Jean Bricmont, essayiste belge et professeur de physique théorique a l’Université catholique de Louvain, était à l’ONU à Genève pour une conférence sur le terrorisme. Nous avons profité de l’occasion pour nous entretenir avec lui sur l’actualité.
Alimuddin Usmani : Les États-Unis ont annoncé vouloir mener des raids aériens contre l’État islamique en Syrie. Ne craignez-vous pas que ce soit un prétexte pour s’en prendre au pouvoir syrien ?
Jean Bricmont : Ça je n’en sais rien mais évidemment ni l’État syrien ni la Russie n’acceptent ces frappes. Une fois de plus l’unilatéralisme américain crée des problèmes inutiles. S’ils voulaient vraiment combattre l’ISIS, ils devraient s’allier avec ceux qui le combattent depuis des années, à savoir les représentants de l’État syrien. C’est complètement absurde de refuser de collaborer avec l’État syrien. Les États-Unis le refusent à cause de leur politique antérieure. En agissant ainsi, ils n’arrivent à rien.
Le gouvernement français fait mine de s’inquiéter du phénomène des djihadistes français qui combattent en Syrie. Or, le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, avait déclaré au début de l’insurrection en Syrie que Bachar el Assad ne mériterait pas d’être sur Terre [1]. Comment jugez-vous cette double éthique ?
C’est toute la question de l’hypocrisie des puissants en général. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire du monde que ceux-ci commettent des crimes tout en prétendant protéger la vertu. La politique étrangère de la France projette l’idée fictive d’une opposition syrienne modérée. Où est-elle cette opposition syrienne modérée ? Elle est à l’étranger. Sur le terrain, l’opposition syrienne modérée existait peut-être au départ mais elle s’est radicalisée, probablement à cause de la dynamique de la guerre.
Que pensez-vous de la stratégie du Hezbollah qui consiste à faire alliance avec les chrétiens au Liban et en Syrie ?
Je suis pour un rassemblement maximal des forces. Cette région a besoin d’alliances interconfessionnelles. Le gouvernement syrien cherche probablement à maintenir une certaine coexistence entre les différentes confessions dans cette région du monde.
Quelle est selon-vous l’implication du réseau sioniste mondial par rapport à l’émergence de l’ISIS en Iraq et en Syrie ?
C’est assez compliqué. Au moment de la crise des armes chimiques en 2013, j’avais fait une intervention en anglais à ce propos [2]. Celle-ci montre que la pression aux États-Unis pour intervenir en Syrie, provenant des milieux sionistes, était vraiment massive. Il faut mettre au crédit d’Obama le fait qu’il n’ait pas cédé à ces pressions à ce moment-là.
Concernant l’ISIS, l’ambassadeur israélien aux États-Unis a exprimé le souhait que l’armée syrienne et les djihadistes s’entre-tuent et qu’il n’y ait aucun vainqueur. C’est très cynique mais je pense que c’est la réalité de la pensée israélienne.
Ceci dit, je pense que les États n’ont pas de stratégies très claires ou cohérentes, ils réagissent de manière instinctive, en fonction des désirs de leurs leaders. La Guerre menée par Netanyahou était par exemple un désastre. Il ne faut pas imaginer que les États manipulent tout car ils sont incapables de contrôler ce qu’ils font. Vis-à-vis de l’ISIS, je pense que la stratégie d’Israël est celle de la division. François Mauriac disait : « J’aime tellement l’Allemagne que je suis heureux qu’il y en ait deux. » Je pense que les Israéliens aimeraient qu’il y ait cent pays arabes. Le problème c’est que si l’ISIS finissait par gagner la bataille et dominait tout le monde arabe, ce serait une mauvaise chose pour Israël. Ils sont tranquilles tant que c’est un problème localisé. Je ne suis donc pas très sûr qu’ils soient favorables à l’ISIS même s’il n’est pas exclu qu’ils leur donnent un coup de main. Les États-Unis me semblent sincèrement préoccupés par la force de l’ISIS mais ils les ont aidés car leur politique est incohérente.
Lors de l’émission de Frédéric Taddeï [3], vous étiez le seul à véritablement défendre la liberté d’expression concernant Dieudonné. Ce déséquilibre vous a-t-il frappé ?
Je crois qu’il a frappé beaucoup de téléspectateurs et c’est une très bonne chose. Le déséquilibre est partout en France. Dieudonné risque cinq ans de prison pour apologie du terrorisme pour avoir rappelé que des décapitations avaient eu lieu à l’époque coloniale. Il fait de l’ironie en disant que c’est le progrès. C’est un comédien et c’est surréaliste de voir ça comme une apologie du terrorisme, il y a un véritable déséquilibre en matière de liberté d’expression. Charlie Hebdo a tout récemment proposé à Valérie Trierweiler d’épouser Bertrand Cantat. La justice comprend que c’est une plaisanterie et n’inculpe par Charlie Hebdo pour incitation au meurtre. Il y a un déséquilibre total en France car vous pouvez dire tout ce que vous voulez sur les musulmans mais la moindre phrase qui peut être interprétée comme antisémite est l’objet d’une vigilance accrue. De mon point de vue, j’étais très satisfait du résultat de cette émission même si je n’ai évidemment pas pu dire grand-chose. Le seul fait qu’ils aient été obligés de m’interrompre tout le temps exposait leur faiblesse.