Propos recueillis par Mohamed El-Ghazi.
Algeriepatriotique : Vous avez été l’un des premiers à dévoiler le rôle déterminant des cyberactivistes du printemps arabe financés par les Américains. Comment en êtes-vous arrivé à ce constat ?
Ahmed Bensaada : C’est la combinaison de plusieurs observations et l’analyse de certains événements qui m’ont amené à déchiffrer et à comprendre le modus operandi des organismes américains d’« exportation » de la démocratie qui ont formé et financé les cyberactivistes arabes.
Tout d’abord, je m’étais intéressé aux révoltes de la rue iranienne durant l’été 2009 et j’ai été surpris de voir avec quelle facilité et quelle rapidité les images et les vidéos des émeutes antigouvernementales arrivaient aux médias mainstream. D’autre part, comme il n’y avait pas de journalistes occidentaux présents sur place, il était étonnant de voir que ces images étaient systématiquement diffusées, alors que leur provenance et leur véracité n’étaient pas vérifiées. Par ailleurs, il était surprenant de voir que ces documents vidéo étaient diffusés en boucle malgré leur piètre qualité, très loin des standards télévisuels. Tout cela était contraire au professionnalisme et à l’éthique journalistique dont se targuent ces mêmes médias.
En plus, les gesticulations de l’administration américaine pour la défense de la « liberté » sur Internet en faveur des manifestants iraniens (liberté qui n’est même pas garantie pour les Américains aux États-Unis) semblaient vouloir indiquer une collusion entre cette administration et les activistes iraniens. Cela s’est confirmé lorsque le département d’État américain est intervenu auprès de Twitter pour que cette entreprise reporte une opération de maintenance qui aurait entraîné une interruption de service, et donc privé les opposants iraniens de moyen de communication. Twitter a accepté la demande, ce qui a fait dire à la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton que Twitter était important pour la liberté d’expression en Iran. C’était la première fois que la collaboration active entre l’administration américaine et un média social était clairement établie.
Vers la fin de l’année 2010 et le début de l’année 2011, des câbles WikiLeaks sont venus donner un éclairage nouveau. En effet, l’analyse de certains câbles émanant de l’ambassade des États-Unis au Caire montrait que de nombreux cyberactivistes égyptiens étaient non seulement connus de la mission diplomatique américaine, mais collaboraient régulièrement avec ses services. Certains avaient même des relations directes avec Hillary Clinton.
Finalement, l’organisation maîtrisée des manifestations et l’utilisation de techniques déjà observées lors des révolutions colorées qui ont eu lieu au début des années 2000 dans les pays de l’Est et les ex-Républiques soviétiques ne laissaient aucun doute. Parmi ces techniques, citons par exemple les manifestations pacifiques, la distribution des fleurs aux forces de l’ordre ou l’utilisation du logo représentant un poing fermé.
Une fois les relations bien établies, il s’ensuivit un travail méticuleux de recherche de sources fiables, de documentation, de recoupement de l’information et d’établissement de liens effectifs entre les leaders des mouvements dissidents, les ONG locales et les organismes américains de financement et de formation. Tout cela est expliqué dans mon livre Arabesque américaine qui a été publié le 30 avril 2011, soit moins de 3 mois après la chute de Moubarak. Je profite d’ailleurs de l’occasion pour vous annoncer qu’une seconde édition revue et augmentée de ce livre sera présentée au prochain Salon international du livre d’Alger (Sila 2013).
Vous avez parlé d’un forum du nom de Fikra (idée en arabe), créé par le lobby américain pro-israélien et dont font partie des Algériens. À votre avis, quel est le but exact de ce genre de plateforme ?
Il est clair que je n’ai jamais arrêté mon travail d’investigation après la publication de mon premier ouvrage sur le « printemps arabe ». Dans un de mes derniers articles, j’ai montré qu’il existait un lien entre un grand nombre d’activistes arabes (dont certains sont nommément cités dans Arabesque américaine) et le lobby pro-israélien américain AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) via un organisme nommé Forum Fikra. Ce qui attire l’attention dans cet organisme, c’est qu’il cache visiblement ses relations avec ce lobby, dont font partie de véritables faucons néoconservateurs et de farouches défenseurs de l’État d’Israël.
Selon son site web, le Forum Fikra est « une communauté en ligne qui vise à générer des idées pour soutenir les démocrates arabes dans leur lutte contre l’autoritarisme et les extrémistes » et établir un dialogue qui « accordera, en temps opportun, un accès direct et mutuel à un échange d’idées entre les personnes sur le terrain et celles de Washington ». En fait, par le biais de ce forum, le lobby pro-israélien cherche très certainement à influencer les activistes arabes pour qu’ils acceptent des agendas conçus par les chercheurs de leurs think tanks inféodés à l’État hébreu. Le lobby pro-israélien a toujours montré que le développement et la prospérité des pays arabes étaient les derniers de ses soucis. Et ce n’est évidemment pas en cette période de forte « turbulence » politique dans le monde arabe qu’il risque de changer. Bien au contraire.
Vous avez également dévoilé l’identité des cyberactivistes égyptiens et les ONG – activant sous la bannière de « l’exportation de la démocratie » – qui les financent (NED, NDI, AIPAC, etc.). Quel est le profil d’un cyberactiviste ?
Le programme de formation des cyberactivistes arabes a été mis en place des années avant le début de ce qui est communément appelé le « printemps arabe ». Tous les pays arabes, sans exception, possèdent leurs propres cyberactivistes. Les leaders se connaissent entre eux, car ils participent aux mêmes stages de formation et sont « réseautés » grâce à des organismes spécialement conçus à cet effet comme l’AYM (Alliance of Youth Mouvements). Un journaliste a même dit qu’il existait « une Ligue arabe du Net ».
Bien qu’il n’y ait pas de portrait type, on peut dire qu’un(e) cyberactiviste est un(e) jeune, éduqué(e), citadin(e), friand(e) de nouvelles technologies et politisé(e). La plupart d’entre eux ont milité dans des formations politiques ou sociales depuis leur jeune âge. Les organismes américains les plus actifs dans le domaine de l’« exportation » de la démocratie sont l’USAID (United States Agency for International Development), la NED (National Endowment for Democracy), Freedom House et l’OSI (Open Society Institute) de George Soros, le célèbre milliardaire et spéculateur financier. La NED travaille par le biais de quatre organismes distincts : l’IRI (International Republican Institute), le NDI (National Democratic Institute for International Affairs), le CIPE (Center for International Private Enterprise) et le Solidarity Center. Une précision s’impose : à part l’OSI, ces organismes ne sont pas des ONG. En effet, ils sont largement subventionnés par le gouvernement américain. Pis encore, Allen Weinstein, un des fondateurs de la NED, a déclaré en 1991 que la NED faisait aujourd’hui ce que la CIA faisait secrètement il y a 25 ans.
Y a-t-il, parmi ces ONG citées plus haut, celles qui activent en Algérie ?
Comme je l’ai précisé précédemment, il est indéniable que ces organismes œuvrent dans tous les pays arabes, plus ou moins discrètement. Ce qu’il y a d’intéressant avec la NED, c’est qu’elle publie, chaque année, la liste des subventions octroyées aux ONG locales. Ainsi, en ce qui concerne l’Algérie, la NED a subventionné la LADDH (Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme) en 2002, 2003, 2005, 2006 et 2010. Elle a aussi financé le Collectif des familles de disparus en Algérie sans interruption de 2005 à 2011, sauf en 2008. Je cite ces deux ONG à titre d’exemple, car elles ne sont pas les seules à avoir reçu des subsides.
Étrangement, l’Algérie et l’Égypte ont disparu de la liste 2012 des subventions accordées par la NED aux pays arabes. Peut-être est-ce pour dissimuler les ONG algériennes et égyptiennes qu’elle finance ? En Égypte, cela est compréhensible étant donné l’immense polémique à laquelle ont fait face les cyberactivistes à propos de leur financement étranger. En Algérie, des lettres citant M. Rachid Malaoui, envoyées directement au président Bouteflika par une haute responsable du Solidarity Center, montrent que le Snapap (Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique) est en étroite relation avec cet organisme. Dans une déclaration faite à une chaîne de télévision, Mohamed Adel, célèbre cyberactiviste égyptien et porte-parole du Mouvement du 6 avril, affirme qu’il a suivi une formation en Serbie, chez Canvas (Center for Applied Non Violent Action and Strategies). Ce centre a été créé par les Serbes d’Otpor, le mouvement dissident qui a réussi la première révolution colorée en 2000. Mohamed Adel a précisé que lors de ce stage, il était accompagné de 14 Égyptiens et Algériens. Comme on sait que Canvas est financé, entre autres, par Freedom House, il est facile d’en déduire que cet organisme est bel et bien actif en Algérie. Finalement, notons que la liste des contributeurs du Forum Fikra, forum créé et financé par le lobby pro-israélien américain, contient le nom d’un activiste algérien.
Des informations en notre possession indiquent que des associations algériennes, qui sont bien structurées et possédant un réseau international comme le démontre leurs différentes pages Facebook, sont financées par l’étranger à l’image de Ness-El-Kheir et TEDx. Ces associations font-elles partie de ce vaste réseau d’ONG à la réputation douteuse ?
Je ne me suis malheureusement pas intéressé à ces deux organismes que je ne connais que de nom. Il faut cependant préciser que la liste que j’ai dressée sur les organismes spécialisés dans l’« exportation » de la démocratie est loin d’être exhaustive. D’autre part, il est important de signaler l’existence d’organismes européens qui font un travail similaire à celui de leurs homologues américains et auxquels je ne me suis pas (encore) intéressé, faute de temps.
Une photo qui fait polémique en ce moment sur le Net, montrant un djihadiste, en Syrie, sous une tente offerte par USAID, vient confirmer ce qui se dit à propos du rôle de ces ONG étrangères dans la déstabilisation des pays souverains. Expliquez-nous, vous qui les connaissez bien, pourquoi les États-Unis financent ces groupes terroristes ?
Comme mentionné dans une question précédente, USAID fait partie de la panoplie d’organismes d’« exportation » de la démocratie. Ainsi, si la photo est véridique (et selon certains spécialistes américains, elle l’est), elle représente le commandant d’un groupe djihadiste lié à Al-Qaïda dans une tente gracieusement offerte par USAID. Cela indique que malgré ce que les États-Unis déclarent publiquement, ils continuent à financer tous les groupes rebelles qui poursuivent le même but : celui de terrasser le gouvernement syrien. Cette tente n’est probablement que la partie émergée de l’iceberg de l’aide logistique et militaire américaine dont bénéficient les rebelles syriens. D’ailleurs, toujours dans la même veine, l’Égyptien Cheikh Nabil Naiim, un ex-membre d’Al-Qaïda, a fait une étonnante déclaration en affirmant dans une vidéo qui circule actuellement sur Internet que le chef de Jabhat Al-Nusra (milice rebelle djihadiste anti-Bachar) est un agent de la CIA. Cette vidéo (traduite en français) peut être visionnée [1]. Et cela n’est pas du tout surprenant de la part des États-Unis. Leur histoire avec la nébuleuse Al-Qaïda, depuis sa création, montre qu’ils n’ont pas d’amis, mais que des intérêts. D’ailleurs, les cyberactivistes arabes devraient, eux aussi, méditer cette dernière phrase.