Egalité et Réconciliation
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L’hirondelle américaine et les "printemps arabes"

Ahmed Bensaada dresse le bilan désastreux des révolutions téléguidées

Ahmed Bensaada, universitaire algérien installé au Canada depuis plusieurs années, suit attentivement les mutations et bouleversements au Maghreb et au Moyen-Orient auxquels il a consacré plusieurs articles, colloques et conférences… Sur les Printemps arabes, il a porté dès le départ un regard très critique dont il a fait la synthèse dans un livre, Arabesque américaine, puis dans Arabesque$, une nouvelle édition corrigée et enrichie, d’une actualité plus que jamais brûlante. Cinq ans après !

 

Reporters : Cinq ans sont passés depuis ce qu’on a appelé les « printemps arabes ». Le bilan, on le voit, n’est pas très réjouissant voire catastrophique dans beaucoup de pays concernés. Pourquoi, selon vous ?

Ahmed Bensaada : « Pas très réjouissant », vous dites ? Ces bouleversements majeurs que la bien-pensance occidentale a précipitamment et fallacieusement baptisé « printemps » n’ont généré que le chaos, la mort, la haine, l’exil et la désolation dans plusieurs pays arabes. Il faudrait peut-être demander aux citoyens des pays arabes « printanisés » si la désastreuse situation dans laquelle ils vivent peut être qualifiée de printanière.

Et les chiffres sont éloquents à ce sujet. Une récente étude a montré que cette funeste saison a causé, en cinq ans, plus de 1,4 million de victimes (morts et blessés), auxquelles il faut ajouter plus de 14 millions de réfugiés. Ce « printemps » a coûté aux pays arabes plus de 833 milliards de dollars, dont 461 milliards de pertes en infrastructures détruites et en sites historiques dévastés. D’autre part, la région MENA (Middle East and North Africa – Moyen-Orient et Afrique du Nord) a perdu plus 103 millions de touristes, une vraie calamité pour l’économie.

Lors de la parution de la première version de mon livre « Arabesque américaine » (avril 2011), j’ai mis en évidence l’ingérence étrangère dans ces révoltes qui ont touché la rue arabe ainsi que la non-spontanéité de ces mouvements. Certes, les pays arabes étaient, avant ces évènements, dans un réel état de décrépitude : absence d’alternance politique, chômage élevé, démocratie embryonnaire, mal de vivre, droits fondamentaux bafoués, manque de liberté d’expression, corruption à tous les niveaux, favoritisme, exode des cerveaux, etc. Tout cela représente un « terreau fertile » à la déstabilisation. Mais bien que les revendications de la rue arabe soient réelles, des recherches fouillées ont montré que les jeunes manifestants et cyberactivistes arabes étaient formés et financé par des organismes américains spécialisés dans l’« exportation » de la démocratie, tels que l’USAID, la NED, Freedom House ou l’Open Society du milliardaire George Soros, Et tout cela, des années avant l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi.

Ces manifestants qui ont paralysé les villes arabes et qui ont déboulonné les vieux autocrates arabes assis sur le pouvoir depuis des décennies, représentaient pourtant une jeunesse pleine de fougue et de promesses.

Une jeunesse instruite, maniant avec brio les techniques de la résistance non violente et ses slogans percutants. Ces mêmes techniques qui ont été théorisées par le philosophe américain Gene Sharp et mises en pratique par les activistes serbes d’Otpor dans les révolutions colorées. Ces mêmes techniques enseignées aux jeunes manifestants arabes par les fondateurs d’Otpor dans leur centre CANVAS (Center for Applied Non Violent Action and Strategies) spécialement conçu pour la formation des dissidents en herbe.

Une jeunesse férue de nouvelles technologies dont les leaders ont été ciblés, formés, réseautés et soutenus par les géants américains du Net par l’intermédiaire d’organismes américains comme l’AYM (Alliance of Youth Movements).

Mais tout comme les activistes des révolutions colorées, les cyberdissidents arabes ne sont entraînés qu’à étêter les régimes. Ils sont en fait – probablement à leur insu – « commandités » pour mener à bien la chute du sommet de la pyramide du pouvoir. Ils n’ont aucune compétence dans la marche à suivre lorsque les autocrates sont chassés et que le pouvoir devient vacant. Ils n’ont aucune aptitude politique pour mener à bien cette transition démocratique qui devrait suivre ce changement majeur.

Dans un article sur les révolutions colorées écrit en 2007 par le journaliste Hernando Calvo Ospina dans les colonnes du Monde diplomatique, on peut lire : « la distance entre gouvernants et gouvernés facilite la tâche de la NED et de son réseau d’organisations, qui fabriquent des milliers de « dissidents » grâce aux dollars et à la publicité. Une fois le changement obtenu, la plupart d’entre eux, ainsi que leurs organisations en tout genre, disparaissent sans gloire de la circulation ». Ainsi, dès que le rôle attribué aux cyberactivistes s’achève, ce sont les forces politiques en place, à l’affût de tout changement majeur, qui occupent le vide créé par la disparition de l’ancien pouvoir. Dans le cas de la Tunisie et de l’Égypte, ce sont les mouvements islamistes qui ont profité dans un premier temps de la situation, évidemment aidés par leurs alliés tels les États-Unis, certains pays occidentaux et arabes et la Turquie qui devait servir de modèle.

Il est clair que ce « printemps » n’a rien à voir avec les slogans vaillamment scandés par les jeunes cyberactivistes dans les rues arabes et que la démocratie n’est qu’un miroir aux alouettes. En effet, comment ne pas se poser de sérieuses questions sur ce « printemps » lorsqu’on constate que les seuls pays arabes qui ont subi cette saison sont des républiques ? Est-ce un hasard si aucune monarchie arabe n’ait été touchée par ce tsunami « printanier », comme si ces pays étaient des sanctuaires de la démocratie, de la liberté et des droits de l’homme ? L’unique tentative de soulèvement antimonarchique, celle du Bahreïn, a été violemment étouffée par la collaboration militaire du Conseil de coopération du Golfe (CCG), le silence complice des médias mainstream et la connivence de politiciens pourtant si loquaces lorsque des événements analogues ont touché certaines républiques arabes.

Ce « printemps » vise la déstabilisation de certains pays arabes bien ciblés dans un cadre géopolitique beaucoup plus grand, très certainement celui du « Grand Moyen-Orient ». Cette doctrine préconise le remodelage des frontières d’une région géographique regroupant les pays arabes et certains pays avoisinants, mettant ainsi fin à celles héritées des accords Sykes-Picot. Bien que lancé sous la houlette du président G.W. Bush et de ses faucons néoconservateurs, ce projet s’inspire d’une idée théorisée en 1982 par Oded Yinon, un haut fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères israélien. Le « Plan Yinon », comme on le nomme, avait à l’origine pour objectif de « défaire tous les États arabes existants et de réorganiser l’ensemble de la région en petites entités fragiles, plus malléables et incapables d’affronter les Israéliens ».

Lire la suite de l’entretien sur ahmedbensaada.com

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