Les oligarques sont-ils la version russe de l’hyperclasse ? Nous le subodorions… Pour en être certain nous avons interrogé Alexandre Douguine, professeur de sociologie à l’université de Moscou et chef de file du Mouvement eurasiste. Sa réponse est oui... et non !
Alexandre Douguine, pouvez vous nous dire ce qu’est un oligarque ? Quand sont-ils apparus en Russie et dans quelles circonstances ?
Alexandre Douguine : La figure de l’oligarque est apparue en Russie dans les années 1990. Ce furent de jeunes businessmen, soutenus par des éléments criminels, qui prirent part à la privatisation des entreprises de l’époque soviétique et qui, ce faisant, réussirent à rassembler des fortunes immenses grâce a la destruction de l’économie socialiste et à la corruption sans précédent qui régna alors. Tout cela dans une période de temps très brève.
Les libéraux autour d’Eltsine ont commencé à construire le capitalisme en Russie de manière artificielle. Sauf que dans l’URSS il n’y avait pas de bourgeoisie. Donc ils ont été obligés de la créer vite et de toute pièce. L’alliance des réformateurs libéraux occidentalistes et des bureaucrates ex-soviétiques corrompus a ainsi produit le phénomène des oligarques.
À l’époque d’Eltsine, ils se sont organisés dans une sorte de club des oligarques et ils ont acquis ainsi un poids politique important. Ils soutenaient les médias pro-occidentaux, les partis politiques réformateurs et ils faisaient pression sur Eltsine pour l’obliger à mener une politique allant dans le sens de leurs intérêts et de ceux des États-Unis. Ils ont alors placé leur fortune immense dans des banques occidentales et sont devenu chez nous, dans la totalité des cas, des agents d’influence volontaires de l’Occident.
Donc l’oligarque ce n’est pas seulement le nouveau riche de la Russie des années 1990, mais plutôt le nouveau riche plus riche que les autres, conscient de ses intérêts, participant activement à la politique, soutenant l’idéologie libérale, réalisant les souhaits de l’Occident et impliqué dans des activités criminelles et dans la corruption au plus haut niveau.
Combien sont-ils et qui sont les plus connus ?
Alexandre Douguine : C’est difficile à dire parce qu’il s’agit d’un statut informel. On cite le plus souvent comme en faisant partie : Berezovsky, Gusinsky, Nevzlin, Khodorkovsky, d’une part, Abramovitch, Potatnin, Derepaska, Fridman, Aven, Prokhorov, d’autre part.
Les premiers ont été chassés par Poutine et persécutés du fait de leur insistance à faire mener une politique identique à celle de l’époque d’Eltsine. Les autres ont choisi d’accepter les nouvelles règles du jeu imposées par Poutine. En Occident on critique les oligarques pro-Poutine et on soutient ceux qui s’opposent à lui. C’est un double jeu géopolitique et atlantiste (anti-Russie et anti-Eurasie) typique.
Objectivement, la nature des oligarques est la même dans deux cas : ce sont des criminels libéraux, russophobes et atlantistes. La différence est uniquement que les premiers le sont ouvertement et que les autres le cachent.
Peut-on considérer que les oligarques sont les représentants en Russie de l’hyperclasse ?
Alexandre Douguine : Dans un certain sens oui, mais comme je l’ai dit les oligarques ne sont pas que les plus riches, ils sont de plus idéologiquement libéraux, politiquement actifs et géopolitiquement atlantistes. Il y a en Russie d’autres super-riches auxquels il manque l’un ou l’autre de ces traits. Par exemple certains ne sont pas libéraux, d’autres ne sont pas atlantistes, et le plus grand nombre se garde bien d’avoir la moindre activité politique.
Les oligarques sont-ils bien tous libéraux ? Il n’en existe pas de patriotes ?
Alexandre Douguine : En Russie, on ne désigne comme oligarques que les libéraux actifs, occidentalistes et atlantistes. S’ils sont patriotes ils restent des extra-riches mais ne sont pas considérés comme des oligarques. Les extra-riches patriotes ne se mêlent presque jamais de politique et sont satisfaits de s’enrichir encore plus sans faire de bruit en profitant de la situation actuelle.
Quels sont les rapports entre Vladimir Poutine et les oligarques ?
Alexandre Douguine : Poutine a proposé un pacte aux oligarques juste après sa première élection. Il leur a uniquement demandé, en contre-partie de l’impunité, de ne pas nuire à la souveraineté du pays et de ne pas contester la primauté de l’administration nationale. Certains ont refusé comme Berezovsky, Gusinsky et, plus tard, Khodorkovsky ; les autres ont accepté. Ceux qui ont accepté le pacte ont ensuite soutenu, pour la plupart, Medvedev et son groupe de réformateurs.
Il est naturel que Poutine soit influencé en partie par les oligarques, y compris par ceux qui luttent contre lui en finançant, en commun avec les États-Unis, les manifestations anti-Poutine, parce qu’ils dictent certaines stratégies et qu’ils insistent sur la privatisation et sur la libéralisation de l’économie russe.
Pour quelles raisons une partie des oligarques a-t-elle refusé le pacte que Poutine lui proposait ?
Alexandre Douguine : Je crois qu’il y a plusieurs raisons à cela.
Tout d’abord, certains se sont sentis humiliés par l’affirmation de la supériorité de l’État et du Président par rapport à eux-mêmes qui, pendant les années 1990, dirigeaient presque ouvertement le pays, son économie et sa politique. C’est certainement le cas de Boris Berezovsky. Ensuite, d’autres ont compris que l’Occident serait contre Poutine, qui allait réaffirmer l’indépendance de la Russie, et ils ont donc préféré, afin de conserver leurs fortune en sécurité dans les banques occidentales ou dans les zones off shore, s’allier avec l’Ouest dans la fronde contre Poutine. Finalement, les autres sont arrivés à la conclusion que le libéralisme était menacé par Poutine et que sa politique pouvait devenir populiste, donc orientée contre les oligarques. Pour eux, la lutte contre Poutine est une guerre des classes préventive...