Egalité et Réconciliation
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L’arbre philosophal et le dieu jaloux

Voici la suite de mon article « Sommes-nous grecs ou sommes-nous juifs ? ». Son objet n’est pas de dénigrer la racine judéo-chrétienne de notre civilisation, mais d’honorer sa racine gréco-romaine plus ancienne qui a été dénigrée, tronquée, déformée, parfois diabolisée. La conviction qui motive ce travail est que l’agonie irréversible du catholicisme romain en Europe (dû principalement à ses contradictions internes) n’est pas nécessairement la mort de Dieu, mais peut-être l’opportunité de sa renaissance, et simultanément de notre émancipation spirituelle d’Israël, après deux mille ans d’asservissement par le mensonge du peuple élu.

 

Je vais commencer par résumer ce qui me semble fondamental dans la philosophie gréco-romaine, en mettant l’accent sur l’école qui a produit la synthèse la plus aboutie et la plus accessible, et qui a eu l’influence la plus grande, bien que la plus diffuse, sur le monde romain : le stoïcisme [1]. Je montrerai ensuite comment la tradition judéo-chrétienne s’oppose point par point au génie gréco-romain. J’espère que cette mise en regard dialectique de ces deux paradigmes stimulera la réflexion des esprits philosophes. À ceux qui préfèrent leur son de cloche familier, je n’ai rien à dire, mais je ne les condamne pas.

Le logos grec

Les Grecs appelaient logique, ou parfois dialectique, l’art du raisonnement permettant de distinguer le vrai du faux. Ils tenaient la raison pour le don de Dieu à tous les hommes, et donc pour une faculté humaine universelle. Par leur passion pour le logos, ils se sont élevés au-dessus du muthos. Bien sûr, les Grecs avaient des précurseurs perses et égyptiens (lire l’annexe 1), mais il y a bien eu un « miracle grec », un jaillissement qui est de l’ordre de la révélation et dont Athènes est devenu le sanctuaire.

La logique grecque est le germe de l’esprit scientifique occidental. Les mathématiques en furent le premier fruit, avec Thalès (mort vers -545), Pythagore (mort vers -495), Euclide (actif vers -300), dont les écoliers du monde entier apprennent encore les théorèmes. Des mathématiques alliées à l’expérimentation est née la physique d’Archimède (mort en -212), ou encore le calcul précis par Ératosthène (mort en -194) de la circonférence de la Terre avec précision.

Les objets mathématiques (nombres, figures géométriques) sont des idées pures, immatérielles, immuables et universelles. Ils ont inspiré à Platon sa théorie des Idées (idea en grec) ou formes (eidos). Platon reprend aussi à Pythagore l’intuition du Cosmos comme ordre mathématique. Il fait dire à l’astronome Timée dans son livre du même nom que le Cosmos « est un être animé doué d’intelligence […] dont les autres êtres pris individuellement sont des parties » (Timée, 29-30).

Platon fut aussi influencé par l’orphisme, prolixe en spéculations sur l’autre monde. Il en retient que le corps (soma) est une prison (sema) pour l’âme, et présente la philosophie comme une meilleure voie vers l’immortalité que les « mystères ». L’homme qui « se livre aux passions et […] n’a que des pensées mortelles […] doit devenir mortel autant que cela est possible ».

« Mais celui qui a tourné ses pensées vers l’amour de la science et l’amour de la vérité, et qui a dirigé toutes ses forces de ce côté, doit nécessairement […] penser aux choses immortelles et divines ; et autant qu’il est donné à la nature humaine d’obtenir l’immortalité, il ne lui manque rien pour être immortel. » (Timée, 90b-c)

Aristote, élève de Platon, réfute l’existence transcendante des Idées, qui n’existent selon lui que dans l’esprit des gens qui les pensent. Il s’affranchit du culte des mathématiques, sous prétexte que, dans la nature, il n’existe ni cercles, ni triangles, ni lignes droites. (Par la même occasion, Aristote conteste l’immortalité de l’âme, qui se confond pour lui avec la vie organique [2].) L’empirisme aristotélicien a apporté un correctif utile à l’immobilisme de l’idéalisme platonicien (car, pour reprendre la formule de Soral, « les formes se transforment ») [3]. Mais c’est le rejet d’Aristote et la redécouverte de Platon à la Renaissance qui permettra le décollage scientifique de l’Occident, parce que la recherche des Idées pures est l’essence des mathématiques, qui sont elles-mêmes l’outil logique indispensable pour la physique. François Jullien, rappelle dans L’Invention de l’idéal et le Destin de l’Europe que c’est sous le patronage de Platon que Galilée prend

« la décision au plus haut point audacieuse de substituer au monde de l’expérience commune, ou plutôt de lui “superposer”, comme le dit exactement Platon, un monde géométrique d’idéalités, en tant que formes de l’intelligible. […] Que cette révolution de la physique ne se soit faite, en Europe, qu’en rompant avec Aristote, signifie qu’elle n’était possible qu’en s’arrachant, grâce aux mathématiques, au monde immédiat de la qualité et de la perception […], monde fait d’une matière changeante, contingente et indéfiniment variée, donc aussi vague et indéterminée, sur lequel les vérifications mathématiques, qui ne sont vraies qu’in abstracto, ne sauraient avoir prise. » [4]

L’éthique socratique et stoïcienne

Avant d’être influencé par le pythagorisme et l’orphisme, Platon était un disciple de Socrate, et sa carrière littéraire commença avec son Apologie de Socrate. Socrate, mort en -399, est à l’hellénisme ce que Jésus est au christianisme. La vie et la mort de ces deux hommes ne sont d’ailleurs pas sans parallèle, puisque tous deux furent condamnés à mort par le pouvoir en place, pour des motifs politico-religieux. Socrate incarne le philosophe, celui qui a fait de la sagesse (sophia) l’amour de sa vie. Toutes les écoles philosophiques gréco-romaines se réclament de lui, de sorte que, s’il n’y avait pas eu Jésus, Socrate aurait pu être au monde hellénistique et romain ce que Confucius est à la Chine (sur la Chine, lire l’annexe 3).

Socrate était un dialecticien, mais son objet presque exclusif était l’éthique. Fonder rationnellement la morale, soit parvenir par la raison à la connaissance du bien et du mal, telle était son but. Persuadé que chaque homme est doué de raison, Socrate pratiquait ce qu’il nommait la « maïeutique », soit l’art de faire accoucher ses auditeurs de la vérité. Ce dont il cherchait à les convaincre, c’est que la vertu est la condition du vrai bonheur, car c’est en faisant ce qui est juste qu’on fait du bien à son âme. « À l’homme qui est bon, rien n’arrive de mal. » (Platon, Apologie de Socrate, 41d)

Les stoïciens approfondissent l’équation socratique : sagesse = vertu = bonheur. Le vrai bonheur est ce qu’éprouve en son âme l’homme qui vit vertueusement, c’est-à-dire avec sagesse. « Le bastion de l’éthique stoïcienne est la thèse selon laquelle la vertu et le vice constituent à eux seuls, respectivement, le bonheur et le malheur », résument Anthony Long et David Sedley [5].

L’école de la Stoa (« Portique ») a été fondée à Athènes par Zénon de Kition, Phénicien de naissance, à la fin du IVe siècle avant notre ère. C’est à Rome, aux premier et deuxième siècles de notre ère, qu’elle a été la plus créative, avec les œuvres de Sénèque en latin, puis d’Épictète et de Marc Aurèle en grec. Comme tous les philosophes grecs, les stoïciens distinguent, à des fins d’enseignement, la logique (le raisonnement juste), la physique (la science de la nature, phusis), et l’éthique (la connaissance du bien et du mal). La logique est la base : c’est par la raison que l’homme accède à la connaissance, et c’est aussi par la raison qu’il accède à la liberté, qui n’est jamais que la liberté de choisir parmi les possibles. L’éthique stoïcienne se fonde donc sur une discipline du « discours intérieur », visant à distinguer ce qui est sous notre contrôle et ce qui ne l’est pas : « Organiser au mieux ce qui dépend de nous, et user des autres choses comme la nature les a faites. » (Épictète, Entretiens I,1) [6].

Ainsi les stoïciens ne font pas reposer l’encouragement à la vertu sur la croyance en une rétribution dans l’autre monde. Il va de soi pour eux qu’il y a en l’homme un principe divin immortel, mais ils sont peu portés aux spéculations sur sa destinée. Sur la question de la vie après la mort, ils se rangent au principe socratique que l’homme qui a pris soin de son âme ici-bas n’a rien à craindre de la mort. Mieux encore, philosopher, c’est apprendre à mourir, selon le Socrate du Phédon de Platon (chap. XII). Ce que Marc Aurèle formule encore ainsi : « La perfection de la conduite consiste à employer chaque jour que nous vivons comme si c’était le dernier. » (Pensées VII,69)

Le Dieu cosmique et le monothéisme inclusif

L’éthique des stoïciens s’appuie aussi sur leur physique, et en particulier sur leur conception religieuse de l’unité organique et rationnelle du Cosmos, dont chaque homme fait partie.

Du postulat logique que Dieu est infini, les stoïciens déduisent que rien ne peut être en dehors de lui. Par conséquent, Dieu et le Cosmos ne font qu’un. Pour cette raison, on les dit parfois « panthéistes ». Il est vrai que Sénèque écrit que la nature (phusis) est Dieu (Sur les bienfaits IV,7) [7]. Mais il faut garder à l’esprit que phusis a un sens dynamique : c’est ce qui fait naître et croître les choses. De même, kosmos se traduit par « ordre » ou « harmonie » et peut désigner aussi bien l’univers que son principe ordonnateur. C’est pourquoi « cosmothéisme » me paraît plus approprié que « panthéisme » pour décrire la métaphysique stoïcienne [8]. Le Cosmos stoïcien, résume Jacques Brunschwig, est « une unité parfaite et divine, vivante, continue, auto-créatrice, organisée selon des lois intelligibles et gouverné par une raison providentielle et partout présente » [9]. Le stoïcisme est une conception rationnelle, organique et holistique du monde et de la place de l’homme dans le monde.

Cultiver la conscience de faire partie du Dieu cosmique n’empêche pas les stoïciens de s’adresser à Dieu ou au Cosmos en prière : lire L’Hymne à Zeus de Cléanthe. Selon Diogène Laërce :

« Ils disent que Dieu est […] l’artisan de l’ensemble des choses, et pour ainsi dire le père de toutes choses, à la fois en général et, en particulier, cette partie de lui qui s’étend à travers toutes choses, et que l’on désigne par plusieurs noms selon ses divers pouvoirs. » [10]

Les stoïciens sont donc monothéistes, mais ils insistent sur la présence immanente de Dieu dans toute chose et dans tout être humain en particulier. « Et nos âmes étant ainsi liées au dieu, attachées à lui comme ses parties et ses fragments, le dieu ne perçoit-il pas chacun de leurs mouvements comme son mouvement propre, inséparable de sa propre nature ? » (Épictète, Entretiens I,14) [11]

Pour évoquer la raison à l’œuvre dans le Cosmos, les stoïciens emploient les concepts de Logos et de Providence (pronoia en grec, providentia en latin), que lui emprunteront les premiers chrétiens. La raison humaine (logos) n’est selon eux que la participation de l’homme à la Raison divine (Logos). Elle est donc moins une faculté individuelle qu’un principe divin auquel participe l’homme. Et si l’homme est capable d’expliquer rationnellement le monde, ce n’est pas parce qu’il projette sa raison sur un monde irrationnel, mais parce que le monde est rationnel en soi. Les stoïciens auraient pu dire, comme Hegel : tout ce qui est réel est rationnel (lire l’annexe 2).

La plupart des philosophes stoïciens se désintéressent des cultes religieux, mais ils ne voient pas d’incompatibilité entre l’unicité du divin et la pluralité de ses manifestations ou de ses représentations. C’est pourquoi ils emploient indifféremment les mots « Dieu » (Zeus), « le dieu » (o theos) ou « les dieux » (oi theoï). En ce sens, le polythéisme traditionnel se résorbe, au niveau philosophique, en un monothéisme inclusif. C’est ce que le païen Maxime de Madaure essaie d’expliquer en 390 à son ancien élève Augustin :

« Il n’existe qu’un Dieu, suprême et Un, sans commencement […] dont nous invoquons, sous maints vocables, les énergies répandues dans le monde, parce que nous ignorons tous son nom véritable. […] Par l’intermédiaire des autres dieux, nous vénérons et honorons ce père commun d’eux-mêmes et de tous les mortels, de mille façons. » [12]

On peut résumer comme suit les trois principes qui sont au cœur de la logique, de la physique et de l’éthique des stoïciens :

1. le primat de la raison : la raison est le don des dieux à l’homme et la partie supérieure de son âme, par laquelle il peut comprendre Dieu, le monde, et lui-même ; _ 2. la divinité du Cosmos : par le Logos et par la Providence, Dieu est immanent dans le monde. Il est l’âme du monde, dont l’âme humaine n’est qu’une parcelle ; _ 3. la morale naturelle : l’homme peut accéder par la raison à la compréhension et à la pratique de la vertu. Il n’y a pas d’autre chemin vers le vrai bonheur, qui est le bien-être de l’âme.

Selon une métaphore philosophique qu’on attribue au stoïcien Chrysippe de Soles (mort vers -206), mais qui pourrait être plus ancienne, la philosophie est comme un verger fertile dont la clôture serait la logique, les arbres la physique, et les fruits l’éthique. Il existe des variantes de cette métaphore agricole. Pour Sénèque, par exemple, la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la logique, le tronc la physique et les branches l’éthique [13].

Le dieu jaloux des Juifs

Le paradigme religieux hébraïque se distingue du paradigme philosophique stoïcien sur les trois principes essentiels résumés plus haut.

1. Contrairement au Dieu des stoïciens, le Dieu biblique ne se rend pas accessible à l’homme par la raison, mais par la croyance et l’obéissance. Il est nécessaire de croire que c’est bien Dieu qui parle dans le Livre, et d’obéir à ses commandements. À la raison, la Bible oppose la Révélation. Le Dieu des Juifs impose sa Loi (Torah), qui n’a besoin d’aucune justification rationnelle. Le mépris des Hébreux pour la logique est illustré dès le premier chapitre de la Genèse, lorsque Dieu dit « que la lumière soit », mais accroche le soleil au firmament trois jours et trois nuits plus tard.

2. Contrairement au Dieu immanent des stoïciens, le Dieu des Hébreux est transcendant. C’est une personne qui préexiste à sa création et reste extérieur à elle, tout en gardant la possibilité d’y intervenir selon ses caprices. Sa présence ne se manifeste pas par des lois naturelles immuables, notion inconnue de la Torah, mais au contraire par des miracles. Ce n’est pas le Dieu de l’ordre, mais le dieu du désordre (Déluge et autres cataclysmes). Il n’œuvre pas à l’unité et l’harmonie entre les hommes, mais sépare son peuple du reste de l’humanité et, en voyant les hommes accomplir ensemble de grandes choses, se dit : « Vite, descendons, et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. » (Genèse 11:7)

3. Contrairement à l’éthique stoïcienne, la morale hébraïque n’est pas fondée rationnellement. Il n’y a pas d’autre critère moral dans la Bible que l’obéissance aux commandements de Dieu, fussent-ils absurdes ou scandaleusement immoraux au regard de la morale naturelle. Le Dieu jaloux est colérique, vindicatif et génocidaire, et fait son peuple à son image. Contrairement à ce que laissent entendre des traductions truquées par une ponctuation arbitraire, le Décalogue n’a pas de portée universelle. S’il en avait, le Dieu biblique se contredirait en ordonnant des génocides en série. Il faut lire en Deutéronome 5:17-20 : « Tu ne tueras, ni ne rendras cocu, ni ne voleras, ni n’accuseras faussement ton prochain », ton prochain étant « l’enfant de ton peuple » (Lévitique 19:18).

À cela, ajoutons encore deux points de divergence :

4. Contrairement à l’ensemble de la tradition philosophique, à l’exception de l’épicurisme – marginal et sulfureux –, l’anthropologie biblique est matérialiste : l’homme est poussière et retourne à la poussière (Genèse 3:19) sans que la moindre âme digne de ce nom s’en échappe. La Bible hébraïque se distingue de toutes les traditions religieuses de l’Antiquité par la négation explicite de toute forme d’après-vie qui soit davantage qu’un sommeil dans les ténèbres humides du Shéol. Le peuple de Dieu n’est éternel que collectivement.

5. À l’utopie du règne des philosophes (La République de Platon) – à laquelle personne ne croit mais qui exprime néanmoins l’alliance idéale de la vertu et du pouvoir  [14] –, la Bible hébraïque oppose le règne des prêtres et des prophètes, qui font et défont les rois. Rappelons les deux moments fondateurs de la prêtrise des Lévites. Après l’épisode du veau d’or, Moïse appela à l’aide « tous les enfants de Lévi » et leur dit : « Ainsi parle Yahvé, le dieu d’Israël : ceignez chacun votre épée, allez et venez dans le camp, de porte en porte, et tuez qui son frère, qui son ami, qui son proche. » Leur meurtre de trois mille personnes leur valut les félicitations de Moïse : « Vous vous êtes aujourd’hui conféré l’investiture pour Yahvé. » (Exode 32:26-29) Plus loin, Yahvé octroie à la lignée d’Aaron « le sacerdoce à perpétuité » lorsque son petit-fils, pris de rage contre un Israélite ayant épousé une Madianite, « les transperça tous les deux, l’Israélite et la femme, en plein ventre ». Yahvé l’en félicite car, dit-il, « il a été possédé de la même jalousie que moi » (Nombres 25:11-13) [15]. Tels sont les fondements de la religion des Israélites, qui n’est rien d’autre que la soumission d’un peuple par la terreur à une caste violente et parasite (les Lévites, dispersés dans les villes, vivent de la dîme).

L’arbre et le serpent

L’antinomie entre l’hébraïsme et l’hellénisme est remarquablement métaphorisée dans le chapitre 3 de la Genèse, qui date du début de l’époque hellénistique, marquée par la révolte des Maccabées [16]. Dans ce mythe du jardin d’Éden, « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » est une désignation appropriée de la philosophie grecque et de sa conception de l’éthique. Le Serpent s’exprime comme Socrate ou Platon en promettant à l’homme épris de sagesse l’immortalité et la divinité en partage : « être comme des dieux [elohim] » par la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Le récit biblique inverse donc le message philosophique ; il diabolise la prétention de la sagesse grecque en la plaçant dans la bouche du serpent menteur, qui promet l’immortalité et apporte au contraire la mort (car Dieu avait créé l’homme physiquement immortel). Le message biblique est clair : Dieu interdit à l’homme l’accès direct à la connaissance du bien et du mal par la raison, et exige de lui l’obéissance inconditionnelle à ses commandements absurdes – quoi de plus absurde en effet que cet arbre appétissant placé dans le Paradis pour tester l’obéissance de l’homme ?

Pourquoi le scribe yahviste a-t-il choisi le serpent comme symbole de ce qu’il voulait « diaboliser » ? Peut-être tout simplement parce que le serpent est réputé venimeux et maléfique. Peut-être aussi parce que le serpent est le symbole grec de la médecine. Si l’on cherche un contexte plus précis, on notera que Nombres 21:9 et 2Rois 18:4 attestent l’existence d’un culte samaritain voué à un serpent d’airain au pouvoir guérisseur, que condamnent et font détruire les prêtres yahvistes – à rapprocher du « bâton d’Asclépios » (ou Esculape), dont le culte était fort répandu en Syrie. Sachant que c’est aussi en Samarie qu’est mentionné Simon le Mage (Actes 8), considéré comme le père de l’hérésie gnostique, on peut supposer un lien entre le culte samaritain du serpent et les gnostiques connus plus tard sous le nom d’Ophites ou de Naassènes (serpent se dit ophis en grec, et naas en hébreu), qui considéraient Yahvé comme un mauvais démiurge, et le serpent comme un principe divin positif.

Il faut bien comprendre que, si les gnostiques faisaient une telle lecture inversée de Genèse 3, c’est parce qu’ils reconnaissaient dans ce récit une inversion mensongère et diabolique d’une vérité qu’ils tenaient pour primordiale : la capacité accordée à l’homme d’accéder à la connaissance du bien et du mal par ses propres moyens. Les gnostiques ne faisaient que remettre cette vérité à l’endroit. Cette vérité est aussi celle de la philosophie. C’est pourquoi le philosophe grec Celse affirmait lui aussi que le dieu des Juifs doit être considéré comme l’ennemi du genre humain, « puisqu’il a maudit le serpent, de qui les premiers hommes reçurent la connaissance du bien et du mal » (Origène, Contre Celse VI,28). À la différence des gnostiques, cependant, les philosophes ne prennent pas Yahvé au sérieux, ni comme Dieu suprême, ni comme mauvais démiurge créateur du monde matériel : il n’est pour eux que « le dieu des Juifs ».

Une dernière remarque sur le récit de la Genèse. Il est dit d’Adam et Ève : « Or tous deux étaient nus, l’homme et la femme, et ils n’avaient pas honte l’un devant l’autre. » (Genèse 2:25) Puis, après que, ayant trouvé l’arbre de la connaissance « désirable pour acquérir le discernement », ils eurent mangé de son fruit, « leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes » (3:6-7). On a beaucoup glosé sur ce détail, et Voltaire a pu s’en servir pour se moquer du « bon sauvage » de Rousseau. Dans le contexte de la rédaction de ce texte, la nudité originelle d’Adam et Ève, gâchée par le péché originel, pourrait être aussi une contradiction polémique de la morale naturelle des philosophes, qui enseignent que la pudeur, inconnue des animaux, est la manifestation primale de la conscience qu’a l’homme de sa nature spirituelle. Sorti de l’enfance, l’homme cache naturellement son sexe, et cette pudeur est liée au tabou de l’inceste. Sur ce point, je renvoie à l’essai de philosophie morale de Vladimir Soloviev, La Justification du bien (écrit en 1897, traduit en 1939) :

« En dehors de toutes considérations empiriques sur la genèse du sens de la pudeur dans l’humanité, l’importance de celui-ci réside dans le fait que c’est par lui que se détermine le rapport éthique qui existe entre l’homme et sa nature matérielle. L’homme a honte d’être dominé ou gouverné par cette nature matérielle (particulièrement en sa manifestation principale) et affirme de la sorte vis-à-vis d’elle son indépendance interne et sa dignité supérieure, à raison desquelles c’est lui qui doit la dominer et non pas être dominé par elle. » [17]

Tandis que la plupart des religions se sont donné pour mission d’éduquer la conscience morale, le texte religieux du peuple juif commence par un récit qui revient à inhiber l’usage de la conscience morale, et à affirmer que la pudeur (la première connaissance du bien et du mal) est le fruit du péché. Les conséquences sont prévisibles.

L’essence du christianisme : Dieu toujours aussi jaloux

Le christianisme est un syncrétisme d’hébraïsme et d’hellénisme. Bien que, depuis ses origines, il emprunte une partie de son outillage théologique aux Grecs (aux néoplatoniciens dans les premiers siècles, à Aristote à partir du XIIe siècle), il admet comme prémisse que « Yahvé, le dieu d’Israël » est bien le Dieu créateur de l’univers comme l’affirme le roman national d’Israël. Tandis que les Romains préchrétiens pensaient que les Juifs étaient un peuple méchant parce qu’ils haïssaient tous les dieux sauf Yahvé, les Romains devenus chrétiens se voient sommés de croire que les Juifs étaient un peuple saint aussi longtemps qu’ils haïssaient tous les dieux sauf Yahvé.

Par conséquent, tout comme le judaïsme, le christianisme s’oppose au stoïcisme sur les trois principes fondamentaux : la raison comme élément divin en l’homme, l’immanence organique de Dieu dans le monde, et la morale naturelle ou rationnelle. Voyons ça en détail.

1. Le christianisme a remplacé l’obéissance à la Loi par la croyance au dogme, soit l’obligation de faire par l’obligation de croire, ce qui est une forme de légalisme plus aliénante encore. Ce dogmatisme s’accompagne naturellement d’un mépris de la raison humaine, qui s’exprime déjà chez Paul (« La sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu. », 1Corinthiens 3:19), mais est particulièrement explicite chez Tertullien de Carthage, dont on connaît les formules : « Qu’y a-t-il de commun entre Athènes et Jérusalem ? » ; « Quel lien pourrait-il bien y avoir entre l’Académie et l’Église ? » ; « Je crois parce que c’est absurde. »

2. Bien que la violence du Dieu biblique se soit adoucie dans le Nouveau Testament, il est toujours aussi jaloux, et sa jalousie se manifeste maintenant par son horreur, non seulement du « paganisme » (« Ce qu’immolent les Gentils, ils l’immolent aux démons et non à Dieu », 1Corinthiens 10:20), mais plus encore de l’« hérésie ». Tout ce qui évoque le cosmothéisme, en particulier, sera systématiquement dénoncé, soit comme « paganisme », soit comme « athéisme » (le terme « panthéisme » n’apparaît qu’en 1705).

3. Le christianisme affirme la nécessité de la révélation et du dogme pour le salut, et l’incapacité de la raison humaine à fonder la morale. C’est sur cette question que saint Augustin s’oppose violemment au moine breton Pelage. Ce dernier affirme, sans pour autant nier la nécessité de la grâce, que la perfection morale est accessible par la pratique de la vertu, parce que la liberté de l’homme réside dans sa raison, qui « n’est pas viciée par le péché originel ». Doctrine dangereuse au plus haut point, puisqu’elle réduit à néant la nécessité des sacrements, et donc le pouvoir des prêtres.

4. En revanche, le christianisme rejette le matérialisme hébraïque (qu’avait déjà rejeté le judaïsme hellénisé de Philon d’Alexandrie). Il enseigne à la fois l’immortalité de l’âme et la résurrection des corps aux derniers jours. Mais en mettant l’accent sur le salut de l’individu dans l’au-delà, plutôt que sur le salut du peuple juif ici-bas, le christianisme fonde la morale sur l’espérance du paradis, et plus encore sur la peur de l’enfer. Il en résulte une mentalité du sauve-qui-peut et chacun-pour-soi. La logique implacable de cette sotériologie (doctrine du salut) individualiste conduit Thomas d’Aquin, le « docteur angélique », à affirmer que les bienheureux au paradis se réjouissent du spectacle des souffrances de leurs frères en enfer :

« […] afin que le bonheur des saints soit plus délicieux à eux et qu’ils puissent en rendre davantage grâce à Dieu, il leur est permis de voir parfaitement les souffrances des damnés. » (Summa Theologica 94:2)

Cette déclaration, dans un livre qui a valu la sanctification à son auteur, souleva l’indignation de Nietzsche (Généalogie de la morale, I,15). Avec une telle logique, faut-il s’étonner des méthodes de l’Inquisition : que sont quelques jours de tortures comparées à l’enfer éternel ? À leur décharge, les Pères grecs ne sont jamais tombés dans une telle perversité.

Tandis que le stoïcisme résout le dilemme entre bonheur et vertu, la tradition chrétienne présente le salut comme un renoncement au bonheur terrestre et une fuite hors du monde. Le saint archétypal, saint Antoine, renonce à sa position sociale et disparaît dans le désert jusqu’à la fin de ses jours : c’est un vivant-mort. Le sage stoïcien, au contraire, accepte et assume au mieux la position qui lui a été donnée par la Providence, qu’il soit esclave affranchi comme Épictète ou empereur comme Marc Aurèle. Aux stoïciens, qui pensent que se préoccuper de la cité des hommes, c’est participer à l’œuvre de Dieu, Augustin répond dans La Cité de Dieu – un traité de philosophie anti-politique – que les chrétiens doivent se désintéresser de la cité des hommes qui les éloigne de Dieu, et se préoccuper uniquement de la « Cité de Dieu ».

5. Dernier point : l’Église catholique (en rupture avec la tradition orthodoxe) modèle sa théologie politique sur le sacerdotalisme de l’Ancien Testament, qui affirme la supériorité du prêtre sur le roi. C’est ce qu’on nomme l’augustinisme politique, le pontificalisme ou encore la théorie des deux glaives : le glaive spirituel (l’excommunication en particulier) est tiré par l’Église, c’est-à-dire par le pape, et le glaive temporel (la guerre) est tiré pour l’Église, c’est-à-dire sur ordre du pape. Boniface VIII a dogmatisé l’idée dans sa bulle Unam Sanctam en 1302.

Le chrétien et son Dieu

La différence essentielle entre le christianisme et le stoïcisme, d’où découlent les autres différences, porte sur la représentation de Dieu : personne transcendante ou principe immanent ? Anthropomorphisme ou cosmothéisme ? Le Dieu des philosophes est l’âme du monde, présent dans l’âme de chaque être humain. Le Dieu chrétien est une personne (trois personnes en une, si l’on y tient), qui n’est accessible que dans une relation de personne à personne.

Cette relation, l’Église médiévale la conçoit à l’image du lien féodal entre vassal et suzerain. C’est la raison pour laquelle le geste habituel de la prière chez les catholiques est emprunté au rite de l’hommage vassalique, au cours duquel le vassal joint les mains, que le suzerain enserre dans les siennes (immixtio manuum). Ce geste apparaît également dans l’iconographie cléricale, comme symbole de la soumission des rois à la suzeraineté des papes (à droite ci-dessous, Charlemagne devant Léo III).

On comprend que l’Église ait trouvé avantageux de promouvoir ce lien hiérarchique de l’homme à son Dieu, lien dans lequel elle peut s’insérer comme médiatrice exclusive, par les sacrements et les « indulgences ». La vision cosmique et immanente de Dieu, au contraire, abolit la distance qui sépare l’homme de Dieu et, par conséquent, la distinction entre clercs et laïcs.

Jusqu’à la réforme grégorienne du XIe siècle, la pensée cosmothéiste trouvait encore un espace de relative liberté. Au IXe siècle, l’érudit laïc irlandais Jean Scot Érigène enseignait que « tout est en Dieu et Dieu est en tout et rien ne peut venir d’ailleurs que de Lui car tout naît de Lui, à travers Lui et en Lui ». Dieu se manifeste dans l’union de tous les contraires, ajoute-t-il, ce qui le conduit à nier la puissance réelle du diable ; le mal n’est qu’une « mauvaise orientation de la volonté ». Érigène proclame la souveraineté de la raison en l’homme, supérieure même à l’autorité de l’Écriture, qui est provisoire. Érigène fut condamné à deux reprises par l’archevêque de Lyon, mais trouva protection à la cour de Charles le Chauve [18].

Malgré la censure de l’Église, son œuvre fut redécouverte au XIIe siècle par Amaury de Chartres (vers 1150-1206), maître de logique à l’université de Paris. Après sa mort, ses disciples furent traqués. « Ils disaient, selon Thomas d’Aquin, que Dieu était le principe formel de toutes choses ». Selon les sources collectées récemment par Marie-Thérèse D’Alverny, les Amauriciens croyaient en « la présence immanente de la Divinité en la Création tout entière, qui rend inutile la grâce conférée par les sacrements et abolit la possibilité du péché » [19]. En 1210, quatorze d’entre eux, parmi lesquels des prêtres et des diacres, furent condamnés au bûcher, et dix autres à la prison à perpétuité.

En 1270, les interrogatoires d’une centaine d’hérétiques dans le Sud de l’Allemagne montrent que ce courant de pensée est encore vivace. Dans son Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle, Henri Delacroix rattache à Érigène et aux Amauriciens les nombreuses hérésies ultérieures qui proclament « l’identité de l’esprit humain et de l’essence divine » [20]. Mais il n’est pas nécessaire de postuler une filiation intellectuelle, pour ce qui relève en réalité d’une intuition spirituelle qui vient naturellement à tout esprit un peu mystique. Ainsi, nous ne savons pas si Maître Eckhart, moine dominicain enseignant à la Sorbonne au tout début du XIVe siècle, avait entendu parler d’Érigène, avant d’enseigner que l’âme humaine est incréée parce qu’elle est une parcelle de Dieu (proposition condamnée par la bulle In agro dominico du pape Jean XXII en 1329), et de véhiculer son expérience en de puissantes formules propres à nous faire pénétrer dans cette dimension mystique du cosmothéisme : « L’œil dont Dieu me regarde est l’œil avec lequel je le regarde, mon œil et son œil sont identiques. »

C’est encore pour son cosmothéisme, dénoncé comme le masque de l’athéisme, que le savant Giordano Bruno sera condamné au bûcher en 1600, après sept ans de prison et de tortures. Moine dominicain né dans la province de Naples et enseignant à la Sorbonne, Giordano allait plus loin que l’héliocentrisme de Copernic en enseignant que l’univers n’avait ni centre ni circonférence. Refusant de se rétracter, il commença ainsi sa défense devant la congrégation du Saint-Office, autrement dit l’Inquisition : « J’enseigne l’infinité de l’univers et l’action de la puissance divine dans son infinité. » [21]

En fin de compte, l’anthropomorphisme du Dieu judéo-chrétien a produit chez les catholiques – à l’exception des mystiques, toujours suspects aux yeux des autorités – une orientation de l’âme qui est à l’opposé de l’attitude philosophique, et qui relève proprement de la soumission du vassal à son suzerain, son maître et son juge.

Cette conception contient en germe son inévitable contradiction dialectique : la révolte de l’homme contre Dieu, proprement impensable dans le paradigme cosmothéiste. En dernière analyse, la mort de Dieu en Europe est imputable au christianisme, qui a importé du Levant une divinité chauvine et irascible se prenant pour Dieu. C’est Yahvé qui a tué Dieu.

*

Annexe 1 : L’Égypte et la Perse

Il ne fait aucun doute que Rome appartient à la civilisation hellénistique, fondée par l’élève d’Aristote. Au détail près de la langue (mais Épictète et Marc Aurèle écrivent encore en grec au IIe siècle), Rome est l’héritière d’Athènes.

Mais de qui Athènes est-elle l’héritière ? Les Grecs avaient la modestie de reconnaître que leur savoir venait d’ailleurs. Pythagore était réputé avoir appris des Phéniciens, des Chaldéens (Mésopotamiens) et des Égyptiens. Platon lui-même voyagea à Héliopolis peu après la mort de Socrate, à la recherche de la science sacrée qu’on attribuait aux « mystères » de l’Égypte. Hérodote avait en effet écrit : « Nous autres Hellènes, en vérité, sommes des enfants à côté de ce peuple aux traditions dix fois millénaires, […] venues d’un âge immémorial où les dieux gouvernaient le monde, à l’aube de la création. » (II,171)

Hérodote exprime ailleurs son admiration pour les Perses, qui – détail intéressant –ont en horreur principalement deux choses : le mensonge et la dette (I,138). La religion perse de son époque, le zoroastrisme, fait de la Vérité la valeur suprême : « pensée juste, parole juste, action juste ». Il est hautement probable que la philosophie grecque, qui est aussi un culte de la vérité, ait subi l’influence des Perses. La géographie ne trompe pas : les trois premiers philosophes présocratiques (Thalès, Anaximandre et Héraclite) venaient de Milet, en Ionie (côte ouest de l’Asie mineure, soit aux marges de la Perse), et Pythagore était également né en Ionie.

Hérodote vivait à l’époque du roi de perse Artaxercès Ier (465-424 av. JC), connu pour sa tolérance religieuse. À la même époque vivait aussi, sous la souveraineté perse, le judéo-babylonien Esdras. Selon le Livre d’Esdras, il profita de la politique religieuse de l’empereur pour le convaincre que « Yahvé, le dieu d’Israël » n’était autre que le « Dieu du Ciel » que vénéraient les Perses – en négligeant de préciser que ce Dieu avait choisi les Juifs et non les Perses pour régner sur le monde. On décèle cette duplicité dans le double langage du Livre d’Esdras, où Yahvé est désigné comme « le Dieu du ciel » dans les édits prétendument signés par les rois perses Cyrus, Artaxerxés et Darius, mais comme « le dieu d’Israël » dans le reste du livre.

*

Annexe 2 : Hegel et l’idéalisme allemand

J’ai mentionné plus haut le mystique allemande Maître Eckhart (1260-1328). Il enseignait en latin à la Sorbonne, mais prêchait en allemand auprès de sœurs béguines, qui ont conservé des notes de ses sermons. Comme l’explique bien Ernst Benz dans Les Sources mystiques de la philosophie romantique allemande, la langue allemande était jusqu’alors exclue des discours philosophique et théologique, et l’usage inédit qu’en fit Eckhart pour exprimer ses notions mystiques eut une influence considérable sur la pensée allemande ultérieure : « Puisque sa théologie propre fut une théologie mystique, fondée sur des expériences et des intuitions mystiques, c’est vraiment avec la spéculation mystique que la spéculation philosophique en allemand commença. » [22]

Eckhart fut condamné mais ses écrits ont survécu et sont redécouverts par Franz von Baader, contemporain et ami de Hegel (1770-1831). Un autre mystique allemand plus tardif, Jakob Böhme (1575-1624), impressionne les philosophes idéalistes allemands de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Son cosmotheisme est patent : « La nature entière […] est le corps ou la corporéité de Dieu. » (Aurora) Nicolas Berdiaev explique dans ses Études sur Jacob Boehme :

« Le premier dans l’histoire de la pensée des temps modernes, Boehme fait une découverte qui aura ensuite une importance immense dans l’idéalisme allemand, à savoir que chaque chose ne peut être révélée que par une autre qui lui résiste. La lumière ne peut se faire jour sans les ténèbres, le bien ne peut être révélé sans le mal, l’esprit sans la résistance de la matière. » [23]

L’idéalisme allemand est aussi redevable à la découverte de Spinoza (1632-1677). Une « querelle du panthéisme » fut provoquée en 1785, par un livre révélant que Lessing (1729-1781), penseur immensément populaire, aurait dit à son ami Jacobi : « Hen Kai Pân. Un et Tout. Je ne sais rien d’autre. […] Il n’y a pas d’autre philosophie que la philosophie de Spinoza. » La querelle qui en résulta eut une influence considérable sur le milieu philosophique allemand, et le spinozisme devint « la religion non officielle de l’Allemagne », selon Heinrich Heine [24]. La « querelle du panthéisme » est la toile de fond de la Critique de la faculté de juger d’Emmanuel Kant, publiée en 1790.

Hegel fut à son tour très impressionné par Spinoza, et écrivit dans un de ses premiers ouvrages, Foi et Savoir (1802) : « Spinoza est le moment crucial de la philosophie moderne : ou bien le spinozisme ou il n’y aura pas de philosophie. » Spinoza, Böhme et quelques autres influences comme l’hermétisme [25] inspirèrent à Hegel sa conception de l’ « Esprit du Monde » immanent dans l’histoire. Pour Hegel comme pour les stoïciens, la nature est rationnelle en elle-même, et la tâche de la philosophie est de « concevoir cette raison réelle qui y est présente, non pas les formes contingentes qui se montrent à la surface, mais son harmonie réelle ; c’est sa loi immanente et son essence qu’elle doit rechercher [26] ».

*

Annexe 3 : Confucianisme et stoïcisme

Confucius et Socrate sont nés à 80 ans d’écart, et j’ai dit que Socrate aurait pu être le Confucius de l’Europe. Le philosophe François Jullien, à la fois helléniste et sinologue, apporte un angle de vue fascinant sur la civilisation européenne et sur la civilisation chinoise, en faisant jouer l’écart entre les deux. Dans Moïse ou la Chine. Quand ne se déploie pas l’idée de Dieu, il souligne le caractère diffus de la notion qui tient lieu de Dieu dans la tradition confucéenne : le Ciel. Le Ciel est la puissance immanente qui agit sur la Terre et régit l’histoire, accordant son « mandat » aux hommes vertueux. Le « mandat du Ciel », écrit-il dans Fonder la morale, est pensé comme « l’injonction qui ne cesse d’émaner du grand procès du réel et nous pousse à coopérer avec lui. Autrement dit, la voie du Ciel devient immanente en moi, je m’en trouve investi. Car ma nature n’est dans son fond que l’actualisation particulière, individuée, du grand procès de la réalité ».

« Au lieu de devenir, comme chez nous, l’objet d’une réflexion théologique, cette notion de voie du Ciel, en se laissant progressivement dépersonnaliser, en vient à évoquer le facteur absolu, d’"engendrement-transformation", dont l’influx ne cesse de traverser la matérialité et de renouveler la vie (à l’instar du cours des astres, des saisons). Au lieu donc de s’approfondir en conscience, le Ciel des Chinois est perçu sous l’angle de la régulation – comme un principe d’harmonisation continue : c’est parce qu’il ne dévie jamais de son cours que le cours du Ciel jamais ne se bloque ni ne s’épuise, et qu’il ne cesse d’innover ; aussi, accouplé à la Terre, qui désormais lui sert de partenaire, régit-il le fonctionnement bipolaire – celui du yin et du yang (le Ciel ayant l’initiative et la Terre l’actualisant) – dont l’interaction ne cesse de faire advenir les existences et de promouvoir la réalité. » [27]

Qu’une civilisation doive être fondée sur une religion nous semble une évidence. Pourtant, le confucianisme n’est pas une religion, dans la mesure où il n’a ni clergé, ni dogme, ni texte révélé, et reste très discret sur le sort de l’homme après la mort (même s’il fait du culte des ancêtres un pilier de la civilisation). Songeons que la Chine confucéenne n’a jamais eu de classe sacerdotale, et n’a jamais connu de guerre de religion. Elle s’est bâtie sur un idéal qui se rapproche le mieux du « gouvernement des philosophes » : un corps de fonctionnaires fondé sur la méritocratie et l’étude des textes confucéens, depuis les ministres jusqu’aux instituteurs. Le confucianisme est une tradition de pensée philosophique à vocation éthique, mettant l’accent sur la marche providentielle des événements et sur la vocation collective de l’individu. Il est donc tout à fait comparable au stoïcisme, ou à ce qu’on peut nommer, plus largement, le socratisme.

On peut spéculer sur ce qu’il aurait pu advenir de l’Empire romain si, au lieu d’adopter le christianisme sous Constantin et ses successeurs, il s’était tourné à nouveau vers le stoïcisme de Marc Aurèle, l’empereur philosophe dont le règne fut, selon Edward Gibbon (Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, 1776), « peut-être la seule période de l’histoire au cours de laquelle le bonheur d’un grand peuple fut le seul objet du gouvernement » [28]. Ernest Renan voyait le stoïcisme de Marc Aurèle comme « la plus belle tentative d’école laïque de vertu que le monde ait connue jusqu’ici » [29]. Comme Gibbon, il considérait l’avènement du christianisme comme la cause profonde de la chute de l’Empire :

« Durant le IIIe siècle, le christianisme suce comme un vampire la société antique, soutire toutes ses forces et amène cet énervement général contre lequel luttent vainement les empereurs patriotes. […] L’Église, au IIIe siècle, en accaparant la vie, épuise la société civile, la saigne, y fait le vide. » [30]

Laurent Guyénot

L’agonie irréversible du catholicisme romain en Europe n’est pas nécessairement la mort de Dieu, mais peut-être l’opportunité de sa renaissance, et simultanément de notre émancipation spirituelle d’Israël.

Notes

[1] Anthony A. Long, Stoic Studies, Cambridge UP, 1996.

[2] Les théologiens scolastiques qui découvrent Aristote aux XIIe siècle par l’intermédiaire des Arabes, lui rajoute l’immortalité de l’âme en arguant que, si l’âme est naturellement périssable, celle des hommes est rendue surnaturellement immortelle par un don gratuit de Dieu.

[3] D’où le « platonisme dynamique » de la théorie des champs morphiques du biologiste Rupert Sheldrake (La Mémoire de l’Univers, Trédaniel, 2022).

[4] François Jullien, L’Invention de l’idéal et le Destin de l’Europe, Gallimard, 2017, p. 156-157.

[5] A. A. Long et D. N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, II. Les stoïciens, GF Flammarion, 2001, p. 422.

[6] Trad. Robert Muller dans Épictète, Entretiens, Fragments et sentences, Vrin, 2015.

[7] Pierre Hadot, Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Folios/Gallimard, p. 27-28.

[8] Le terme « cosmothéisme » a déjà été utilisé par Jan Assmann à propos du polythéisme égyptien, dans lequel, selon l’interprétation érudite, les dieux forment le corps organique du monde (Le Prix du monothéisme, Flammarion, 2007).

[9] Jacques Brunschwig, « Les Stoïciens », dans Monique Canto-Sperber (dir.), Philosophie grecque, p. 534, cité dans Farid Si Moussa, Le Problème de la passion chez Épictète, thèse de doctorat sous la direction de Robert Muller, 2013, p. 28.

[10] 10. Long et Sedley, Les Philosophes hellénistiques, II, op. cit., p. 357-358.

[11] Trad. Robert Muller.

[12] Cité dans Jacqueline Champeaux, La Religion romaine, Librairie générale française, 1998, p. 212.

[13] Juliette Dross, « Les métamorphoses de l’arbre de la philosophie, de l’ancien stoïcisme à Descartes », Revue de philosophie ancienne, 2011, 29 (2), p. 75-96, hal.science/hal-03146966/

[14] « N’espère pas la République de Platon ! » écrit Marc Aurèle (Pensées IX,29). Les stoïciens préconisent « un composé de démocratie, de royauté et d’aristocratie » selon Diogène Laërce VII,131.

[15] 1Maccabées 2:54 : « Pinhas, notre père, pour avoir brûlé d’un beau zèle, a reçu l’alliance d’un sacerdoce éternel. »

[16] Selon les historiens biblistes « minimalistes », le Tanakh a été réuni durant la période perse, mais son édition finale date des Hasmonéens. Lire par exemple Philip Davies, In Search of “Ancient Israel” : A Study in Biblical Origins, Journal of the Study of the Old Testament, 1992.

[17] Vladimir Soloviev, La Justification du bien. Essai de philosophie morale, Aubier, 1939.

[18] Sigrid Hunke, La Vraie Religion de l’Europe. La foi des "hérétiques", Le Labyrinthe, 1985, p. 61-66.

[19] Marie-Thérèse D’Alverny, « Un fragment du procès des Aumauriciens », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, vol. 18, 1950, p. 325–36, www.jstor.org/stable/44403647

[20] Henri Delacroix, Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle, Félix Alcan, 1900, p. 2.

[21] Sigrid Hunke, La Vraie Religion de l’Europe, op. cit., p. 75-83.

[22] Ernst Benz, Les Sources mystiques de la philosophie romantique allemande, Vrin, 1968, p. 14-15.

[23] Nicolas Berdiaev, Études sur Jacob Boehme (1945), 2020, p. 6.

[24] Glenn Alexander Magee, Hegel and the Hermetic Tradition, Cornell UP, 2001, p. 78.

[25] Magee, Hegel and the Hermetic Tradition, op. cit.

[26] Hegel, Principes de la Philosophie du droit, Gallimard, 1940, p. 33 (cité dans Robert Stern, The Routledge Guidebook to Hegel’s Phenomenology of Spirit, Routledge, 2001, p. 11).

[27] François Jullien, Fonder la morale, Grasset, 2014.

[28] Cité dans Lisa Hill and Eden Blazejak, Stoicism and the Western Political Tradition, Palgrave/Macmillan, 2021. Gibbon inclut dans ce jugement le prédécesseur immédiat de Marc Aurèle, Antonin le Pieux.

[29] Ernest Renan, Marc-Aurèle et la fin du monde antique (Histoire des origines du christianisme, livre VII), 4e éd., Calmann Lévy, 1882, p. i.

[30] Ernest Renan, Marc-Aurèle et la fin du monde antique (Histoire des origines du christianisme, livre VII), 4e éd., Calmann Lévy, 1882, p. 589-90.

La première partie, sur E&R

 
 






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  • #3503055
    Le 6 mars à 17:20 par Toutatis
    L’arbre philosophal et le dieu jaloux

    Monsieur Guyénot n’a toujours pas compris que le Christ est l’accomplissement de l’ancien testament. Pas d’ancien testament signifie pas de nouveau testament accomplissant le précédent.

    Quant aux grecs, les anciens auteurs grecs reconnaissaient eux-mêmes l’excellence de la philosophie et de la spiritualité celtique par rapport à la leur.

    Nous ne sommes pas plus helléno-chrétiens que judéo-chrétiens, mais, en gaulois que nous sommes, nous ne pouvons être que celto-chrétiens. Du moins pour ceux qui ne se sont pas coupé de leurs racines et qui vivent donc encore. Les autres, comme n’importe quel arbre sans racines, sont déjà flétris.

    Toutatis

     

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