Il y a un an à peu près, Ted Kaczynski quittait un monde qu’il a viscéralement abhorré. En guerre contre le virage industriel de la société et son cortège de faux progrès, celui qu’on surnomma Unabomber aura semé derrière lui des bombes, des corps et un manifeste anticipatif devenu culte. L’occasion de se (re)perdre dans la section « Auteurs terroristes » de la bibliothèque la plus proche.
D’abord, un peu d’histoire…
Theodore John Kaczynski est un de ces marginaux mythiques dont l’Amérique raffole. Génie des mathématiques, assassin insaisissable et théoricien inspiré, il a enfanté des passions déchirantes chez ses contemporains, suscitant tour à tour colère, haine, crainte et admiration. Sa lutte à mort contre la technologie et pour l’environnement l’a auréolé d’un certain prestige dans les milieux anarchistes, libertaires et intellectuels, autant qu’elle lui a aliéné le petit peuple et les autorités. Arrêté en 1996 après trois morts, vingt ans de traque et des millions de dollars de frais, Ted purgea les vingt-sept années suivantes en cellule, avant de se passer le nœud autour du cou [1]. De prime abord, rien ne semblait prédisposer ce fils d’immigrés polonais sans histoire à finir son existence de la sorte. Mais de prime abord seulement…
Car Ted, qui voit le jour à Chicago en 1942, souffre d’une intelligence aussi précoce que problématique. Doté d’un QI de 167 à douze ans, le garçon est en décalage avec ses camarades de classe et reste souvent seul, afin de prévenir l’aggravation d’un harcèlement qu’il subit déjà. L’élève réservé collectionne malgré tout les succès académiques (master et doctorat à l’université de Michigan) mais aussi – hélas – les épisodes traumatiques. Lors de son passage à Harvard, en effet, Ted joue les rats de laboratoire pour la CIA. Pendant trois ans, il subit tortures psychologiques et inductions de stress dans le cadre d’une expérience secrète de l’agence de renseignements et en ressort grandement fragilisé [2]. Après une brève carrière d’enseignant à Berkeley, Ted part se cloîtrer dans une cabane sans eau ni électricité au fond d’une forêt du Montana. Il y rumine son dégoût du monde moderne pendant dix ans puis passe à l’action en 1978, en postant des colis piégés signés FC pour Freedom Club (« Club Liberté »).
Débute alors une psychose qui étreindra le citoyen américain moyen à chaque révélation d’un nouvel attentat et reviendra le hanter dès qu’il prendra l’avion ou recevra un recommandé. Entre 1978 et 1995, Ted expédie trois personnes ad patres au moyen de bombes artisanales, d’abord rudimentaires puis très sophistiquées. Ses cibles vont de l’enseignant de faculté au gérant de magasin informatique, du patron d’aéronautique au lobbyiste du bois ; tous incarnant une part du problème selon lui. Ted voit en effet en eux les créateurs, gardiens, promoteurs et rentiers du système industriel, les têtes et les bras qui aident ce dernier à restreindre les libertés individuelles et défigurer la nature [3]. Ses griefs contre le monstre technologique sont d’ailleurs consignés en un manifeste de 35 000 mots intitulé La Société industrielle et son avenir, qu’il adresse à la presse à l’été 1995 avec un ultimatum.
Ce texte, que le Washington Post et le New York Times se résigneront à publier par crainte de nouveaux attentats [4], permettra à David Kaczynski d’identifier son frère sous la plume d’Unabomber et, moins fairplay, de souffler la position de sa planque à la police. Ayant accepté de plaider coupable pour éviter la peine de mort, Ted abrège un procès hautement médiatique et part finir sa vie dans des prisons du Colorado puis de Caroline du Nord. Épaulé dans cette ultime étape par un cancer en stade avancé, Ted décide malgré tout de ne pas se laisser abattre et conclut l’histoire en ses propres termes le 10 juin 2023. C’est la fin de l’homme et le commencement du mythe. Un conte étrange à la morale incertaine, où l’antagoniste que tout accable ose affirmer avoir agi à bon escient. Un récit déposé sous serment et sur procès-verbal, mais dont l’esprit réside ailleurs, dans un manuel idéologique révolutionnaire.
Ensuite, le Manifeste…
La Société industrielle et son avenir est la première tentative littéraire de Ted Kaczynski. Suivront des essais intra-muros décriant encore et toujours le système techno-industriel (Technological Slavery, 2008) et détaillant les implications philosophico-pratiques qu’exige son démantèlement (Anti-Tech Revolution, 2016). Du Manifeste, il a été tout dit ou écrit. Délires dystopiques d’un savant lunatique pour les uns, errances paranoïaques d’un ancien cobaye MK pour les autres… Mais aussi, et l’aveu est généralement chuchoté, une œuvre prédictive dont la justesse des conjectures n’a pas été désavouée par le temps. Un éminent politologue du New York Times a écrit : « S’il s’agit de l’œuvre d’un fou, les écrits de nombreux philosophes politiques – Jean-Jacques Rousseau, Tom Paine, Karl Marx – ne sont guère plus sains. » [5]. Effleurons donc cette folie, en cinq constats et anticipations.
La Technologie sonnera le glas de toute chose. Selon Ted, la technologie est une malédiction structurelle qui damne l’homme et la nature. Reprenant le sociologue Jacques Ellul, il dénonce un « système technicien » envahissant, avide et angoissant, qui aliénera l’individu, artificialisera son environnement et attisera les comportements violents. Pire, les dégâts seront aussi métaphysiques. Pour Kaczynski, la société industrielle dévorera une à une les libertés de l’homme jusqu’à le contrôler totalement, ce qu’il acceptera par quête de confort ou de sécurité.
La Société reprogrammera l’homme. Selon Ted, l’homme a deux besoins naturels à satisfaire : son « processus de pouvoir » (se fixer des buts et déployer des efforts pour les atteindre) et sa quête d’autonomie. Or ces instincts seront laminés par le système industriel qui, ne négligeant rien, découragera également la pensée alternative et la prise d’initiative. En complément, cette matrice aveugle égarera l’homme dans des activités subrogatives (comprendre « superficielles ») et l’abrutira par les drogues, les jeux et les règles, jusqu’à en obtenir dépendance et soumission.
Le Système atomisera les groupes. Selon Ted, la technostructure n’aime pas le polythéisme. Au contraire, elle est une déesse jalouse qui ne tolère d’autres allégeances que celles qui lui sont faites. Aussi la société technologique œuvrera-t-elle sans relâche à nucléariser la société humaine, isolant l’individu de toute communauté de rattachement qu’elle ne lui aura pas imposée elle-même. Parents, amis, traditions, cultures… rien ni personne ne devra avoir sur l’homme une influence susceptible d’altérer son obéissance au système et d’affecter son efficience dans celui-ci.
La Gauchisme gangrènera les esprits. Les pensées de Ted sur le gauchisme auraient de quoi donner des sueurs à Charlotte d’Ornellas. De manière assez inattendue en effet, Unabomber dresse dès 1995 un portrait quasi clinique de cette mouvance progressiste que l’on qualifie aujourd’hui de « woke ». Il décrit une force totalitaire, intrusive, intolérante et ivre de pouvoir. Il l’accuse de simuler l’opposition politique vis-à-vis du pouvoir en place et de n’en être en fait que le chien de garde. Plus globalement, Ted reproche aux gauchistes d’éclabousser tout ce qu’ils touchent de leur médiocrité débilitante.
Le Progrès n’aura pas de limite. Ted avertit : le progrès avance toujours et dans une seule direction. Si la masse n’en prend pas conscience, la technologie multipliera les immixtions dans sa vie et va la lui rendre très périlleuse. Kaczynski désigne spécifiquement les risques d’eugénisme et de servitude que feront courir à l’humanité la manipulation de l’ADN et le développement de l’intelligence artificielle. Il craint ce que Harari appelle de ses vœux : un interventionnisme des autorités poussé à l’extrême, avec des moyens technologiques avancés, pour contrôler le cours des choses de l’embryon à la tombe.
Le salut viendra de la Révolution. L’annihilation du système industriel étant le but absolu pour sauver l’humanité, Ted ne conçoit aucune concession. Il estime qu’aucun autre objectif ne devra être poursuivi au risque de disperser l’effort, de créer des fronts rivaux et de rendre horizontale une lutte qui devrait être verticale. Aussi préfère-t-il invoquer la révolution plutôt que la réforme, jugeant la seconde limitée et insusceptible de créer l’instabilité requise pour que le système vacille. Ted refuse toute collusion avec le politique et ne croit pas au changement par les voies classiques (dont celle des urnes).
Enfin, l’avis de Léon…
Votre serviteur ayant une haute estime de la vie et de ceux qui la chérissent, il n’est évidemment pas question ici de réhabiliter un meurtrier sous prétexte de fulgurances intellectuelles hors du commun. Pour autant, une fois que l’on a dit cela et neutralisé l’indignation de ceux qui ne savent distinguer l’auteur de son œuvre, la valeur du Manifeste est indiscutable. « Un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté », écrivait Bernanos [6]. Kaczynski, par ses actions et son combat, a donné un supplément d’âme et de justesse à l’auteur français méchanophobe et ça, c’est toujours bon signe. D’aucuns continueront de le qualifier de « cerveau malade » et on serait bien en peine de les contredire. Pourtant, le monde ayant tendance à se blackmirroriser ces dernières années, la révolution prônée par Ted n’a jamais semblé plus séduisante.