Il y a 57 ans, l’Amérique était attaquée comme elle ne l’avait pas été depuis la Seconde Guerre mondiale à Pearl Harbor. À l’été 67 en effet, le navire USS Liberty fut réduit à l’état d’épave – et une partie de son équipage à celui de viande froide – par une attaque sournoise de l’armée israélienne. Un incident fâcheux confessé par Tsahal, classé par Washington, contesté par les survivants et commémoré par personne.
Mer Méditerranée, 8 juin 1967, 14 heures. L’USS Liberty, vaisseau militaire spécialisé dans le renseignement, est en station au large des côtes égyptiennes. À terre, la guerre des Six Jours bat son plein entre Israël et une coalition de pays arabes emmenée par Nasser. Aussi, le navire américain est mobilisé en mission de surveillance radiophonique et tente d’intercepter les communications sémitiques alentour. C’est le moment que choisissent des pilotes de chasse israéliens, après quelques boucles de repérage à basse altitude, pour mitrailler le pont du Liberty au canon 30 mm et arroser ses occupants au napalm. Soucieuse du massacre bien fait, Tsahal double ses efforts aériens d’une agression navale et envoie ses vedettes-torpilleurs accomplir la tâche discrète mais décisive de naufrager le navire par la coque. En vain. Après avoir coulé les quelques canots de survie mis à la mer par un équipage US aux abois, les soldats les plus moraux du monde regagnent leur base sous la probable bénédiction de Yahvé, en laissant derrière eux 34 marins inanimés et 171 autres mutilés [1].
- La croisière, ça use
Deux heures après l’assaut, comme empreinte d’un léger doute, l’armée israélienne dépêche des hélicoptères sur site afin de vérifier l’identité de la cible engagée. La méprise rapidement confirmée, l’ambassade américaine à Tel-Aviv et le président Lyndon B. Johnson (LBJ) sont prévenus. L’on attend alors que s’abatte sur l’État hébreu un déferlement de violence et de haine made in USA, à la hauteur de l’offense perpétrée... Nenni. Avec une magnanimité qu’on ne lui connaissait pas, l’Oncle Sam opte pour l’apaisement. LBJ admet sur le champ l’erreur de bonne foi de l’allié israélien, accepte les excuses du Premier ministre Levi Eshkol et valide les promesses de dédommagement qui lui sont faites. Si vite et si bien qu’il parvient à faire rappeler les jets partis au secours du navire en détresse avant toutes représailles... À bord d’un USS Liberty toujours à flot et désormais hors de danger, les survivants ignorent tout des tractations-éclair qui viennent d’aboutir. Sans quoi la teneur de ces dernières en aurait sans doute laissé plus d’un prostrés ; quelque part entre stupeur, colère et incrédulité.
- « Ah ben maintenant, il va marcher beaucoup moins bien, forcément ! »
Car si la version officielle retient aujourd’hui la confusion de Tsahal qui aurait pris le Liberty pour un bateau espion égyptien, celle des membres d’équipage est radicalement différente. Pour les miraculés ayant réchappé à l’attaque, il est indiscutable que l’armée israélienne savait qui elle ciblait. Et au vu des témoignages recueillis [2] et autres enregistrements archivés, l’hypothèse d’un assaut prémédité n’est peut-être pas complètement exagérée. À en croire les membres du navire, la bannière étoilée grand format était hissée au plus haut point du pont lors de l’assaut ; de sorte qu’aucun doute ne fut permis quant à la nationalité du bâtiment. Les marins affirment ensuite avoir vu les visages des pilotes de chasse lors de leurs circonvolutions au ras des flots, au point de pouvoir s’identifier mutuellement et se saluer. Enfin, les fréquences radio confidentielles utilisées par l’USS pour communiquer ont été sabotées de l’extérieur, prouesse techniquement impensable sans détenir des informations privilégiées que seul un allié aurait… Autant d’éléments rendant la méprise moins probable que la préméditation.
- « - Mais Chef, c’est un navire américain. - Peu importe, frappez-le ! »
Mais en dépit des évidences, LBJ reste inflexible. La conclusion d’une séquence au cours de laquelle il aura adopté une attitude aussi conciliante avec Israël que désinvolte vis-à-vis des soldats. Selon des documents déclassifiés [3] en effet, le Président a tout fait pour étouffer l’affaire et ne pas nuire à l’image de marque d’Israël. Non content d’avoir privé les avions de chasse américains d’une riposte légitime, Johnson aurait usé de son pouvoir d’influence illimité pour convaincre la commission d’enquête de rendre un rapport conforme aux conclusions israéliennes. Il aurait ensuite ordonné une omerta journalistique complète quant au récit de l’incident et fait signer des accords de confidentialité à tous les rescapés du Liberty pour éviter les vagues médiatiques scélérates. C’est d’ailleurs en communiquant ses consignes à un célèbre journal que LBJ commit l’erreur d’accuser trop ouvertement Israël, au point de devoir se rétracter devant la menace d’être accusé d’antisémitisme. Une reptation inhabituelle pour un belliciste affirmé, mais naturelle pour un ambitieux assumé, au grand malheur des matelots martyrs.
Pour mieux comprendre l’incident, le plus simple est encore d’analyser le contexte dans lequel il s’inscrit. En 1967 en effet, les États-Unis – chose suffisamment rare pour être soulignée – étaient restés neutres dans la guerre des Six Jours. L’USS Liberty était ainsi en mission de surveillance dans les eaux internationales au large des côtes du Sinaï, mais nul appareil d’attaque n’était déployé sur le théâtre des opérations en appui d’un camp ou de l’autre. Or selon la théorie conspirationniste – qui n’est généralement que la vérité avec quelques années d’avance –, Israël n’aurait pas jugé ce statu quo très à-propos et aurait juré de s’allier quoi qu’il en coûte la première armée du monde. L’État hébreu aurait ainsi décidé de frapper ladite armée en pleine mer, puis de lui désigner l’Égypte comme unique auteur de l’immonde agression. Cela expliquerait d’ailleurs pourquoi les carlingues des chasseurs et bombardiers israéliens n’étaient pas ornées, lors de l’attaque, des signes d’identification visuelle requis par les conventions martiales internationales. Une analyse contextuelle somme toute raisonnable.
Sous cet angle, l’attaque du Liberty serait donc un attentat sous faux drapeau. Or, Israël n’est pas étrangère à la pratique. Certes, ce procédé n’est ni une nouveauté ni une spécialité du pays. De Northwoods au Rainbow Warrior, le false flag a de tout temps été un outil de choix pour les puissances désireuses de satisfaire efficacement des objectifs publiquement inavouables [4]. Mais ce coup de billard est un exercice complexe qui n’admet pas l’imprécision. Et Israël ne le sait que trop. L’incident du Liberty en rappelle en effet un autre survenu quelques années plus tôt, dans l’affaire Lavon. En 1954, le canal de Suez était un enjeu stratégique majeur pour les forces en présence de la région ; et Israël voyait d’un mauvais œil ces Anglais désireux d’en abandonner le contrôle aux Égyptiens. Afin de garder le canal sous mandat britannique et influence américaine, une cellule du Mossad avait alors fait plastiquer des bâtiments civils occidentaux d’Alexandrie et du Caire, dans l’intention d’en faire porter la kippa aux Frères musulmans et camarades communistes (l’islamo-gauchisme, déjà…). Un échec complet conclu par la « seule » mort de quatre agents secrets, mais un précédent que certains jugeront incriminant.
Pourtant, nulle incrimination n’aura sali Israël dans l’affaire Liberty. Au contraire, le pays sortira de cette impasse diplomatique par la grande porte. Pour avoir sciemment attaqué un navire américain et voulu entraîner Washington dans sa guerre, le pays n’a eu qu’à gémir quelques excuses et fournir quelques millions aux familles des victimes (10 de l’époque soit 80 actuels environ) pour conserver son immunité. Mieux encore, Israël s’est autorisé un complet contrôle du narratif officiel dans les médias US ; de sorte que l’attentat n’y a jamais été appelé autrement qu’« incident » et que toute critique du récit officiel a été disqualifiée pour sa judéophobie présumée. Conséquence logique d’un tel verrouillage, les commémorations officielles du Liberty sont aujourd’hui inexistantes et les Vétérans doivent entretenir eux-mêmes la mémoire de leurs frères d’armes tombés en mer [5]. Ils restent donc abandonnés à leur sort pendant qu’Israël perçoit les généreux subsides du contribuable américain (3,8 milliards par an). De quoi pousser le quidam à se demander qui de l’Amérique ou d’Israël est le valet de l’autre…
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Pour autant, si le commandement américain joue la carte de l’amnésie prolongée dans l’affaire du Liberty, une partie du peuple semble aujourd’hui décidée à ne pas laisser le souvenir de la tragédie s’évanouir dans les mauvaises consciences de ses dirigeants. Essoufflement du chantage à la Shoah ou intérêt pour le conflit en Palestine, de plus en plus de citoyens curieux décortiquent Israël et la singulière relation qu’entretient leur pays avec cette lointaine contrée du Proche-Orient ; d’apparence insignifiante et pourtant si présente dans leur quotidien. Comme suggéré par le dessin tendancieux reproduit ci-dessus pour les besoins de la cause, beaucoup d’internautes croient voir dans l’épisode du Liberty la nature réelle du rapport de force entre USA et Israël. Pour eux, la mise à l’index politico-médiatique de l’incident est la preuve définitive de la mainmise historique d’Israël sur les affaires américaines. Le débat refait d’ailleurs régulièrement surface sur X, permettant à l’alt-right US de s’entredéchirer entre vrais dissidents et faux résistants.
Ainsi l’incident reste-t-il un sujet de discorde vivace, dont toutes les vérités ne nous seront peut-être jamais révélées. Qu’importe. À chacun désormais de juger si l’État hébreu fait l’objet d’injustes accusations. Ou s’il les mérite pour avoir voulu, par un beau jour d’été, couler la Liberté par le fond.