Dans notre dernier article, où nous parlions du cycle appelé « dissolution » par René Guénon, nous avions dit que durant cette phase il y avait une augmentation de l’émotivité, c’est-à-dire que parmi les trois éléments qui constituent le psychisme humain (pensée, volonté et émotion), les émotions viennent à dominer comme jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité. Nous avions dit aussi que c’était « cette forte influence du ressenti sur la personnalité » qui définissait « la subjectivité à proprement parler ». C’est de cela – la subjectivité – que nous allons parler ici.
Chez les personnes subjectives, pensées et actions subissent une grande influence de la part des émotions, c’est-à-dire que leurs pensées et leurs actions sont déterminées en grande partie par la manière dont elles se sentent. C’est pourquoi la contradiction, ou tout ce qui peut générer un quelconque inconfort, leur est hautement pénible : car le ressenti joue un rôle considérable dans la constitution psychique d’un pareil individu et, par conséquent, l’« inconfort » est ressenti comme d’autant plus inconfortable. La réalité est donc appréciée en fonction de son impact sur le ressenti : ce qui est « bien » n’est pas ce qui s’accorde avec la vérité, mais une chose est considérée comme « bonne » dès lors qu’elle génère une émotion réconfortante ou consolante (on considère, par exemple, que les femmes sont « égales » aux hommes, non selon un critérium précis de vérité, mais pour la simple raison que cela « sonne » juste ou « paraît » bien, c’est-à-dire que ce n’est plus la justesse du raisonnement qui compte, mais son appréciation par le sujet).
C’est à cause du sentimentalisme des temps actuels qu’il existe tant de considération pour la « parole haineuse », l’antisémitisme, le racisme et ce genre de choses. Jamais des choses pareilles n’auraient pu prendre l’importance qu’elles ont prises sans cette montée en puissance de l’élément sentimental dans l’âme humaine.
Prenons un exemple précis pour illustrer nos propos. Il est aisé de constater, lorsqu’on aborde le sujet de l’« antisémitisme » dans les médias, que l’objectif est de produire un sentiment d’apitoiement envers les juifs ; autrement dit, le discours ne vaut pas de par sa son intelligence, mais de par sa capacité à susciter un sentiment particulier dans l’âme des auditeurs ; la vérité est donc sacrifiée au nom d’une sorte de « précaution » contre l’antisémitisme et ses conséquences. Nous mentionnons ceci à titre d’exemple afin de montrer comment le sentimentalisme finit par gangréner la société et saper toute discussion véritablement rationnelle, et aussi, nous parlons de l’antisémitisme à cause de son rôle spécial dans la situation actuelle, notamment son rôle dans tous les apitoiements sentimentalistes modernes en rapport avec l’antidiscrimation ; car on a tendance à oublier (ou, plutôt, à omettre) que SOS Racisme a été créé par un homme juif du nom Julien Dray.
Il y a toujours un élément théologique à prendre en compte lorsqu’on parle des juifs. Comme le dit Guénon, « la Torah hébraïque se rattache proprement au type de la loi des peuples nomades » :
« Du caractère spécial de la tradition hébraïque vient… la réprobation qui y est attachée à certains arts ou à certains métiers qui conviennent proprement aux sédentaires, et notamment à tout ce qui se rapporte à la construction d’habitations fixes ; du moins en fut-il effectivement ainsi jusqu’à l’époque où précisément Israël cessa d’être nomade, tout au moins pour plusieurs siècles, c’est-à-dire jusqu’au temps de David et de Salomon, et l’on sait que, pour construire le Temple de Jérusalem, il fallut encore faire appel à des ouvriers étrangers. » (Le règne de la quantité, Caïn et Abel)
Si la tradition hébraïque impose d’éviter « certains métiers qui conviennent proprement aux sédentaires, et notamment… la construction d’habitations fixes », c’est pour que les juifs conservent leur caractère de nomade, afin qu’ils évitent de se fixer en un point précis et deviennent sédentaires. Mais c’est aussi pour préserver le milieu de ce qu’une pareille « fixation » pourrait engendrer, et dont l’Occident actuel offre un parfait exemple (c’est le « Nomadisme dévié », sur lequel nous reviendrons dans un autre article).
Puisque la Torah est un livre destiné à des nomades, il doit nécessairement s’adapter à la mentalité de ce type de peuple. C’est pourquoi la distinction entre le Soi et le Non-Soi y est particulièrement nette : entre Caïn et Abel, Isaac et Ishmael, Sarah et Hagar, Esav et Jacob et, plus généralement, entre les juifs et les nations. Le « Soi » est ici représenté par les patriarches et matriarches de la tradition hébraïque, alors que le « Non-Soi » est représenté par le reste ; et il y a toujours une tendance à l’exclusivisme : le peuple juif est un peuple exclusif, ou spécial, et il doit exclure les autres peuples en s’en distinguant de manière radicale.
Cette distinction entre Soi et Non-Soi est un autre caractère typique de la subjectivité. C’est pourquoi le philosophe juif Emmanuel Lévinas s’est intéressé à l’« autre » ; et c’est pourquoi les juifs se sont souvent intéressés à Hegel et sa résiliation des contraires (même Judith Butler cite la Phénoménologie de Hegel dans Trouble dans le genre). La subjectivité est toujours liée à l’égocentrisme, qui est une difficulté à sortir de son monde intérieur pour voir les choses du point de vue de l’autre (c’est pourquoi l’« autre » apparaît comme un être inconnu, obscur, voire dangereux car imprévisible). Cela est aisé à comprendre dès lors qu’on sait que, parmi les trois constituants du psychisme, le sentiment (ou l’émotion) est ce qu’il y a de plus proche de la matière, ou du corps, puisque l’émotion a toujours un rapport avec la sensation corporelle et celle-ci, la sensation, se rapporte toujours aux cinq sens physiques (goût, toucher, ouïe, odorat et vision). (Le chatouillement, ou le goût d’un bon aliment, est à la fois une sensation [tactile ou gustative] et un sentiment – agréable [avec le sentiment intervient cet élément subjectif].) Cela explique pourquoi l’être extrêmement sentimental éprouve du mal à aller au-delà de son appréciation personnelle des événements ; il n’arrive pas à dépasser son individualité et, de ce fait, il est individualiste, et l’individualisme (qui n’est qu’un autre mot pour égocentrisme), lorsqu’il s’exprime au sein d’une communauté d’individus, cela produit le « communautarisme ». Voilà pourquoi, à notre époque où le sentimentalisme s’exprime de manière si puissante, nous assistons à toutes sortes de communautarismes avec, notamment, les communautés sexuelles (LGBT), raciales (juives et antidiscriminatoires) ou encore celles basées sur le régime alimentaire (végétariens, carnivores et ainsi de suite).
La subjectivité produit quelque chose qu’on appelle le « solipsisme » : c’est l’idée que la seule certitude que je puis avoir est celle de ma propre conscience ; il n’y a que cela – l’existence de moi et de mes pensées – dont je puis être certain. La pensée devient donc plus subjective (ou moins objective), puisque la réalité se réduit à moi et mes idées sur le monde ; c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir l’impression que mes idées sont en adéquation avec le monde (qu’elles décrivent le monde objectivement), j’éprouve une incertitude vis-à-vis de la validité de mes idées, mais je suis sûr néanmoins d’avoir des idées qui me sont propres. Descartes avait formulé une chose similaire lorsqu’il disait « je pense donc je suis », ce qui montre à quel point tout remonte au rationalisme et, aussi, cela démontre que, malgré tout, derrière l’objectivité du rationalisme, il y a un élément subjectif qui apparaît et qui est dû à la séparation entre le sujet et l’objet. Mais lorsque le rationalisme se transforme en sentimentalisme (durant la « dissolution »), toute trace d’objectivité disparaît et l’homme se met à penser, comme Judith Butler, que c’est lui qui détermine la réalité. C’est donc nous qui faisons de la réalité ce qu’elle est : un homme n’est pas un homme parce qu’il a tel chromosome ou attribut morphologique, mais c’est nous qui, en attribuant ces caractéristiques aux « hommes » (phallus, musculature, voix grave et ainsi de suite), créons la catégorie des « hommes ». L’argument est idiot car ce n’est pas « nous » qui « créons » la catégorie « homme », puisque nous ne faisons qu’en constater l’existence : nous constatons qu’il existe un type d’individus (qu’on appelle « homme » mais qu’on pourrait appeler autrement, comme « man » en anglais) avec tels et tels attributs. Nous ne nous étendrons pas sur Judith Butler et la théorie du genre, notre objectif ici étant seulement de montrer l’origine des tendances de l’époque à l’aide des écrits de Guénon.