Il est aujourd’hui acquis que la Shoah tient un rôle de premier plan dans la montée des communautarismes victimaires au cours des dernières décennies.
L’organisation des minorités agissantes en lobbies prêts à traîner en justice leurs contradicteurs et l’extension du désormais célèbre "devoir de mémoire" à des faits historiques comme le génocide arménien ou l’esclavage relève à la fois d’une jalousie et d’un effet de mimétisme vis-à-vis des organisations communautaires juives ayant à leur actif le déplacement de la Shoah du champ historique vers les champs mémoriel et émotionnel.
Dans ce contexte, il est évident de saisir l’intérêt qu’ont pu avoir des individus à s’approprier le passé d’anciens déportés, quitte à rédiger et publier en leur nom des témoignages fictifs. Récemment, des témoignages ont permis de mettre en doute la véracité des récits d’Elie Wiesel [1] portant sur sa déportation à Buchenwald. Plus récemment, le président de l’association des déportés espagnols, Enric Marco [2], confondu par des éléments inexacts et contradictoires dans ses récits, s’est vu forcé de reconnaître avoir menti depuis plus de 30 ans.
Loin des prix Nobel et des dirigeants d’associations de déportés, l’extraordinaire quantité de récits, fictions, témoignages et reportages autour de la Shoah a eu des répercussions souvent surprenantes sur des individus quelconques. La diffusion du juif comme archétype de la victime douce et innocente continue ainsi de pousser jusqu’à nos jours ces individus, souvent fragiles psychologiquement et taraudés par des questions ayant trait à leur identité, à s’identifier aux juifs victimes de persécutions antisémites parfois même au point de croire à leurs propres affabulations.
En France, beaucoup se souviennent de l’affaire dite du "RER D" qui déclencha au début de l’été 2004 un tonnerre de réactions politiques et médiatiques et dont il s’était avéré quelques semaines plus tard qu’elle reposait uniquement sur un témoignage inventé de toutes pièces par une jeune femme, Marie-Léonie Leblanc [3]. En 2009, une affaire similaire défraya la chronique en Suisse et jusqu’au Brésil, pays pourtant éloigné de par son histoire et sa situation géographique des turpitudes de la seconde guerre mondiale. Paula Oliveira, jeune juriste brésilienne de 26 ans résidant en Suisse, prétendit avoir été agressée au cutter en pleine gare de Zurich par trois néonazis dont les enquêteurs ne trouvèrent pourtant nulle trace. Elle avoua une semaine plus tard être l’auteur des scarifications et avoir inventé l’agression [4].
D’autres affabulateurs plus âgés et plus doués pour l’écriture et le storytelling parvinrent à publier des récits consacrés à leurs déportations imaginaires et à en retirer une brève mais impressionnante notoriété. C’est notamment le cas de Bruno Dössekker, alias Binjamin Wilkormiski, et de Monique Dewaël, alias Misha Defonseca, auxquels J.P. Luauté et O. Saladini ont consacré un article publié dans la revue pyschiatrique des Annales Médico-Psychologiques [5].
Bruno Dössekker, un musicien suisse abandonné en bas âge par sa mère puis adopté par un couple de notables zurichois, publia en 1995 Fragments : une enfance 1939-1948, un ouvrage prétendument autobiographique retraçant le parcours de l’enfant Wilkormiski entre cachettes dans la Pologne occupée, camps nazis et orphelinats. Le récit, émaillé de terribles descriptions tirées pour partie de l’abondante littérature concentrationnaire, valut à son auteur plusieurs prix décernés entre autres par l’association américaine d’orthopsychiatrie et le National Jewish Book Award. En 1997, l’hebdomadaire suisse Die Weltwoche publia le résultat d’une enquête menée par le journaliste Daniel Ganzfried, révélant la supercherie [6].
Le cas de Misha Defonseca, née Monique Dewaël, surpasse en retentissement et en inventivité celui de Dösseker-Wilkormiski. Monique Dewaël, Américaine d’origine belge, publia en 1997 Survivre avec les loups, récit de l’invraisemblable périple d’une fillette voyageant à pied à travers l’Europe occupée, de la Belgique aux plaines glaciales de la Pologne, où elle sera finalement adoptée par une meute de loups. Les sérieux doutes émis par des journalistes ainsi que par des spécialistes du comportement des animaux n’ont entravé ni le succès de l’ouvrage, traduit en une vingtaine de langues, ni la réalisation d’un film. Néanmoins, le succès du film réalisé par Véra Belmont en 2007 fit enfler la polémique et en 2008, Monique Dewaël, pressée par son entourage, se vit contrainte d’avouer son mensonge.
Pour en expliquer les raisons, elle évoqua un traumatisme identitaire remontant à sa petite enfance. Fille d’un ancien résistant belge ayant parlé sous la torture, Monique Dewaël grandit après-guerre dans un orphelinat, ses parents étant morts en prison. Son statut de "fille de collabo" lui valant les sarcasmes et l’hostilité de ses camarades, elle s’identifia dans sa solitude de victime à la figure du juif persécuté.
Placée sur un piédestal symbolique, trônant au sommet de la hiérarchie des souffrances et clef de voûte du système d’exacerbation des mémoires communautaires, la Shoah engendre ainsi chez des individus parfois fragiles et anonymes de curieux phénomènes d’identification à la victime sublimée, exploitée par des éditeurs souvent peu dupes et sans vergogne. Il ne fait aucun doute que ce type d’agissements n’est que l’un des symptômes d’une époque marquée par la promotion constante et la concurrence sans fin des communautarismes victimaires et qu’une prise de recul salutaire marquerait probablement le retour à l’entretien de rapports plus sains et équilibrés vis-à-vis de pans entiers de notre histoire récente.