Il teste et vante depuis cinquante ans la « sobriété heureuse ». Pierre Rabhi est un Gandhi à la française, version agricole.
Le grand public a un peu entendu parler de lui lors de sa pré-campagne présidentielle de 2002, ou dans le dernier film de Coline Serreau. Chez les écolos convaincus, il est un des penseurs qui comptent le plus.
Lui n’a pas « fait le Larzac », car la communauté ce n’est pas son truc. Il n’a pas été embringué par Europe Ecologie non plus. Il a simplement cultivé son jardin, écrit des livres, et développé ce qu’il a appelé l’« agroécologie », une agriculture plus bio que bio mais sans logo. Il exporte ses techniques dans le monde entier, surtout en Afrique.
Son « mouvement des oasis en tous lieux » a donné naissance à des oasis réelles, dont l’association Terre et humanisme est le principal fer de lance. Ce « pape » des révoltés de la société de consommation nous a reçu chez lui, en Ardèche. En le voyant déambuler dans son jardin et s’émerveiller face à la nature, on comprend mieux le personnage.
Rue89 : Jamais la consommation bio, le développement durable ou le vote vert ne se sont aussi bien portés. Y voyez-vous un bon signe ?
Pierre Rabhi : Tant que l’écologie restera une question subsidiaire qu’on traite par des « Grenelle », tout cela ne sera que diversion et amusement. L’écologie devrait être transversale, la préoccupation de tout être humain, car ça concerne rien de moins que notre survie ou notre disparition.
Les Etats ne sont pas assez honnêtes pour considérer cette question comme absolument essentielle, ils préfèrent perfectionner ce qui sert la mort (comme les armes) que ce qui sert la vie. Servir le lucre et la puissance du lucre, et pour cela piller les mers, détruire les forêts et les sols…
Qu’appelez-vous la « toute puissance du lucre » exactement ?
La planète est devenue le théâtre d’une pièce ambiguë qui repose sur la toute puissance du lucre, la quête du profit. Si vous n’avez plus de ressources, vous n’existez pas. Nous devons changer de paradigme : au lieu de postuler que « la Terre nous appartient », nous devons prendre conscience que « nous appartenons à la Terre ». L’être humain et la nature, donc le respect de la vie, doivent revenir au cœur nos valeurs.
Vous prônez une insurrection des consciences. La prévoyez-vous pour bientôt ?
L’apocalypse est déjà sur la planète, simplement nous sommes peut-être encore du bon côté de la barrière. Le système invente des stratagèmes de tranquillisation généralisée. Les supermarchés sont pleins mais les gens ne savent pas que pour cela nous transportons de l’alimentation du Sud au Nord et de l’Est à l’Ouest, au détriment de notre capacité à la produire là où nous sommes.
Dans le Sud, je vois des gens qui n’ont pas assez pour se nourrir et qui cependant sont joyeux. Certains consomment la vie, d’autres comptent leurs milliards.
Que vous inspire la réforme des retraites ?
Moi je trouve qu’il n’y a rien de plus horrible que de naître pour travailler jusqu’à la fin de ses jours. Dès la maternelle et jusqu’à l’université, l’homme est enfermé dans une espèce de pénitencier, ensuite il y a des casernes, on va dans des boîtes, petites ou grandes, et pour s’amuser on va en boîte, et bien sûr on y va en caisse, et puis ensuite il y a les boîtes où on met les vieux en attendant la dernière boîte !
Il faut ajouter à ça les logements exigus alors que le monde est vaste, l’importance des divertisseurs… On exalte les stars, idoles d’un monde qui s’ennuie. C’est triste, tragique même.
Moi je ne veux pas vivre pour travailler, je veux travailler pour vivre. Ici, le paysage est magnifique, l’air est pur, il est gratuit, je ne veux pas renoncer à ça. Je me sens mieux qu’un milliardaire !
Que dites-vous aux chefs d’entreprise qui vous sollicitent pour des conférences ?
Le Medef m’invitait à réfléchir sur la question de savoir s’il existe une vie après la mort, mais je m’en fiche. Moi, ce qui m’intéresse c’est ce qui existe pendant que je suis vivant, s’il existe une vie AVANT la mort.
Le modèle est en train de se déglinguer, on se rend compte qu’on est dans la civilisation la plus fragile de toute l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui vous supprimez le pétrole et l’électricité et tout le système s’effondre. C’est une société inintelligente qui s’est mise elle-même dans une sorte de traquenard dont on a du mal à sortir. Le pétrole sera sans doute l’enjeu d’une déflagration généralisée.
Que diraient des extraterrestres en regardant l’humanité ? Qu’elle est à la fois douée… et stupide. Avec Internet, nous sommes de plus en plus confinés dans un monde qui ne nous laisse plus l’espace de la vie.
Que proposez-vous à ceux qui se sentent en insurrection intérieure mais doivent nourrir leur famille ?
Moi, je travaillais à Paris dans une usine et j’ai dit non. Il a fallu de l’audace pour plonger dans le vide, dans l’inconnu. Je suis devenu crédible parce que je fais ce que je dis, je dis ce que je fais. J’ai rendu la terre féconde.
Aujourd’hui, c’est structurellement plus difficile d’acheter un bout de terrain, mais moi je considère qu’avoir un morceau de terre pour se nourrir est un acte politique et de résistance.
Vous voulez qu’on devienne tous paysans…
Ce n’est pas ce que je préconise. Mais si tous les paysans faisaient grève, on se rendrait compte qu’ils sont importants. Si la SNCF fait grève, on attend. Si les paysans ne veulent plus nous nourrir, on fait quoi ? La chose la plus importante c’est donc la terre qui nous nourrit. Une politique intelligente est une politique qui intègre cette idée du patrimoine nourricier.
Le monde de l’après-crise va-t-il tendre vers la décroissance ?
Aux élections de 2002, j’ai voulu me présenter pour ouvrir un espace de parole sur l’urgence écologique et humaine parce qu’on ne peut pas appliquer un système illimité à une planète limitée. A ce moment-là, j’ai prêché la décroissance de Nicholas Georgescu-Roegen, le seul qui mérite le prix Nobel. Aujourd’hui, ce qu’on appelle « économie » c’est le pillage, l’épuisement du capital vital. On est gonflé d’appeler ça « économie » !
L’Afrique qui a des richesses inouïes est considérée comme pauvre parce qu’on ne mesure que le PNB. Les richesses gratuites comme de s’occuper de sa vieille mère, élever ses enfants, sont des valeurs humaines. Cette mère de famille devrait-elle envoyer sa facture à l’Etat pour avoir fabriqué un petit producteur-consommateur qui paiera des impôts ? C’est absurde.
Le mouvement que vous avez inspiré est important tout en étant confidentiel. Vous semblez presque un demi-Dieu pour ceux qui viennent assister à vos conférences. Seriez-vous finalement une sorte de « gourou » ?
Je suis beaucoup trop respectueux de la personne humaine pour l’amener dans mon propre camp. Rendre les gens dépendants de quelqu’un, c’est l’horreur. Chacun son destin, sa spiritualité, ses croyances… Si certains ont cette sensation c’est soit que je me suis mal expliqué, soit qu’ils n’ont pas très bien compris ce que je suis.