En 2001, comme une boutade géopolitique, Jim O’Neill, un économiste de Goldman Sachs (ironie de la chose), publie une note pour réunir dans un même produit financier, comme on lance une savonnette, quatre puissances émergentes (Brésil, Russie, Inde, Chine, l’Afrique du Sud fera le cinquième en 2011) qui désormais pèsent de tout leur poids sur l’avenir du monde.
Sans le savoir, O’Neill venait de décocher un formidable coup de pied dans les côtes d’un monde occidental qui devait bientôt encaisser la Bérézina des subprimes.
Ce qui est intéressant, c’est la dynamique propre à cet improbable attelage : un fragile syndicat des opprimés qui va poursuivre sa route en agrégeant dans son sillage le « Sud global ». De rebuffades en sermons occidentaux, les membres des BRICS comprennent qu’une unité, même imparfaite et versatile, vaut mieux qu’une domination étrangère arrogante et sans partage.
Du 22 au 24 octobre, s’est donc tenu à Kazan, symbole eurasiatique et multiconfessionnel de la Russie moderne, un sommet où les puissances de demain se sont réunies en défiance de l’« ordre fondé sur des règles » de l’Occident moribond. Les 32 pays présents à Kazan, soit près des trois quarts de l’humanité (les BRICS seuls représentent 45 % de la population mondiale !) accompagnent ainsi la Russie dans ce que les médias occidentaux qualifient sans rire de superbe isolement.
Une atmosphère surréelle
Pendant que les images de dirigeants arrivant sur le tarmac de l’aéroport se succédaient sur écran géant, les salles de conférence de l’expo-forum de Kazan demeuraient désespérément vides, comme une métaphore de la situation mondiale : une orgie de mesures de sécurité et de protocoles, des moyens de transports nombreux mais plus ou moins bien organisés. Orgie aussi de tests PCR – un par jour pour chaque participant !
Avec des télécommunications brouillées par mesure de sécurité, il fallait presque grimper aux arbres pour capter un quelconque signal téléphonique. Et comme si cela ne suffisait pas, une cyberattaque DDoS visait le ministère des Affaires étrangères, ajoutait une couche de réalisme géopolitique à l’événement… Et ces journalistes qui errent comme des âmes perdues dans leur media center géant à la recherche d’informations (qui ne viennent pas) et finissent par s’interviewer entre eux, tandis que les véritables discussions se déroulent dans des espaces invisibles.
Les héros et les autres
Les discussions n’ont pourtant pas été vaines : les deux géants, Inde et Chine, ne se regardent plus en chiens de faïence et se sont mutuellement engagés à « stabiliser et reconstruire les relations bilatérales ».
Inde, Afrique du Sud et Sri Lanka ont décidé de zapper le glamour du Commonwealth à Samoa, organisé par Charles III et Keir Starmer. Décision audacieuse comme un coup de poker pour ces pays qui ont préféré rejoindre leurs pairs dans une rencontre où la coopération est égalitaire et volontaire à la soumission aux mélodies du God Save the King.
Lula, ce héros tragique du Brésil, a glissé sur un savon dans sa baignoire, métaphore absurde de la fragilité de sa position. Le veto brésilien à l’entrée du Venezuela n’a pas manqué de faire grincer des dents. Et que dire de Mohammed ben Salmane, absent des débats ? Des pressions amicales du parrain américain ? Et de la présence de Guterres chef d’une ONU qui se prépare un destin de SDN ?
Agenda mondialiste : le coitus interruptus de Kazan
Malgré un désir évident de transformation, il ne fut pas question de renverser la table. La déclaration finale appelle au pieux maintien d’institutions internationales qui font chaque jour la preuve de leur impuissance (ONU, CIJ) et/ou de leur corruption (l’ensemble des institutions financières asservies à l’ordre mondialiste).
Un sommet qui devait enterrer Bretton Woods et jeter aux orties les instruments de gouvernance occidentale mais qui, avec un sérieux désarmant, s’en remet au rôle central du FMI : « Nous réaffirmons notre engagement à maintenir un filet de sécurité financier mondial solide et efficace, avec en son centre un FMI fondé sur des quotes-parts et doté de ressources suffisantes. »
Et l’Agenda 2030 ? Et la lutte contre le changement climatique ? Oh, bien sûr, ils ne furent pas oubliés : « Nous soulignons le caractère universel et inclusif de l’Agenda 2030 ! » ont proclamé les participants, les yeux brillants d’enthousiasme… avant de réaffirmer « que les objectifs, les principes et les dispositions de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques doivent être respectés » !!!
Les nouvelles routes de la Soie passent par Kazan
Mais au-delà du verbiage diplomatique, les BRICS détiennent quelque chose de précieux : les matériaux du XXIe siècle. Lithium, graphène, terres rares – tout est concentré dans leur giron. Avec les nouvelles routes qui se dessinent (route arctique et couloir Nord-Sud INSTC vont redéfinir le commerce international), ces ressources seront le carburant de leur ascension.
Pepe Escobar rapporte d’ailleurs que Russie, Chine et Émirats arabes unis ont le projet de reconstruire le port de Marioupol, un nœud clé du couloir Nord-Sud dans la mer d’Azov.
Imaginez cela : un port renaissant, vibrant d’activité, au milieu des cendres d’un conflit en cours, un symbole de renouveau au nez et à la barbe d’un Occident morose et vaincu !
Un Occident qui se débat dans un océan de préoccupations internes. Un Occident dont les enfants ne représentent plus que 9 % de la population mondiale des enfants, avec des perspectives démographiques d’un noir abyssal. Un Occident qui, aujourd’hui, ne renvoie plus qu’une image de sectarisme grotesque, agrippé à la dystopie woke.
Newbies
Le sommet de Kazan a également officialisé l’ajout de 13 nouvelles nations partenaires des BRICS, un coup de maître qui renforce encore la voix de ce bloc. Treize pays (Algérie, Biélorussie, Bolivie, Cuba, Indonésie, Kazakhstan, Malaisie, Nigeria, Thaïlande, Turquie, Ouganda, Ouzbékistan et Viêt Nam) ont été accueillis avec des promesses de coopération et de solidarité. C’est un signal clair : le monde est en train de changer, et il ne s’agit plus seulement de rassembler des pays, mais de redéfinir les règles de la gouvernance mondiale. La diversité au service de la souveraineté.
Souveraineté également au cœur de l’objectif d’approfondissement de l’intégration financière, avec le développement d’un système de paiement hors dollar.
Un spectre hante la Fed
À chaque nouveau sommet, des rumeurs d’une « monnaie BRICS » surgissent, un fantôme qui hante la Réserve fédérale.
Mikhail Mishustin, a balancé une statistique qui en dit long : 90 % des règlements avec les « pays amis » – comprenant la Chine, la Turquie, l’Inde et l’Égypte – se font désormais en monnaies nationales.
Vladimir Poutine, quant à lui, a plaidé pour l’utilisation de ces monnaies locales mais aussi pour la création d’une nouvelle monnaie de réserve avant de présenter un « billet de banque BRICS » symbolique.
Une approche prudente pour la création d’une nouvelle monnaie de réserve, mettant en lumière les disparités économiques au sein des BRICS. Mais avec la Chine qui dévoile des plans pour un yuan soutenu par l’or, et la Russie qui se lance dans le commerce avec des monnaies liées à l’or, le message est clair : le monde s’éloigne lentement de l’emprise du dollar. Au cours des dix dernières années, les achats d’or par les banques centrales ont littéralement explosé, éclipsant ceux des bons du Trésor américain. Les investisseurs, pris de vertige face à une dette publique qui grimpe en flèche, commencent à préférer les actifs physiques.
Le rapport préparé par le ministère russe des Finances, en collaboration avec la Banque de Russie et le cabinet de conseil Yakov & Partners, révèle le projet d’un « système multidevises » pour protéger les participants des caprices de l’hégémonie américaine.
Au-delà de la théorie, ces discussions se concrétisent par des propositions telles que l’utilisation de la technologie du grand livre distribué (DLT).
Cette technologie liée à la blockchain va bouleverser le fonctionnement de la finance internationale et permettre aux nations BRICS de régler directement leurs déséquilibres commerciaux, sans passer par le système SWIFT.
Autre projet : créer une bourse des céréales des BRICS ainsi que des centres pour le commerce de matières premières (pétrole, gaz naturel, minerais et métaux précieux) dont ces pays détiennent ensemble un quasi-monopole.
Ici, les BRICS ne se contentent pas de revendiquer une place au banquet mondial : ils commencent à élaborer le menu. Nouvelles routes commerciales, systèmes de paiement alternatifs, bourse des céréales alternative, matières premières stratégiques créent un nouvel écosystème où l’Occident qui, hier encore, faisait des moulinets pour épater les banlieues d’un monde qu’il pensait être le sien, est de plus en plus marginalisé.
Le bloc BRICS est encore timide, mais il se donne les moyens de ne plus suivre le scénario écrit par des maîtres arrogants. Bientôt il prendra d’assaut des institutions internationales fatiguées et vermoulues. Le fruit est mûr, prêt à tomber.
La danse des puissances nouvelles a commencé. Le reste du monde regarde, captivé et inquiet.