants. Il est vrai que nous trouverons ceci étrange à notre sens, mais il a déjà été déclaré ci-dessus comme Dieu peut punir les enfants des méchants sans leur faire tort. Et pourquoi ? Nous sommes tous maudits en Adam, et n’apportons que condamnation avec nous du ventre de la mère. » (Jean Calvin) [9]
En conséquence, le calvinisme postérieur proposera l’élection familiale. En Hollande, au siècle suivant l’on proclame que « les enfants des fidèles sont saints, non pas certes de nature, mais par le bienfait de l’alliance de grâce en laquelle ils sont compris avec leur père et mère » [10].
De la grâce à la race, écrit Bernard Cottret, « la prédestination a pu alimenter ultérieurement le discours eugéniste ou raciste – sans que Calvin soit en aucune façon responsable de cette dérive. Mais il est difficile de passer totalement sous silence l’utilisation détournée qui a pu être faite de la prédestination pour asseoir la suprématie de l’homme blanc protestant, en particulier dans le monde anglophone. Ou encore en Afrique du Sud dans l’élaboration de l’apartheid » [11].
La structure familiale inégalitaire, qui engendre des systèmes politiques et des idéologies racistes et ethnocentrées, englobe un certain nombre de peuples, y compris les juifs, qui ont été désignés comme ennemis prioritaires par l’Allemagne nazie. « Il est assez pathétique de constater, écrit Emmanuel Todd, que les systèmes familiaux allemand et juif sont semblables dans leurs traits essentiels. Ces deux peuples sont remarquables par leur particularisme idéologique, qu’il soit politique ou religieux. » [12]
Le bibliste Jean Soler (1933-2019), qui a longtemps travaillé en Israël (il a été conseiller culturel et scientifique à l’ambassade de France en Israël de 1968 à 1973, et de 1989 à 1993) défend la thèse choquante d’une paternité idéologique juive du nazisme :
« Si le communisme selon le Manifeste est le modèle hébraïque auquel il ne manque que Dieu, j’ajouterai, au risque de passer pour un "antisémite notoire", que le nazisme selon Mein Kampf (1924) est le modèle hébraïque auquel il ne manque même pas Dieu…
Hitler n’a jamais nié que Dieu ait fait des Juifs, dans l’Antiquité, son "peuple élu". Sa thèse est que les Juifs ont failli à leur mission en condamnant à mort Jésus [...] Mais Dieu a choisi un autre peuple, celui des Allemands (des Germains, fine fleur des Aryens) pour être désormais son nouveau "peuple élu". Avec Hitler pour "guide". Comme l’avait été Moïse.
Le Führer emprunte à l’idéologie biblique la valeur suprême accordée à la "pureté", ce qui entraîne la prohibition des mélanges, des mélanges ethniques avant tout [...]
Deux ans après son arrivée au pouvoir, Hitler promulgue les "lois de Nuremberg" (1935), dont la première est ainsi libellée : ’1 – Les mariages entre Juifs et citoyens allemands ou de sang voisin sont interdits.’
Hitler reprend aussi au modèle hébraïque la conviction, étrangère aux Grecs, qu’une doctrine assurée de devenir la vérité doit refuser de se confronter à d’autres doctrines ou de cohabiter avec elles…Il décrit "le Juif" et "l’Allemand" comme des frères ennemis engagés dans une rivalité qui ne pourra connaître qu’un vainqueur.
En effet, Hitler a ainsi écrit : "Le Juif est en toutes choses le contraire de l’Allemand et il lui est cependant apparenté au point qu’on pourrait les prendre pour deux frères… Quelle lutte s’engage entre eux et nous ! L’enjeu est tout simplement la destinée du monde… Il ne peut y avoir deux peuples élus. Nous sommes, nous, le peuple de Dieu… Deux mondes s’affrontent, l’homme de Dieu et l’homme de Satan." » [13]
Et Jean Soler de commenter : « Hitler opère un renversement des pôles opposés. Il retourne contre elle l’idéologie venue de Jérusalem. » [14]
Cette idéologie de l’inégalitarisme théologique, racial et social est inscrite dans la Bible hébraïque et y apparaît de façon récurrente :
« Si Yahvé vous a préférés, vous a distingués, ce n’est pas que vous soyez plus nombreux que les autres peuples, car vous êtes le moindre de tous, c’est parce que Yahvé vous aime… » (Deutéronome 7:7-8)
« L’étranger, tu peux le contraindre (à rembourser) ; mais ce que ton frère aura à toi, que ta main l’abandonne. » (Deutéronome 15:3)
N’oublions pas la dimension génocidaire que l’on retrouvera dans la politique israélienne et dans celle des anglo-saxons calivinistes en Amérique du Nord :
« Tu anéantiras donc tous les peuples que te livre Yahvé, ton Dieu, sans laisser ton œil s’attendrir sur eux. » (Deutéronome 7:16)
« Des gens du dehors seront là pour paître vos troupeaux ; des fils d’étrangers seront vos laboureurs et vos vignerons. Et vous, vous serez appelés prêtres de Yahvé, on vous nommera ministres de notre Dieu. Vous jouirez de la richesse des nations et vous tirerez gloire de leur splendeur. » (Ésaïe 61, 5-6) [15]
La carte géographique des structures familiales inégalitaires correspond parfaitement à celle de l’implantation des religions et des idéologies inégalitaires : judaïsme, luthérianisme, calvinisme, nazisme, auxquels correspondent la sphère germanique, l’anglosphère et Israël. Il y a donc une correspondance entre anthropologie inégalitaire, religions/idéologies inégalitaires et systèmes politiques inégalitaire.
Judéo-protestantisme et géopolitique ségrégationniste
La sécularisation des XVIe et XVIIe siècles, l’élimination progressive de l’Église catholique du champ politique, puis l’effondrement du catholicisme, égalitaire et universel, a ouvert la voie à la domination du monde anglo-américain et judéo-protestant [16], y compris dans ses formes laïcisées. Ce n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard si Washington a choisi l’Allemagne post-protestante, de tempérament inégalitaire, comme gouverneur de l’Europe, au détriment de la France qui a longtemps joué le rôle de puissance d’équilibre entre l’Occident et l’Orient, et entre les États-Unis et la Russie. L’héritage résiduel du gaullisme, qui s’inscrivait dans la tradition millénaire (depuis Charlemagne) d’une politique extérieure à la fois réaliste et équilibrée, a disparu avec Jacques Chirac.
« Une fois mis un terme à l’affaire algérienne, nous avions repris avec les peuples arabes d’Orient la même politique d’amitié et de coopération qu’avait été durant des siècles celle de la France dans cette partie du monde. Et dont la raison et le sentiment font qu’elle doit être aujourd’hui une des bases fondamentales de notre action extérieure. » (Le général de Gaulle, conférence de presse du 27 novembre 1967)
L’intégration au grand-espace étasunien de l’Europe en général et de la France en particulier, avec le néoconservateur Sarkozy, a eu pour conséquence, non seulement l’alignement géopolitique sur l’axe israélo-américain, mais également l’imposition, par le haut, des valeurs judéo-protestantes. Le culte de l’argent, du self made man, l’exhibition des richesses, le mépris des petites gens…
L’effondrement accéléré du catholicisme à partir du concile Vatican II (1962-1965), a eu pour conséquence de libérer les tendances inégalitaires de la France ; tendances qui étaient contenues par la religion catholique. Les conséquences socio-économiques ne se sont pas fait attendre. Dès les années 1980 – le tournant de la rigueur de 1983 – la voie est ouverte en France au néo-libéralisme anglo-américain judéo-protestant. L’économie mixte, la tradition colbertiste, qui faisait la spécificité de la France (liberté d’entreprise combinée à un État fort qui empêche les dérives), sont minées.
Les inégalités se sont exacerbées, accompagnées d’un nivellement socio-économique général vers le bas. Ce phénomène a également produit une fracture socio-éducative, une stratification de la société dont les 20 % du haut regarde avec mépris le reste de la société [17]. L’acmé du phénomène est la séquence macronienne durant laquelle le mépris a pris la forme de la violence physique contre les Gilets jaunes et les insultes envers les « inutiles », les « gens qui ne sont rien », sortant de la bouche de Macron et de la haute bourgeoisie qui le porte.
Cette crise socio-culturelle est caractéristique de tout l’Occident [18] dirigé par une oligarchie qui se vit comme la race des seigneurs en guerre contre leurs peuples. Et ce n’est plus un non-dit. Il n’est pas accidentel que Yuval Noah Harari, le conseiller de Klaus Schwab (président du Forum économique mondial) qui divise le monde en deux catégories, « les dieux » et les « inutiles », soit un Israélien.
L’État juif traite les Palestiniens comme des sous-hommes, le régime de Kiev traitait les Russes du Donbass comme des sous-hommes, et les dirigeants occidentaux traitent leurs propres peuples comme des sous-hommes. Et tout cela avec l’aval des « élites » occidentales. La crise interne à l’Occident se répercute dans les relations internationales. Le système de ségrégation sociale et civique (on l’a vu avec le covidisme) a pour pendant le ségrégationnisme géopolitique pratiqué depuis l’Antiquité par les puissances inégalitaires, qu’elles soient thalassocratiques (Athènes, la Grande-Bretagne, les États-Unis) ou terrestres (comme l’Allemagne), à l’inverse des empires terrestres égalitaires et intégrateurs (l’Empire romain païen et chrétien, la Russie, les empires musulmans, la Chine).
Cette dérive de l’Europe vers un inégalitarisme intérieur et extérieur est la conséquences historique de la victoire, en Occident, du triple inégalitarisme – théologique, social et racial – du judéo-protestantisme et de ses avatars.