Des cinq piliers du hip‐hop, le graffiti est le dernier art vandale. Il défie par nature l’autorité, n’admet pas de hiérarchie en son sein, se démarque par la gratuité de sa démarche et s’évertue – en règle générale – à refuser toute compromission mercantile. Le rap ayant globalement été vidé de son instinct contestataire, seul le graf peut encore narguer l’ordre établi. Preuve d’ailleurs que l’illégalité est consubstantielle à la pratique, le graffiti continue d’alimenter la chronique judiciaire. Mais pour des raisons nouvelles ces derniers temps.
L’affaire avait fait grand bruit. En juin 2022, un « artiste » français profanait les murs d’Avignon avec une caricature suspecte, censée dénoncer l’emprise du vénérable Jacques Attali sur le malléable Emmanuel Macron. Lekto, puisqu’il faut bien nommer l’auteur de l’innommable, avait ainsi fait vomir à ses bombes des traits venus d’un siècle passé ; en l’occurrence ceux d’un Geppetto juif manipulant un président Pinocchio. Ces références odieuses à l’iconographie des années 30 ne pouvant impunément prospérer, l’amicale de la pleurniche subventionnée avait immédiatement saisi la Cour pour faire cesser cette expression artistique non conforme aux règles du Parti. Las. Dans une étonnante décision du 22 novembre dernier [1], le tribunal correctionnel d’Avignon a relaxé le graffeur des chefs d’« injure publique » et de « provocation à la discrimination en raison de l’origine, l’ethnie, la nation, la race ou la religion », considérant que rien dans la fresque ne visait la judéité du sayan Attali. Une victoire pour les tenants de la liberté d’expression, mais un affront de la République à sa propre avant‐garde. Et un message inquiétant qu’elle adresse à ceux qui se pensaient hors de portée de l’esprit Charlie.
Si Lekto est pour le moment tiré d’affaire – le Parquet a fait appel –, il semble que la mode dans l’art rupestre soit à barboter dans les eaux croupies de l’antisémitisme. La ville de Melbourne en Australie a ainsi récemment fait les frais d’un street artist malveillant qui, profitant d’un projet de rénovation urbaine, a laissé libre cours à ses lubies judéophobes. Ayant semble‐t‐il troqué la peinture pour le poison, le dénommé Mic Porter a souillé de son art douteux une façade entière du quartier Balaclava en novembre dernier [2]. Des mines répugnantes aux traits hideux, des regards torves sous des sourcils broussailleux et de longs nez crochus semblant flairer les poches des passants dans la rue : rien ne manque à cette galerie des horreurs... Alors pour être tout à fait honnêtes, nous n’avons pas immédiatement compris le problème chez E&R. Au premier regard, il n’était pas du tout évident pour nous d’établir un lien quelconque entre ces créatures abjectes et les membres de la communauté juive. On pensait davantage qu’il s’agissait de jumeaux Raspoutine sous acide ou quelque chose d’approchant. Mais si les principaux intéressés s’y sont reconnus et s’en scandalisent – probablement pour une histoire de droits d’auteurs –, nous pouvons nous ranger à la fiabilité de leur jugement et partager leur affolement.
Si d’illustres inconnus se sont essayés à la caricature nauséabonde pour se faire un nom dans les cercles artistiques de la fachosphère, d’autres graffeurs déjà établis s’y sont aussi égarés ; et pas des moindres ! L’insaisissable Banksy, rendu célèbre par les pochoirs divertissants et/ou militants qu’il a apposés de Brighton (Royaume-Uni) à New‐York (États-Unis), n’a jamais caché sa sympathie pour les habitants de la bande de Gaza. Convaincu – allez comprendre pourquoi – que le sort de la Palestine occupée devrait davantage travailler la communauté internationale, le street artist anonyme le plus célèbre de la planète a multiplié les œuvres sur place afin d’y attirer les regards. Au menu : des chats qui jouent avec des pelotes de ferraille, des petites filles qui s’envolent au‐dessous du mur d’enceinte israélien grâce à des ballons de baudruche et même une parodie de film promotionnel pour le tourisme en Cisjordanie. Autant de manières, selon lui, de dénoncer le vol de la terre par Bibi et ses frères. Ironie karmique, l’initiative – justement qualifiée d’antisémite par les institutions autorisées à décerner ce genre de distinctions – a fini par se retourner contre Banksy ; l’une de ses œuvres ayant été dérobée puis mise en galerie à Tel-Aviv [3]. Une manière de rappeler à l’impudent que « ce qu’un juif vole d’un non‐juif, il peut le garder » (Sanhedrin 57a) et une façon originale de se défendre d’une telle accusation.
La France, toujours prompte à suivre les tendances dévoyées de ses voisins dissipés, a également vu certains de ses murs se recouvrir des pires symboles le mois dernier. Au plus fort du conflit Israël/Hamas, des stencils représentant l’étoile de David ont ainsi fleuri sur des façades d’immeubles prétendument habités par des juifs. Le message était clair : stigmatiser une partie des citoyens français pour leur attachement communautaire et religieux à l’un des deux belligérants. Rappelant les signes que laissait la Waffen SS sur les vitrines des commerces juifs dans l’Allemagne d’Adolf Hitler (le chancelier de l’époque), ces Magen David à l’encre bleu ont été vues comme l’emblème de la honte par une caste médiatique unanime. Précisons l’évidence : l’abjection n’est pas l’étoile elle‐même mais le fait d’en marquer les maisons, tel un appel à en massacrer les occupants. De BFM à CNews, tout le monde l’a compris. En tout cas au début. Car en fait d’œuvre génocidaire à l’acrylique, les étoiles du scandale seraient des marques de soutien à Israël et à l’armée de Tsahal, commanditées par un mécène moldave [4]. C’est très confus, certes, mais il est fréquent de se méprendre sur la nature antisémite d’un tag en France, surtout quand il est le fait d’un israélite désorienté. Qu’importe. Face à un possible retour de la Bête, on ne crie jamais trop au loup.
Que conclure de ces affaires sordides ? D’abord que le graffiti est l’un des derniers refuges pour artistes vraiment subversifs ; la propension de ces derniers à passer à la barre en attestant assez nettement. Mais aussi qu’une tendance funeste à se rire des juifs comme de banals êtres humains semble croître dans le milieu. Et cela interpelle. Tolérer la joyeuse dégradation du bien public au nom de la libre pensée est une chose, laisser n’importe qui peindre n’importe quoi au vu et su de tous en est une autre. Certes, les apprentis Basquiat doivent pouvoir s’essayer à l’art urbain en tout lieu, mais pas au prix des convenances élémentaires. Car il est des choses dont on ne plaisante pas. Vous les connaissez. Pas besoin de faire un dessin.