Libéré des geôles anglaises en juin dernier, Julian Assange a donné sa première conférence de presse publique début octobre à Strasbourg. Fort d’une expérience unique en matière de persécutions politico-médiatico-judiciaires, le lanceur d’alertes a dressé un bilan peu engageant du droit d’enquêter et de la liberté d’informer en 2024. Retour sur l’épisode et sur l’homme.
Avec le temps, Julian Assange est devenu une figure marquante de nos bulletins d’information. Depuis quinze ans, son nom apparaît sur nos écrans et couvertures chaque fois qu’il est question de liberté de la presse et de lanceurs d’alerte. Pourtant, son image reste dans l’inconscient collectif celle d’un personnage trouble et sulfureux, adepte selon certains de pratiques dévergondées, tant professionnelles (le piratage en ligne) que privées (le viol en série), qu’elles soient réelles ou fantasmées. Rajoutons à cela une apparence elfique d’androgyne dégingandé, un visage diaphane et une chevelure spectrale, et nous tenons le visuel idéal pour embrouiller monsieur Moyen. En somme, Assange demeure pour beaucoup (dont la plupart de ses confrères) une brume épaisse qu’il n’est pas tentant ni opportun de dissiper. Mais votre serviteur n’étant pas lui-même journaliste, il entend s’y essayer ici même. Après tout, quand le Système met tant d’ardeur à anéantir le corps, l’esprit et l’image d’un dissident, il s’allume généralement dans les têtes bien faites un voyant. Aussi, levons le voile.
D’abord, un peu d’histoire...
Julian Paul Hawkins voit le jour à Melbourne (Australie) en 1971. Élevé par un père adoptif dont il prendra très tôt le nom de famille, Julian désormais Assange vit une enfance agitée, au rythme des déménagements que les fréquentations incertaines de sa mère lui imposent. Le garçon et son demi-frère traversent par exemple cinq années de clandestinité, quand leur mère les soustrait à la garde de son compagnon pour un différend parental non réconcilié. Avant ses 18 ans, Julian a ainsi déjà vécu dans une trentaine de villes du pays et fréquenté autant d’écoles. Pour trouver un peu de quiétude, il se réfugie dans un monde virtuel d’élite, celui du hacking. Le natif de Townsville devient alors Mendax (« Menteur » en latin), crée des logiciels de cryptographie et visite les interstices de systèmes de sécurité informatiques réputés inviolables. Ses moments d’égarement volontaire lui valent quelques déconvenues matérielles (raids de police, saisies de matériels, condamnations judiciaires) mais aussi des récompenses honorifiques, dont le titre plus tard de « pirate le plus accompli d’Australie » [1].
Assange fait pour la première fois parler de lui à l’échelle planétaire en 2010. Cette année-là, son organisation WikiLeaks secoue la sphère journalistique mondiale en divulguant des informations compromettant les états-majors américain et britannique. Le scandale arrive notamment par la vidéo « Collateral murder » et ses images POV d’un hélicoptère américain sulfatant généreusement des insurgés de Bagdad, des journalistes de Reuters et des enfants de passage. Les images explicites de ces crimes de guerre provoquent un tollé sur la scène internationale, consacrent le travail d’Assange et lui aliènent à jamais Washington et ses alliés. Le coup de maître érige également WikiLeaks en nouvel acteur influent de la scène médiatique et politique et ses révélations sont désormais aussi attendues que redoutées. Fonctionnant sans but lucratif ni allégeance gouvernementale, WikiLeaks publie sur son site des millions de documents stratégiques - toujours confidentiels, souvent compromettants - en protégeant l’anonymat de ses sources. Seuls buts avoués : transparence et vérité.
Mais quiconque a déjà fourré son nez dans la littérature diplomatique sait déjà qu’on n’asticote pas impunément l’Oncle Sam. À peine les révélations d’exactions précitées sont-elles dans la nature que la machine à broyer de l’opposant se met en branle. D’abord sur le plan professionnel, les USA ouvrent une enquête contre Assange sous des chefs de piratage informatique et d’espionnage. Il est ainsi accusé d’avoir aidé un autre lanceur d’alertes (Bradley/Chelsea Manning) à dérober des informations incriminant la première armée du monde. L’accusation est légitime mais reste osée selon Julian ; la révélation du crime ne pouvant être une offense plus grande que le crime révélé. Ensuite sur le plan personnel, Assange est poursuivi par la justice suédoise pour avoir prétendument violé deux jeunes femmes en 2010, à Stockholm. Cette accusation surprenante lui vaut de vivre deux ans en Angleterre en liberté sous surveillée, dans la crainte d’être extradé vers le pays de ses forfaits présumés. La Cour suprême du Royaume-Uni lui confirmant la réalité de la menace, Julian se réfugie dans l’ambassade d’Équateur à Londres en juin 2012. Le début d’un long confinement.
Située dans les beaux quartiers londoniens, l’ambassade équatorienne n’offre en réalité qu’un confort spartiate à Assange. Ayant reconverti les toilettes pour dame du bâtiment en une chambre de fortune, le lanceur d’alertes ne dispose que d’une dizaine de mètres carré pour évoluer. Une cage dorée dotée d’un bureau et d’un canapé ; d’où nous parviendront respectivement un ouvrage (Menace sur nos libertés : comment Internet nous espionne. Comment résister) et des dizaines d’interviews enregistrées. Le sort de Julian ayant ému, se succèdent également à son chevet des soutiens célèbres à défaut d’être hautement prestigieux (Éric Cantona, Yoko Ono, Pamela Anderson, Jesse Jackson…). Ces interludes exceptés, tout accès au monde extérieur est strictement défendu à un captif de plus en plus seul. L’isolement est d’autant plus éprouvant pour Assange qu’il se sait espionné par la CIA et Scotland Yard ; tout particulièrement après avoir révélé sur son site en 2016 des informations compromettantes pour le Parti démocrate américain ; laissant penser qu’il roule contre l’establishment, pour Trump et sous influence russe [2]. L’écart de trop pour certains.
En 2019, trois ans après la publication des courriels de Clinton & Co, le nouveau président équatorien met un terme au droit d’asile de Julian pour des manquements habituellement réprimés dans les colocations d’étudiantes tatillonnes (« violation du protocole de cohabitation »). Les conséquences, elles, sont sérieuses et immédiates. Le bâtiment officiel n’étant plus un sanctuaire protégé, la police britannique vient y arrêter l’ermite au saut du lit en avril et l’embarque pour un tour de manège judiciaire à sensations. Le mois suivant, Julian est ainsi condamné à cinquante semaines de prison par la justice britannique pour violation de sa liberté provisoire, puis est inculpé par les USA pour espionnage, avec à l’horizon une probable peine de 175 années de prison. Seule « éclaircie » dans la pénombre, le parquet suédois décide en novembre 2019 de classer sans suite l’affaire de viols dont le fondateur de WikiLeaks était accusé, faute de preuve valable. Une victoire pour l’honneur qu’Assange fête amer, depuis sa cellule de la prison haute sécurité de Belmarsh (Angleterre).
Soumis à un régime d’isolement strict d’ordinaire réservé aux terroristes, Assange est (de nouveau) confiné 23 heures sur 24 et n’a que quelques minutes de promenade par jour pour garder goût à la vie. Devant de telles conditions de détention, les manifestations de soutien redoublent et les condamnations de principe pleuvent (Amnesty International, Reporters sans frontières, Ligue des droits de l’homme…). Pour autant, les autorités américaines et britanniques se montrent aussi inflexibles que les pays d’asile potentiel pour Assange restent cois. Si bien qu’en février 2020, l’audience d’extradition d’Assange pour les États-Unis débute à Londres. Après avoir dans un premier temps rejeté la demande de la chancellerie américaine, la justice britannique finit par se dédire en appel et accepte d’envoyer Julian répondre de ses actes outre-Atlantique en décembre 2021. Après moultes subtilités procédurales, le lanceur d’alertes accepte de plaider coupable devant une juridiction fédérale des îles Mariannes ; à la suite de quoi il peut recouvrer la liberté [3]. La fin officielle du calvaire.
Ensuite, la conférence…
Julian Assange a pris la parole devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) le 1er octobre 2024. Son intervention était composée d’un discours d’une vingtaine de minutes, suivi d’une séance de questions-réponses avec des journalistes et politiques de niveau Anglais LV3. Morceaux choisis.
Crime et châtiment. Pour paraphraser poliment la pensée de notre illustre président (le vrai, pas sa doublure à l’Élysée), un journaliste vend soit son âme soit ses meubles. Appartenant résolument à la seconde catégorie, Julian en a logiquement payé le prix fort. Celui de sa liberté d’une part et celui de sa confiance en la justice et dans les lois qui la soutiennent d’autre part. Une leçon tant pour les légalistes que pour les justiciables désireux de tester la vigueur de leurs convictions.
Liberté ou expression. Selon Assange, nul n’est désormais libre de ses propos sur la face du globe (ou du plan, selon les convictions géographiques de chacun), à l’exception des Américains. Sa situation met en lumière l’existence d’une législation et d’une juridiction d’exception capable de frapper quiconque aurait le mauvais goût de déplaire au Système ; ce dernier dût-il recourir à des moyens fallacieux pour se faire entendre. Dont acte.
Point d’asile pour le fou. Cela va sans dire mais toujours mieux en le disant : si Assange a passé les douze dernières années entre quatre murs, c’est parce qu’aucun pays (à part l’Équateur) ne lui a offert de réel refuge. Parmi les démocraties occidentales si promptes à claironner leur exemplarité / incorruptibilité, aucune n’a jugé le traitement de l’Australien suffisamment insupportable pour oser défier la brute américaine. Un rappel de l’inanité de nos dirigeants toujours utile.
Post-vérité. Assange est entré au placard alors que la vérité n’était plus que l’ombre d’elle-même, il en est sorti sans que l’on puisse reconnaître les derniers traits familiers de son visage. L’exactitude, si chère au regretté professeur Faurisson, doit désormais faire (toute) la place au narratif officiel et avoir la bonne grâce de ne pas s’en plaindre. Une nouvelle règle dont les nervis du pouvoir et autres commissaires politiques mettent un vaillant point d’honneur à faire respecter.
Journactivisme. Comme s’il était nécessaire de rappeler à ses confrères l’urgence de continuer le combat, Assange renouvelle son serment d’allégeance à la vérité et l’insoumission. L’actualité n’étant pas avare d’exemples où s’illustrer quand on a sa carte de presse, le lanceur d’alertes met grassement les pieds dans le plat ukraino-palestinien. Une manière directe de renvoyer la profession à ses responsabilités, à une époque où ces positionnements sont plus existentiels que jamais.
Enfin, l’avis de Léon
Soyons clairs, Julian Assange est un individu d’utilité publique. Il est aussi imparfait que l’époque qui l’a vu naître mais a pour ambition de la faire changer en mieux, ce qui est indiscutablement louable. Certes, il pourra lui être reproché son arrogance et son nombrilisme, sa manière de capter la lumière et de ne guère la faire rejaillir sur ses pairs, ainsi que sa radicalité aux conséquences parfois hasardeuses. Mais ces critiques ont souvent le point commun d’émaner de journaleux revanchards et vexés, que leur seul talent n’a su hisser aux cimes escomptées. Aussi, doit-on se sentir libre de traiter ces attaques avec le mépris qu’elles méritent, et leurs auteurs avec. Pour votre serviteur au contraire, seules sont à retenir les vertus de rigueur, de courage, d’abnégation et de probité qu’Assange a démontrées, en liberté comme en captivité. Ces qualités sont plébiscitées chez E&R et portées haut par le patron. De quoi rassurer Xavier Poussard [4] et inquiéter Jean-Mi Macron.