« Je suis venu pour mâcher du chewing-gum et botter des culs. Le problème c’est que je n’ai plus de chewing-gum. »
C’est sur cette Punch-Line que le Héros d’ « Invasion Los Angeles » (en anglais "They Live") vient mettre le souk dans une grande banque de la métropole Californienne. Peu de temps avant il se « réveilla » à l’aide de lunettes qui permettent de voir son monde tel qu’il est et non tel que ses maîtres voudraient qu’il apparaisse.
La Science-Fiction a toujours été un moyen dans l’Art du XXe siècle pour leurs auteurs de déguiser les excès du présent en les conjuguant au Futur (« 1984 » en est un fort bon exemple mais aussi toute l’œuvre de Philip K. Dick), de critiquer le sacro-saint progrès sans passer pour un réactionnaire, une manière d’entrisme de la subversion, vendue comme émerveillement futuriste ou danger prochain, ce qui doit être plus évident à Hollywood lorsqu’on promène un script aussi séditieux que celui de « They Live » de le vendre à des financiers, où seuls le nombre de chiffres aux entrées commandent leur weltanschauung (et leur poste au sein des studios).
La Science-Fiction XXe siècle, différerait de celle du XIXe car découplée du Positivisme à la Auguste Comte (qui voyait se réaliser que de belles choses pour l’homme grâce à la science, Jules Verne en fut d’ailleurs la plus connue des plumes œuvrant dans cet esprit), du fait des conséquences du progrès technologique sur les hommes (deux guerres mondiales épouvantables, la bombe A). Plus amer des découvertes faites par l’Homme, l’auteur de Science-fiction du XXe siècle sera quant à lui plus méfiant que son avatar du siècle précédent.
En effet sous le prétexte d’une domination d’une communauté d’extraterrestres, imposant un ordre au service de la consommation et de l’argent, où tout dans cet environnement vous incite à se plier à cet ordre (notamment par la détention de la télévision qui leur permet de tromper les gens à l’aide d’un signal invisible), ces extraterrestres passent pour des humains « de souche », alors qu’ils sont nos maîtres et nos prédateurs.
Un homme arrive dans la ville de Los Angeles (il est forcé à la nomadisation due à cette économie de Marché que nous connaissons bien...) et découvre une pauvreté grandissante, un État policier qui use de la force contre ses dissidents, avec parmi eux des religieux qui tentent de pirater le signal transmis à la télévision afin d’ouvrir les yeux des gens sur leur condition d’esclaves modernes.
Cet Homme (l’ex catcheur Roddy Piper) s’appelle d’ailleurs John Nada, ce qui signifie « Rien » en espagnol, Carpenter signifiant là le désintéressement total des Élites sur le sort de l’Homme (elles qui se servent des « droits » de ce dernier pour aller faire une guerre de rapine bancaire). Ce John Nada, n’est qu’une unité de production effaçable à volonté sur les graphiques de la « World Company » et c’est ainsi que lui conçoit sa périssable existence, en survivant comme il peut, vaquant de chantiers en chantiers, car John Nada est un manuel, issu de la classe ouvrière (cela a évidemment son importance dans le récit).
Le jour où notre héros trouve une paire de lunettes laissée dans les cartons de la dissidence, il voit le monde tel qu’il est vraiment et pas comme on le lui a déguisé (chez nous en France, un exemplaire de « Comprendre l’Empire » d’Alain Soral suffit au même travail de décryptage). Voir avec deux yeux plutôt qu’un, dirait Sheikh Imran Hosein.
La pilule rouge vient d’être prise et John Nada prend conscience de la réalité de son monde.
De cette belle idée qu’une simple paire de lunettes vous fait changer de point de vue (c’est plus efficace qu’un long dialogue, une image valant Mille Mots au Cinéma), John Carpenter en fait un argument esthétique et subversif au sein de son médium : tout le film « They Live » est en couleur mais lorsque John Nada met ses lunettes, un beau Noir et Blanc contrasté -et non pas un "Gris" pour bien saisir la nuance stylistique - vient attester de l’authenticité de cette réalité dévoilée (il faut rappeler que le Noir et Blanc fut l’apanage de toute l’école du Cinéma-Vérité, de Jean Rouch ainsi que des Naturalistes jusqu’à Aoyama Shinji, la couleur étant pour cette école artistique qu’un effet spécial).
Dans cette redécouverte de son monde, John Nada décrypte tout le système de soumission auquel ces « extraterrestres » qui conduit à condamner son monde. Le Dollar qu’il tient ne porte plus le portrait de George Washington mais l’inscription « Ceci est ton Dieu ». Les publicités ne montrent plus leur quincaillerie habituelle pour vendre (femme nue, objets chers et inutiles…) mais de grandes typographies dignes de la propagande la plus colossale énonçant « mariez-vous et procréez », « consomme », « obéis », « pas de pensée indépendante » et sur les couvertures de la presse on peut lire dorénavant : « regarde la TV », « achète », « pas de pensée », « pas d’idées », « coopère », « reste endormi », « soumets- toi », « ne mets pas en doute l’autorité ».
Si encore cet effet spécial que sont ces lunettes ne lui montrait que le sens caché des images du monde consumériste, John Nada rentrerait chez lui en se disant qu’il en avait toujours eu l’intuition, mais ce qui va réellement faire basculer sa position, c’est lorsqu’il croise un type, visiblement cadre supérieur et d’apparence humaine, mais qui se révèle d’une extrême laideur, comme si on lui avait arraché les muscles et la peau de son visage. John Nada vient de faire une rencontre du 3e Type : l’homme qu’il vient de croiser n’en a que l’apparence, c’est en réalité un extra-terrestre. Et ils ont le visage de l’horreur et de la mort (comme un cadavre humain déjà bien décomposé, un figurant dans l’apocalypse de St Jean...).
Déboussolé par cet évènement, Nada erre dans les rues, croisant quelques-uns de ces spécimens, toujours en train de valider ou de déclamer l’idéologie dominante du pouvoir marchand auprès de leur entourage. À la télévision, un de ces Aliens prétend même redonner espoir à la politique de « son » pays, son discours n’étant pas très loin du slogan de la dernière présidentielle française : « le changement c’est maintenant » (sic).
Bien entendu, ces extra-terrestres s’avèrent riches (on est dans le plein des années fric à la Reagan à l’époque ou le film fut tourné) et se révèlent appartenir à une « communauté » (le mot est prononcé sans détours) venue sur Terre pour s’accaparer les richesses de notre planète, capable de s’échapper quand ils le peuvent - grâce à la téléportation - et de nous dominer grâce à la télévision qui envoie un signal qui brouille leur présence face aux autres être humains. On a là une métaphore brute et directe de l’hyper classe nomade et prédatrice, leurs possessions dans les médias et un certain goût pour dominer.
John Nada va s’évertuer à convaincre son ami (Keith David) qui résistera à cette « théorie du complot » dans une scène de bagarre de près de 10 minutes. Il rencontrera par la suite une journaliste de télévision qui l’aidera à s’infiltrer au sein de la Chaîne.
Carpenter fut ce que l’on appelle un « Petit Maître » : c’est un cinéaste qui eut une longueur d’avance sur la société (ses films ont influencé toute la génération des cinéastes de Genre des années 2000) un type ancré dans ses baskets de middle-class, qui fut considéré à Hollywood comme un fumiste (dixit ses propres mots) alors qu’en France on le considère comme un auteur. Le regard acéré, son style fluide et direct et sa narration souvent structurée sur celle des Westerns, genre qui l’influença énormément durant sa jeunesse (son fétichisme du format Cinémascope l’atteste), le film « They Live » fut pourtant incompris à sa sortie : doté d’un budget de Série B, joué par des acteurs peu connus du grand public (de sympathiques catcheurs qui donnent ce qu’ils peuvent, et notamment une scène de bagarre interminable et inutile), Carpenter n’a pas eu les meilleures cartes pour jouer sa partition. La suite de sa carrière n’a guère retrouvé l’éclat des années 70-80 : un petit lovecraftien "L’Antre de la Folie", un remake d’un classique fantastiques des années 50 dispensable ("Le Village des Damnés"), un "Vampires" anecdotique, puis un decrescendo symétrique à celui de son comparse italien Dario Argento, autant en production (2 films en 10 ans, une participation TV....) qu’artistiquement, le tout accompagné de problèmes de santé.
Mais le double langage tenu dans ce film apparemment inoffensif, dynamite de loin beaucoup de « fictions engagées » que notre État finance, par sa finesse d’analyse que le film révèle sur ces années où la doctrine économique de Milton Friedman fut appliquée à la lettre : paupérisation du monde ouvrier, religions opprimées, hyper-classe nomade et prédatrice, télévision véhicule de propagande au service d’un absolutisme bancaire, culte de l’Argent et soumission à la « communauté »… la liste est longue de ce que Carpenter glisse au sein de son récit et qui tient encore la route aujourd’hui (le temps est un critère majeur pour juger de la pérennité d’une œuvre et de son importance).
Il est de moins en moins étonnant que depuis les années 50-60, beaucoup d’artistes s’emploient à nous crier que nous vivons dans un monde virtuel au vu de la Marche de l’Histoire. De L’œuvre de K. Dick au succès de « Matrix » en passant par l’avant-garde européenne (« Le Monde sur le Fil » de Fassbinder, « la Jetée » de Chris Marker) et la Japanimation (« Paprika » de Satoshi Kon dont Christopher Nolan a été bien inspiré pour son « Inception » mais aussi le film « Avalon » de Mamoru Oshii) le cinéma et la littérature de science-fiction ont, parmi les nombreux thèmes à disposition dans ce genre, remporté le plus de succès (Vox Populi, Vox Dei ?) lorsqu’ils traitent de Réalité Virtuelle, bien évidemment quand ils sont créés par des gens de talent, les artistes entrant alors en résonnance avec le Zeitgeist du public et de l’époque, capables d’intuition sur les fils invisibles de l’existence et leur donnant une forme, une réalisation artistique, dont la finesse se révèle avec le temps.
Carpenter est de ceux-ci, il n’est pas un poseur ou un cinéaste engagé qui recherche les honneurs (comme Hitchcock et Kubrick il n’a jamais remporté d’Oscar) : c’est un contrebandier et un marginal au sein de cette Babylone qu’est Hollywood, un type qui exprime en films ce dont nous avions secrètement l’intuition. Pas un Untermensch de la Culture, toujours prompt à flatter l’idéologie dominante en feignant la pose rebelle mais un espiègle conteur, à la fois populaire et audacieux. Un type bien en somme.
Ouvrage cité dans cet article et disponible sur Kontre Kulture :