Cher Paul-Eric,
J’ai vu ton film "Un homme". Je ne le commenterai pas, parce que, de même que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, sans la liberté de louer, il n’est point de critique honorable.
Comme je te l’ai toujours dit, je défends la liberté d’expression contre la loi Gayssot et les lois sur l’incitation à la haine (du moins telles qu’elles sont en général interprétées), mais je n’entrerai pas dans un débat sur l’histoire.
Certains de tes amis trouvent cette position lâche (par opposition à celle des révisionnistes), de même que les adorateurs de la censure la trouvent "suspecte". La France est probablement un des pays au monde où il est le plus difficile de défendre la liberté pour des opinions qu’on ne partage pas ou que l’on n’a ni les compétences, ni le temps, ni l’envie de discuter.
Ceci dit, je reconnais un grand courage aux révisionnistes, vu la sévérité de la répression à leur égard, mais je ne fais pas du courage une valeur en soi.
Le caractère central de cette loi dans notre culture ne tient pas seulement à l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, mais à la sacralisation de tous les massacres "utiles", c’est-à-dire ceux qui peuvent être mis sur le compte des ennemis de l’Occident et, par conséquent, servir à justifier nos guerres et nos interventions, qu’il s’agisse de Srebrenica, des événements au Kosovo, des crimes de Saddam Hussein, de la répression en Iran ou en Chine, et plus récemment en Libye et en Syrie.
Quiconque met en question le récit dominant de ces événements ou situe le contexte dans lequel ils ont lieu, est immédiatement taxé de "révisionnisme" ou de "négationnisme", ce qui, grâce à cette loi ou, plus exactement, grâce au climat quasi-religieux qui l’a rendue possible, est considéré comme le mal absolu. Comme toutes les guerres sont justifiées par la diabolisation de l’ennemi, l’impossibilité pratique de contester cette diabolisation met dans une situation impossible les adversaires de la politique d’ingérence tous azimuts poursuivie aujourd’hui.
Mon opposition à cette loi se fonde non seulement sur la défense "de principe" de la liberté d’expression, mais aussi sur le combat contre la propagande de guerre et pour la paix.
Je note (et je m’en réjouis) que la simple existence de ton film pose un sérieux problème aux censeurs. En effet, soit ils poursuivent en justice et font alors une publicité maximale au film, qui restera de toutes façons disponible sur la toile (je remarque au passage que c’est exactement ce qu’ils ont fait dans le passé avec Faurisson, Garaudy et d’autres-assurer un maximum de publicité à leurs vues en les poursuivant devant les tribunaux- et qu’il est un peu osé de leur part de venir ensuite se plaindre de la diffusion des idées qu’ils cherchent à interdire, ce qui est manifestement impossible dans les sociétés telles que les nôtres).
Soit, ils ferment les yeux, et la loi Gayssot est de facto morte, car comment encore l’invoquer si la circulation de ton film n’est pas sanctionnée ? Dans ce cas, cela fera trente ans de "combat anti-révisionniste" confié, non pas au libre affrontement entre la vérité et l’erreur, mais aux bons soins de la police, de l’intimidation et du terrorisme intellectuel, qui finiront dans les poubelles de l’histoire. Tous les amoureux de la liberté devraient s’en réjouir.
Mais si j’étais historien (ce que je ne suis pas) et que donc, comme l’immense majorité d’entre eux, je considérerais Faurisson comme un charlatan, et si, de plus, je m’inquiétais de la "montée du négationnisme" dans certaines couches de la population (assertion que je n’ai pas les moyens de vérifier, mais dont on nous rebat les oreilles), alors j’utiliserais ton film à des fins pédagogiques.
Je prendrais une à une les assertions de Faurisson dans le film pour les réfuter : montrer que les documents dont il affirme qu’ils n’existent pas, en réalité existent, ou expliquer rationnellement pourquoi ils n’existent pas, analyser autrement que lui les documents qu’il exhibe, ou restituer dans leur contexte les phrases un peu étonnantes d’historiens anti-révisionnistes citées par Faurisson.
Mais faire cela pourrait être dangereux, à cause de la loi Gayssot-après tout Gollnisch a été poursuivi sur la base de cette loi, alors qu’il n’a rien dit d’explicitement révisionniste, mais que ses propos ont simplement été interprétés comme tels (vu, sans doute, sa position au FN). Le problème posé par cette loi est non seulement ce qu’elle dit, mais la façon absolument arbitraire avec laquelle elle est appliquée.
La loi réinstaure le délit d’opinion, mais l’exemple de Gollnisch montre qu’on a également réinstauré le délit d’intention (on l’a poursuivi, non pour ce qu’il a dit, mais pour ce qu’il est supposé avoir voulu dire). Par conséquent, il me semble que citer Faurisson peut être risqué, même si c’est pour le réfuter, parce qu’il faudrait encore que les censeurs jugent que l’intention est bien de réfuter Faurisson et non pas de diffuser ses vues de façon indirecte en le citant.
Et c’est là que réside l’ultime absurdité de cette loi : en rendant risqué le simple fait de citer Faurisson, on empêche de le réfuter honnêtement, c’est-à-dire de réfuter ce qu’il dit, pas ce qu’on lui fait dire, et de répondre à ses arguments.
Si ton film continue à circuler (ce qui me paraît probable, vu l’intérêt que la censure suscite toujours pour les idées interdites), il me semble que les historiens qui ont les préoccupations que je mentionne devraient trouver urgent de suivre ma suggestion et, par conséquent, ils devraient être les premiers à réclamer l’abrogation de cette loi absurde.
En effet, laisser sans réponse le Faurisson qui s’exprime dans ton film, c’est véritablement cela "encourager le révisionnisme". Je note que, pour la plupart des pseudo-sciences ou pour les conspirations sur le 11 septembre, comme tu le sais très bien en tant que fondateur du cercle zététique, il existe des réfutations détaillées, mais là, évidemment, la loi n’interfère pas avec le libre débat.
C’est pourquoi le fait que si peu d’historiens réclament l’abrogation de cette loi avec une certaine vigueur est, pour moi, un grand mystère.
Amicalement
Jean Bricmont