La tombe de l’ancien président burkinabè Thomas Sankara a été vandalisée. À défaut d’issue judiciaire dans l’affaire de son assassinat, le lieu cristallise gêne, débat et émotions.
Un mythe emprisonné est plus dangereux qu’un mythe mort. C’est sans doute pour cette raison que les putschistes burkinabè du 15 octobre 1987 ont préféré éliminer le président Thomas Sankara.
Après avoir écrit « mort naturelle » sur un acte de décès incongru, ils auraient précipitamment enterré sa dépouille dans le cimetière de Dagnoën, dans la zone est de Ouagadougou, aux côtés de ses douze compagnons d’infortune. Les assassins avaient-ils imaginé que cette sépulture modeste deviendrait tout autant un lieu de pèlerinage couru qu’un dépotoir désolant ?
Le 28 juillet dernier, la tombe du père de la révolution burkinabè est retrouvée vandalisée. Pas de profanation de la dépouille, mais l’épitaphe en ciment est détruite. Les réactions fusent.
Officielles : « C’est un scandale », déclare le président de la Fondation Thomas Sankara, Jonas Hien, réclamant l’ouverture d’une enquête.
Ou masquées : « Même mort, Sankara ne gagne pas la paix avec ses bourreaux ! », s’indigne un internaute sous pseudonyme. « Il hante toujours vos nuits », complète un second, qui s’adresse directement aux vandales qu’il assimile aux meurtriers.
Vendredi, les services municipaux en charge de la gestion des cimetières n’avaient donné aucune indication sur le saccage. Ils n’ont, d’ailleurs, jamais montré beaucoup d’intérêt pour l’entretien de ce cimetière. Depuis plus de vingt ans, les familles se plaignent que ce lieu est devenu un véritable dépotoir.
En Afrique, « les morts ne sont pas morts »
Pourquoi peiner à accorder un cadre digne à la dépouille d’un ancien chef d’Etat qui, justement, avait fait de la salubrité publique un de ses chevaux de bataille ? En 1987, quelques semaines après l’assassinat de Thomas Sankara, le nouveau président Blaise Compaoré ne déclarait-il pas à l’hebdomadaire Jeune Afrique :
« Thomas ne peut pas être enterré ailleurs qu’au cimetière des militaires. Le Front populaire va d’ailleurs prendre les dispositions pour cela ».
« Thomas », le frère d’armes pour lequel « Blaise », le fidèle numéro deux, avait déclenché les opérations militaires qui conduisirent à la Révolution du 3 août 1983 ; Blaise et Thomas qui furent les parrains d’une Haute-Volta rebaptisée Burkina Faso…
Le « frère » attendra —ou plutôt sa dépouille. Car son nom, longtemps tabou dans les discours officiels, est porté sur les fonts baptismaux dès le retour de la République. Au début des années 90, le régime Compaoré décerne le titre de « héros national » à Nazi Boni, Ouezzin Coulibaly, Philippe Zinda Kaboré et… Thomas Sankara.
Au milieu des années 2000, et au cœur du quartier Ouaga-2000, les autorités érigent un mémorial dédié au souvenir des quatre héros. Un temps, la population imagine que cet imposant monument aux allures de tour Eiffel obèse abritera un mausolée. Il n’en sera rien. En Afrique, « les morts ne sont pas morts » et le mémorial n’est qu’à quelques encablures du nouveau palais présidentiel.
Craignait-on que le fantôme de Sankara ne vienne chatouiller les orteils de son successeur ? Etait-il inenvisageable de déterrer le squelette de l’ancien président et de lui faire traverser la ville ?
Sankara l’icône
Par défaut, la décharge de Dagnoën est restée le lieu de pèlerinage de tous les sankaristes. Chaque 15 octobre, une délégation hétéroclite vient déposer des gerbes de fleurs. On y voit des Occidentaux qui fantasment une époque qu’ils n’ont pas connue, des adolescents qui épinglent un souvenir raconté à leur ras-le-bol du pouvoir actuel, des anciens camarades de luttes révolutionnaires ou des politiciens plus jeunes qui ont échangé le symbolique faso dan fani sankariste (tenue en cotonnade traditionnelle) pour un costume-cravate.
Devant cette tombe défraîchie, la messe d’obédience marxiste a connu son apogée en 2007. Vingt ans après la mort de son époux, l’ancienne Première dame, Mariam Sankara, foulait à nouveau la « terre des hommes intègres ».
Ce jour-là, au moment même où Blaise Compaoré célébrait sa prise de pouvoir sur le thème de la « renaissance démocratique », Dagnoën était pris d’assaut par une marée humaine qui masquait le sol jonché de détritus. La dépouille de Sankara n’est-elle finalement pas mieux dans ce quartier populaire de Wemtenga qu’encastrée sous des pierres honorifiques, dans la zone huppée du nouveau palais de Kosyam ?
Bien sûr, les idées sont moins fédératrices que les émotions. Si l’officiel « chef de file de l’opposition » est le sankariste Maître Bénéwendé Sankara, il n’est arrivé que troisième à l’élection présidentielle de 2010. Main dans la main au cimetière, les héritiers politiques se dispersent au moment des échéances électorales. À l’élection présidentielle de 2005, cette sensibilité politique était représentée par quatre candidats. Ils n’ont pas recueilli, au total, 10% des suffrages.
Dans un pays où le militantisme est timide et où les méthodes autoritaires de Thomas Sankara ont laissé moins de bons souvenirs que ses discours brillants, on risque d’enterrer l’idéologie avec son géniteur. Idéologue mu en idéogramme, le bouillant capitaine est devenu une icône pour autocollant comme Che Guevara ; une substance de lyrics pour les rappeurs ou les reggaemen ; un atout touristique pour un pays aride qui attire plus les baba cools conscientisés que les surfeurs écervelés. Gare à l’autre profanation —commerciale, celle-là…
Déni de justice
Le cadre de contestation que constitue la sépulture du père du Burkina aurait même pu devenir un lieu d’exhumation. Las d’attendre un dénouement judiciaire international, l’avocat de la famille du défunt, Dieudonné Nkounkou, saisissait récemment le tribunal de grande instance de Ouagadougou pour l’exhumation et l’identification du corps de Thomas Sankara. Une manière comme une autre d’attirer l’attention sur ce qu’il souhaiterait rester une « affaire » au sens juridique du terme.
La plainte contre X déposée par la veuve, en 1997, a été classée par la justice du Burkina. Si le comité des droits de l’homme de l’ONU, en avril 2006, a donné raison à la famille Sankara contre l’Etat burkinabè dans ce qu’il nommait un « déni de justice », les Nations unies ont d’autres chats à fouetter.
Rien n’atteste formellement que le corps de Thomas Sankara est à Dagnoën, l’inhumation relatée ayant été effectuée en catimini. Personne, pourtant, ne croit qu’il est ailleurs. Mais lorsqu’un parcours judiciaire prend des allures de cul-de-sac, on attire l’attention, comme on peut, sur la dernière demeure de la victime. Les vandales de juillet 2011 y participent involontairement…