Business Gazeta.ru : Pensez-vous que le conflit en Ukraine a changé la situation des élites mondiales ? Comment se portent ceux que vous appelez les « maîtres du discours » ?
Israël Shamir : Personne ne peut dire avec certitude ce que font les « maîtres du discours », sauf eux. Malheureusement, ils ne donnent pas d’interviews sur le sujet. Une chose que nous pouvons dire, c’est que depuis un an ou deux, ils ont reconquis l’Amérique et éliminé la rébellion de Donald Trump, annulant sa précédente victoire. Maintenant, avec l’aide du conflit en Ukraine, ils ont réussi à rallier la presse mondiale. Il suffit d’y jeter un coup d’œil pour constater que tous les médias occidentaux sont désormais unis dans leurs opinions et rappellent quelque peu la Pravda de l’époque stalinienne. En outre, ils ont réussi à rallier l’OTAN. En tout état de cause, ils ont un jeu riche, et peuvent encore jouer les mêmes cartes plus d’une fois.
Y avait-il pour la Russie une autre option que celle de l’Opération spéciale en Ukraine ?
Je ne pense pas un seul instant que la Russie avait une autre option en février dernier. Il n’y avait pas de bonnes options. Peut-être le conflit aurait-il commencé plus tard, ou la Russie aurait-elle continué à être encerclée par des fortifications, des aérodromes et des garnisons de l’OTAN, qui aurait travaillé à sa dégradation interne. Après tout, les Américains ne veulent pas d’une guerre mondiale, ils pensent vaincre la Russie par la pression et la menace.
Mais jusqu’à présent, je ne vois pas que les combats en Ukraine aient eu un réel impact sur la vie en Russie. Les sanctions n’ont pas atteint leur objectif et ont jusqu’à présent eu l’effet inverse – un redressement progressif de l’industrie russe. En Russie, nous voyons des rues propres et spacieuses, de grands magasins attirants et des visages calmes et amicaux. Et ce n’est pas seulement à Saint-Pétersbourg ou à Moscou. Pour autant que je sache, Kazan ou, disons, Perm sont également magnifiques. Je regrette que Julian Assange n’ait pas fui en Russie à l’époque, alors qu’il en avait la possibilité. La Russie d’aujourd’hui est une île baignée par un océan houleux et trouble. Si les choses tournent soudainement mal, nous regretterons longtemps et nous nous souviendrons de l’époque de Poutine comme de l’âge d’or de la Russie. Que cela pourrait être bien pire, beaucoup d’entre nous, dans la quarantaine et la cinquantaine, l’ont vu de leurs propres yeux.
Au printemps de 2022 et après, je n’étais pas du tout sûr de ce dont il s’agissait, mais je constate aujourd’hui que le pays s’est préparé à une course de longue haleine. Et pourtant, il continue à vivre une vie apparemment normale, ordinaire. En Ukraine, c’est différent – tout est subordonné à la logique du conflit et aux besoins militaires, mais c’est son choix. Bien sûr, je souhaiterais qu’il en soit autrement, mais « souhaiter » et « devoir » sont des catégories différentes.
Je suis rentré récemment d’Europe et je peux dire que la haine envers les Russes que les médias claironnent n’est pas ressentie là-bas. Parce qu’elle ne vient pas d’en bas, pas du peuple, mais d’en haut. C’est un truc de « l’élite ». Et, bien sûr, les régimes en place dans les pays occidentaux sont devenus plus sévères. En Suède, par exemple, des personnes sont déjà emprisonnées parce qu’elles sont soupçonnées d’espionner pour la Russie. C’est-à-dire que ceux qui sont contre l’OTAN peuvent facilement être emprisonnés, mais... c’est la majorité des Suédois.
Tout le monde ne voit pas la Russie comme une île dans une mer agitée. On sait même que beaucoup fuient par crainte d’une mobilisation ou d’un rejet des nouvelles politiques du Kremlin. Le nombre d’émigrants volontaires est énorme – jusqu’à 800 000 ou plus.
Je ne pense pas que le nombre de personnes qui ont quitté la Russie après le début de l’Opération spéciale soit vraiment si élevé. Il est plus probable que ces chiffres soient sur-estimés, multipliés par 10. En Israël, malgré toute sa sympathie pour la Russie et son régime de visas très ouvert, il n’y a qu’environ 30 000 nouveaux immigrants. Ce qui est aussi beaucoup, mais quand même, 800 000, c’est exagéré. Les gens ne doivent pas seulement partir, mais ils doivent se prendre en charge complètement, être financièrement indépendants, et ce alors qu’ils sont loin de leur patrie et de leurs sources de revenus habituelles. Sont-ils nombreux ? Et ceux qui sont partis, s’ils ne l’ont pas regretté, ils le feront sûrement. Eh d’ailleurs, c’est pour cela qu’ils sont riches, pour pouvoir prendre la fuite.
Pourquoi les gens doivent-ils fuir ou émigrer ? Un pays mène une opération militaire spéciale contre un autre pays ? Mais ce n’est pas un phénomène si rare. Au contraire, c’est assez courant. Un État dont tout le monde s’enfuit pendant les hostilités – qui aurait besoin d’un tel pays ? La lâcheté n’aide personne. Je ne comprends même pas pourquoi ça surprend autant les gens. J’ai servi dans des unités de parachutistes en Israël à une époque, c’était la guerre, et je m’en souviens encore avec plaisir.
Mais Poutine se fait maintenant reprocher par beaucoup de ne pas avoir au moins lancé l’Opération spéciale plus tôt, alors que cela aurait pu coûter moins de sang, et d’avoir complètement perdu de vue la situation politique en Ukraine, préoccupé uniquement par le transit du gaz vers l’Europe. Ces accusations sont-elles sans fondement ?
Oui, ce conflit se développe en zigzags étranges, qui, quels que soient les coups que l’on donne, ne s’additionnent pas dans un schéma ou une narration unique. Pourquoi fallait-il fuir Kiev, se retirer d’urgence de la région de Kharkov, puis se retirer de Kherson presque immédiatement après qu’elle ait été reconnue comme faisant partie de l’État russe ? Tout cela suscite une perplexité légitime. Mais il serait trop choquant de penser que le pays est dirigé par un fou ou un agent étranger. Je le répète : à mon avis, Vladimir Poutine est le meilleur dirigeant que la Russie ait eu depuis longtemps, et nous devons donc chercher une explication raisonnable à ce qui se passe.
Psychologiquement, cela peut s’expliquer par le fait que Poutine, en tant que Saint-Pétersbourgeois, en tant que « Russe du Nord », n’était pas réellement intéressé par l’Ukraine. Il n’était pas mentalement proche de l’Ukraine. Ni dans sa jeunesse, ni au niveau national, ni même dans cette année phare qu’aura été 2014. Souvenez-vous, alors que le soi-disant Euromaïdan battait déjà son plein à Kiev, le président russe assistait aux Jeux olympiques de Sotchi. Il aurait pu intervenir, mais il ne l’a pas voulu. Je pense qu’il était prêt à laisser l’Ukraine flotter librement, à l’accepter. Il se disait peut-être « Laissons-les échouer complètement ! ». Peut-être y a-t-il vu une occasion historique de se libérer de l’influence intrusive de l’Ukraine, qui avait été instaurée en Russie par Pierre le Grand. Souvenons-nous de Théophan Prokopovitch, originaire de Kiev, qui, sous le tsar-réformateur, est devenu le mentor spirituel et le chef de facto du Saint-Synode. Oui, les Ukrainiens sont trépidants, mais énergiques. Les Russes sont plus lents et plus obéissants. Comme il est dit dans une vieille comédie de Karamzin : « Les citadins sont plus intelligents que nous – ils ont l’art de la parole. Que pouvons-nous faire ? Manifester un plus grand amour pour les Bienfaiteurs », c’est tout.
Ces couplets de Karamzin semblent un peu offensifs. Cela signifie-t-il que lorsque les Ukrainiens disent : « Nous sommes libres, et vous êtes des merdes », ils ont raison ?
Non, bien sûr que non. Ce sont les Russes qui ont fondé le premier État socialiste du monde – le véritable royaume de la liberté. Les Ukrainiens, avant de rejoindre la Russie soviétique, ont connu de nombreux régimes – le gouvernement Hetman, l’occupation allemande, le gouvernement Petlioura. Cela dit, je ne veux en aucun cas diminuer leur contribution au « projet rouge » – il fut en effet formidable. Poutine lance souvent des accusations contre Vladimir Ilitch Lénine – qu’il avait mis une bombe sous le pays et ainsi de suite. Mais n’oublions pas que c’est Lénine qui a su traiter avec l’Ukraine rebelle et la mettre de son côté. Quant à l’idée de l’empire russe, elle n’est apparemment pas assez attrayante pour changer radicalement quoi que ce soit aujourd’hui. L’idée soviétique était bonne – elle avait une perspective, comme dans les tableaux des grands maîtres, un point d’attraction, un aimant pour l’avenir. Actuellement, si la chance est avec la Russie, une version réformée de l’Union soviétique pourrait voir le jour, dans laquelle l’église et la science resteraient libres et influentes. C’est-à-dire ce que Staline avait en fait déjà commencé à édifier à partir de 1944.
Poutine a peut-être voulu « lâcher » l’Ukraine, mais aujourd’hui toute la politique russe est tournée dans sa direction. C’est comme si c’était l’Ukraine qui ne lâchait pas la Russie. Tout ce que nous entendons chaque jour : Donbass, Donetsk, Lougansk, Marioupol… Dans le même temps, le silence règne sur les régions intérieures de la Russie, bien qu’elles aient également besoin d’attention et de développement. C’est comme si nous vivions désormais entièrement dans l’espace politique et culturel de l’Ukraine.
Et si l’OTAN utilise réellement l’Ukraine contre la Russie à 100 % aujourd’hui ? Pourtant, Poutine espère toujours défendre la Russie et repousser l’OTAN loin de ses frontières, et de préférence par des moyens moins désespérés qu’un affrontement direct avec l’Alliance.
Il y a maintenant une guerre par procuration avec l’OTAN, et cela, bien sûr, est également très difficile. Mais je pense que nous pourrions voir la Russie gagner. Après tout, la Fédération de Russie dispose d’une très bonne industrie militaire, et Poutine ne voit pas d’inconvénient à ce que le conflit se prolonge. Les pertes ne sont pas encore très importantes, mais elles sont certainement significatives. Comme je l’ai dit, ils ont réussi à garder une position stable à l’intérieur du pays jusqu’à présent.
Poutine est un homme très secret. Il n’y a probablement personne qui puise transmettre ses véritables opinions. On m’a dit qu’en 2014, quelques heures avant que la décision sur la Crimée ne soit prise, tout le monde au Kremlin était sûr qu’il n’y aurait pas de Crimée. Tout est arrivé littéralement à l’improviste. Le dirigeant russe est donc capable de prendre des décisions indépendantes, même si elles ne sont pas aussi radicales que ce que beaucoup attendraient de lui.
D’après vous, qu’est-ce qui a poussé Poutine à s’intéresser à l’Ukraine au point d’impliquer malgré lui l’ensemble du pays ?
Vladimir Poutine a fait ce que Mikhaïl Gorbatchev aurait dû faire avant lui. Sans parler de la responsabilité de Gorbatchev dans l’effondrement de l’URSS et de son inexplicable crédulité. Mais s’il avait osé mettre son intention à exécution, le retrait de l’Europe de l’Est et la reddition volontaire de tout le camp socialiste auraient dû être accompagnés d’accords concrets entre les parties, ne serait-ce que pour ne pas laisser ces pays à la merci de l’ennemi d’hier. De plus, comme le temps l’a montré, l’ennemi n’est pas celui d’hier, mais celui de demain. En fait, ça a toujours été comme ça. Et l’Occident aurait poursuivi son expansion rampante si Poutine n’avait pas, à un moment donné, lancé un ultimatum à l’OTAN, puis entamé une action militaire.
Aujourd’hui, le président américain, ses conseillers et l’ensemble de l’élite américaine doivent décider si le plaisir indéniable qu’ils éprouvent à maintenir l’Albanie dans l’OTAN et la prolifération d’armes nucléaires en Arménie en valent la peine. Se pourrait-il qu’il n’y ait rien d’intéressant dans le monde, de leur point de vue, et que leur livre de chevet soit l’œuvre de Douglas Adams, Le Guide du routard galactique, qui, comme nous le savons, commence par la destruction de la planète Terre et le transfert du protagoniste dans un vaisseau spatial ? Mais il est peu probable que ce point de vue trouve de nombreux partisans. Ce qui signifie que Poutine continuera à faire comprendre que les Américains, profitant de la confusion post-soviétique, se sont appropriés la quasi-totalité de l’héritage soviétique et se sont ensuite enfuis avec, comme un banal cambrioleur intéressé par les petites cuillères en argent.
Il reste à voir si la situation interne des États-Unis va changer. Pensez-vous que les espoirs de l’establishment russe concernant le retour au pouvoir des Républicains et des Trumpistes sont infondés ?
Ces espoirs ne sont pas déraisonnables, mais jusqu’à présent, elles ne semblent pas se réaliser. En politique, cependant, il n’y a pas de « jamais ». Lors des récentes élections législatives et présidentielles américaines, il semblerait que tout le monde avait prédit une victoire écrasante du parti républicain. Et en 2020, tout le monde s’attendait à ce que Donald Trump soit réélu. Mais l’énorme quantité de forfanterie et les rares tricheries qui ont accompagné ces campagnes électorales ont empêché cela de se produire. Les Américains excellent dans la tricherie – ce que la Russie ne pratique pas. C’est la faute de Trump – il n’a pas réussi à organiser l’élection d’une manière qui rendrait impossible une tricherie à une telle échelle. Je crois qu’il a eu une majorité bien réelle dans le vote. Cependant, Trump n’a fait absolument aucun effort pour s’accrocher au pouvoir.
D’ailleurs, ce que l’on appelle un putsch le 6 janvier 2021 n’est que pure fiction ! Les gens sont rentrés dans le bâtiment du Capitole, ils ont été autorisés à y entrer. Il n’y a pas eu d’assaut. La police n’a tué qu’Ashley Babbitt, 35 ans, puis le martyrologue américain a fait d’autres victimes. Les partisans du mouvement QAnon ont affirmé que Trump avait certains alliés dans l’armée américaine qui sortiraient de l’ombre à un moment critique pour le soutenir. Mais cela non plus ne s’est pas concrétisé. Et il n’est pas clair s’ils l’ont réellement envisagé. Mais pour l’État profond, il l’a été et l’est toujours – ce n’est pas un mythe issu de l’idéologie de QAnon. Mais peut-on s’y opposer dans la réalité ?
À une époque, Poutine était considéré comme un politicien pro-Trump ou, à l’inverse, Trump comme un politicien pro-Poutine. Ce schéma de relations pourrait-il se répéter entre la Russie et les États-Unis ?
Poutine est pro-russe et le président américain ne l’est pas du tout. Trump n’a peut-être eu que de la sympathie pour Poutine (et je crois qu’il en a eu), mais ce n’est pas suffisant pour le niveau d’un véritable soutien politique. À partir de là, il est facile de voir que le soi-disant Russiagate – accuser la Russie d’interférer dans les élections américaines – n’avait aucun fondement, c’est de la pure fiction.
Nous pouvons le constater en Ukraine également – l’influence de la Russie sur la politique mondiale a été largement exagérée. Si Kiev n’a pas réussi à installer un gouvernement favorable à Moscou, que dire pour Washington ! Au contraire, les mêmes États-Unis ont réussi à créer des régimes qui leur sont favorables en Europe et en Amérique latine, et non seulement à les créer, mais aussi à les soutenir. Il y a peu d’endroits où nous avons réussi à nous tailler des morceaux de territoire qui seraient orientés vers la Russie et non vers les États-Unis. Cuba, Venezuela… Ce n’est vraiment pas beaucoup.
La Russie en général est trop herbivore et trop molle. C’est pourquoi, non seulement moi mais beaucoup d’autres personnes ne croyaient pas vraiment que Poutine allait entrer en conflit avec l’Ukraine le 24 février. Il n’avait jamais lancé une grande campagne militaire auparavant. C’est en principe un homme très pacifique. Il a hérité de l’histoire tchétchène de Boris Eltsine, et il a essayé non seulement d’y mettre fin mais aussi de se faire un ami fidèle de l’élite tchétchène. Cependant, avec les États-Unis, un scénario similaire n’était guère possible, et pas seulement en raison de l’ampleur différente du conflit. Nous constatons que les Américains ne respectent aucun accord. Négocier quoi que ce soit avec eux, c’est comme négocier avec un mur.
Nous savons maintenant que la Russie n’avait mené aucune activité de renseignement en Ukraine – rien du tout. S’il n’y avait que Viktor Medvedchuk, ce serait bien sûr très triste. Cependant, il n’en a pas toujours été ainsi. Rappelons-nous : après la mort de Staline, Nikita Khrouchtchev a réussi à mobiliser l’Ukraine et à l’amener à ses côtés. De quelle manière s’exprimait-elle ? Le fait qu’il y avait beaucoup de partis obkoms dans la RSS d’Ukraine, plus qu’en Russie. Cela s’est avéré utile pour Khrouchtchev en 1953, lors d’un vote crucial du Comité central : qui serait soutenu par le PCUS dans tout le pays ? Et ils ont soutenu Nikita Sergeyevich. Après cela, en 1954, la Crimée est devenue une partie de la République socialiste soviétique d’Ukraine. C’était une rétribution pour sa loyauté. Nous pouvons dire que tant Khrouchtchev que Leonid Brejnev, qui lui a succédé, étaient, en fait, des politiciens tout à fait ukrainiens. Eltsine était un imbécile et, d’une manière générale, on ne sait pas très bien comment il était arrivé au sommet et pourquoi il avait reçu un soutien aussi sincère au début de sa carrière. Récemment, tout le monde s’est souvenu de l’actrice Inna Churikova à l’occasion de sa mort, et je me suis rappelé comment elle jouait dans le Lenkom dans les années 1990 et je disais : « Ne touchez pas à Eltsine ! » L’ancienne intelligentsia soviétique l’encourageait. Et avant ça, ils encourageaient Gorbatchev. En revanche, comme nous l’avons vu, ils ont une attitude très différente à l’égard de Poutine – en partie prudente, en partie ouvertement hostile.
Et cela n’a fait que s’intensifier depuis le début de l’opération spéciale. Donc, en lançant l’opération spéciale, Poutine a-t-il surestimé nos forces ?
Apparemment, Vladimir Vladimirovitch pensait que la Russie était plutôt bien solide sur ses pieds. Mais je crains qu’en fait elle ne le soit pas, ou qu’elle ne soit pas aussi forte qu’il le souhaiterait. Personne n’avait une compréhension claire de la situation. Le peuple ne comprenait pas non plus ce qu’il voulait. Je ne pense pas (comme certains le croient) que dans une première étape, Poutine ait négocié avec les « maîtres du discours ». Et s’il l’a fait, ça ne lui a rien rapporté non plus. C’est un tyran aux yeux de l’Occident.
En même temps, Poutine ne donne pas l’impression d’être détaché de la réalité. Il vit dans ce monde, avec les gens. Mais c’est ce qui arrive avec les politiciens – ils peuvent penser que le pays est mieux loti qu’il ne l’est réellement. Prenons l’exemple de l’empereur Nicolas II. Malheureusement, il existe un parallèle. On lui avait également conseillé de ne pas s’impliquer dans la guerre avec l’Allemagne, et il n’a pas écouté. Il n’a pas été un commandant militaire très efficace : il a d’abord mené une guerre infructueuse contre le Japon, puis contre l’Empire allemand.
Vous avez une fois fait référence à Poutine comme à un homme totalement soviétique. Pourquoi ?
J’en juge par ses discours publics, où l’on peut voir un parti pris soviétique, bien qu’insuffisant. L’anticolonialisme, l’anti-impérialisme et la condamnation de l’Europe et de l’Amérique sont tous des extensions des traditions politiques soviétiques. En tout cas, c’est ainsi que mon éditeur américain Ron Unz perçoit les discours de Poutine – comme un fort message anti-américain et anti-colonial.
Je pense que la Russie peut faire face à la situation actuelle, après tout. Certes, elle n’a pas réussi à se limiter à une opération de police en Ukraine. Eh bien, Poutine le comprendra et réparera ce qui doit l’être. C’est un bon résultat pour lui et la situation générale en Russie peut s’améliorer. Jusqu’en février 2022, l’opposition russe était trop forte, tant ceux qui sont partis que ceux qui restent dans le pays. On ne peut pas non plus exclure le facteur de duplicité dans les événements actuels, tant chez les politiciens que chez les journalistes russes. Voyons si Poutine parvient à retrouver son pouvoir réel.
Vous savez, il y a eu une période pendant la guerre de Yom Kippour où le ministre israélien de la Défense Moshe Dayan affirmait que le pays touchait à sa fin et que « l’ère du troisième temple » touchait à sa fin. Nous avions construit l’État juif, mais maintenant il pouvait s’effondrer brutalement. Nous voyions de nos propres yeux comment les Égyptiens s’attaquaient au canal de Suez, tandis que toute la machine administrative et militaire israélienne était impuissante à les arrêter. Des tonnes de pétrole étaient en feu. Lorsque l’affaire a éclaté, le Premier ministre Golda Meir a démissionné presque immédiatement. Beaucoup étaient enclins à lui reprocher d’avoir mis Israël dans cette situation difficile, alors même qu’on lui avait conseillé à plusieurs reprises de se méfier de l’Égypte. Mais elle a consulté ses généraux et a décidé de sa propre voie. Mais dans la guerre c’est comme ça : quand on la commence, on ne sait jamais ce que l’on va obtenir.
Vous avez mentionné le fait que vous avez servi dans les parachutistes israéliens. Pour autant que je sache, c’était pendant la période de la guerre du Kippour, n’est-ce pas ?
Oui, j’ai participé à des combats et, en général, comme je l’ai dit, j’ai beaucoup apprécié mon service militaire. Cela a duré quatre ans. J’avais vécu deux guerres en même temps. La guerre « du Jugement dernier » (au sud et au nord, avec l’Égypte et la Syrie), et avant cela la guerre d’usure dans le canal de Suez.
Je dois dire que j’étais allé servir en tant que volontaire. À cette époque, il y avait très peu de juifs venus d’Union soviétique en Israël, et j’ai donc été littéralement porté en triomphe à mon arrivée en Terre sainte. J’ai senti que je devais rembourser ma dette envers le pays qui m’avait accueilli si chaleureusement. Je me suis donc engagé dans l’armée et j’ai fini dans les unités aéroportées. Je me souviens que, en tant que parachutiste, j’avais de merveilleuses bottes rouges de marque, et j’en étais très fier. Ce n’était pas un fardeau pour moi, au contraire, c’était bon pour ma santé physique de courir avec de telles bottes dans les montagnes. Et puis, comme vous le savez, la guerre a commencé.
La guerre de Kippour a duré plus longtemps qu’on ne le pense généralement – environ six mois, du 6 octobre 1973 à la mi-mai 1974. J’ai dû traverser le canal de Suez, subir des tirs d’artillerie avec mes compagnons d’armes et combattre des lignes d’infanterie. Quand je me suis retrouvé sous le feu de l’artillerie, j’ai pensé : « S’ils continuent à nous bombarder, ils pourraient même nous toucher ! Quels abrutis ! Ne voient-ils qu’ils tirent sur des personnes vivantes ? » Puis cette naïveté est passée, mais l’excitation est restée. La guerre est un pouvoir, a sa propre dynamique ! Oui, les gens meurent tout autour de vous, mais au front, vous adoptez une attitude complètement différente de celle que vous adoptez dans la vie ordinaire. Sur le front, c’est l’aventure, se déplacer constamment d’un endroit à l’autre, courir, tirer. Il y a une nature étonnante à proximité, ce qui, dans ces moments, donne une impression particulière d’irréalité.
Une fois, mon unité a été transportée par avion dans le désert pour couper les principales communications égyptiennes entre le front intérieur et le front, la route Suez-Le Caire, et couper les lignes d’approvisionnement. Nous sommes donc restés comme un mur entre la première et la troisième armée égyptienne. Nous étions assis là avec les tanks d’un côté et l’infanterie de l’autre. Plus tard, sur notre site, à 101 kilomètres du Caire, les négociations ont commencé entre les Égyptiens et les Israéliens. Je me souviens donc très bien de cette guerre, j’en ai été un participant et un témoin direct.
On entend dire que le soldat israélien est plus protégé que les soldats des autres armées. Pas tant dans le sens des munitions, mais dans celui des droits qui lui sont accordés. Par exemple, on m’a dit que lorsqu’un soldat est fait prisonnier, il a le droit de révéler tous les secrets militaires qu’il connaît, afin de rester en vie. C’est vrai ?
Vous n’aimerez peut-être pas entendre ça, mais savez-vous ce qu’est la « règle d’Hannibal » de l’armée israélienne ? Selon ce texte, il est permis de tuer un soldat qui est sur le point de se rendre ou d’être capturé. Et de tuer à tout moment. Il n’y a donc pas lieu d’idéaliser quoi que ce soit. Cependant, à mon époque, cette règle n’existait pas encore.
Je pense que les mythes sur l’armée israélienne et les mythes sur Israël en général ont leurs racines dans la judéophilie, la judéophilie, qui est très répandue en Russie, comme dans de nombreux autres pays. Bien sûr, je ne peux pas m’en plaindre – je suis moi-même le bénéficiaire de cette attitude. En URSS, elle est devenue particulièrement forte après 1948, date de la fondation d’Israël (David Ben-Gourion avait proclamé le 14 mai 1948 la fondation d’un État juif sur les terres palestiniennes – ndlr) et aussi après la visite de Golda Meir à Moscou. L’Union soviétique a été énormément impliquée dans le processus de création de l’État d’Israël et, comme nous le savons, a été la première à le reconnaître de jure. Soudain, cependant, il s’est avéré que tous les plans de Joseph Staline étaient une erreur. Aujourd’hui, nous parlons des erreurs de la Russie et de Poutine en ce qui concerne l’Ukraine, mais il me semble que nous pouvons adresser le même reproche à Staline : il avait fait un mauvais calcul à propos d’Israël. « Le chef des nations » pensait apparemment que l’État juif serait pro-soviétique et influencerait les juifs américains, qui, à leur tour, lui apporteraient les États-Unis sur un plateau. Mais en réalité, comme nous le savons, cela s’est avéré être une erreur.
Le soi-disant complot des blouses blanches en Union soviétique, au cours duquel plusieurs éminents médecins juifs soviétiques ont souffert, est-il lié à cette déception stalinienne ?
Je ne suis pas qualifié pour en juger. Mais malheureusement, les juifs n’ont pas toujours évité les empoisonnements et les assassinats de masse, dans leurs pratiques politiques – au contraire, ils s’en sont donnés à coeur-joie – par exemple en Israël afin de tuer autant d’Arabes que possible, ou dans l’Allemagne d’après-guerre, où pendant un certain temps, il avait été envisagé de tuer des millions d’Allemands. Pourquoi quelque chose de semblable ne pouvait-il pas se produire en Russie soviétique ?
Quoi qu’il en soit, après 1948, les judéophiles soviétiques ont été très vite assiégés par le camarade Staline. Cependant, après sa mort, ils ont aussi rapidement repris leurs positions. Ce sont ces personnes qui ont soutenu Nikita Khrushchev, ainsi que les Ukrainiens. Oui, ils étaient tous, pour la plupart, originaires d’Ukraine, traversée par la zone de résidence [obligatoire pour les juifs] avant la révolution. Et sous Khrouchtchev, les structures sionistes internationales ont réussi à intégrer les juifs soviétiques et russes.
Je me souviens que même le président égyptien Anouar al-Sadate avait l’habitude de dire : « Nous ne pouvons pas continuer comme ça. Dès que nous sommes d’accord sur quelque chose avec Moscou ou même entre nous, cela devient aussitôt connu à Tel Aviv ». Pourquoi disait-il « entre nous » ? Parce que les conseillers militaires soviétiques étaient installés au Caire et transmettaient apparemment des informations intéressantes pour le camp juif par la chaîne de commandement. Et puis, en 1972, Sadate a décidé d’expulser les conseillers militaires soviétiques et, à peine six mois plus tard, il s’est mis d’accord avec le dirigeant syrien Hafez al-Assad sur une campagne militaire contre Israël. Et là, Tel Aviv ne disposait plus d’informations précises sur le moment exact où l’attaque aurait lieu.
Cependant, le sentiment judéophile est fermement ancré en Russie. Cela continue même maintenant, sous Poutine. Ce n’est peut-être pas une mauvaise chose, dans la mesure où le président russe parvient tant bien que mal à maintenir un équilibre en entretenant des relations chaleureuses et amicales avec le monde arabe. Mais je pense que c’est une erreur après tout. Les juifs américains ont tendance à occuper les postes de commandement aux États-Unis, ce qui incite les juifs russes à prendre exemple sur leurs frères d’outre-mer.
Dans le conflit actuel en Ukraine, pensez-vous qu’Israël a pris parti ?
Dans l’Israël moderne, malgré la diversité des organisations politiques, il n’y a, grosso modo, que deux partis – deux blocs de partis. Appelons-les « républicains » et « démocrates » dans le jargon américain. On pourrait dire que les gens de droite, c’est-à-dire les « républicains », sont maintenant de retour au pouvoir et qu’ils ont de la sympathie pour Poutine. Ça n’a pas commencé aujourd’hui. Benjamin Netanyahou a longtemps sympathisé avec Vladimir Poutine, Poutine avec Netanyahou, ils ont une sorte de « chimie » mutuelle. Quant à la gauche, comme toute force politique qui se dit progressiste, elle est favorable à l’Ukraine. C’est justement ce qui fait d’eux des « progressistes ».
Récemment, la nouvelle selon laquelle Israël a attaqué une usine de munitions à Ispahan, en utilisant des drones, s’est répandue dans tous les médias du monde. À quoi cela peut-il être lié ? Le fait est que Netanyahou est dans une position difficile. D’importantes forces en Israël s’opposent à lui, bien qu’il soit un Premier ministre légitime et qu’il ait remporté les élections. Pourtant, ses opposants espèrent l’évincer et le faire emprisonner quand même. Donc Netanyahou a peut-être opté pour une escalade avec l’Iran. D’autant plus qu’il a une grande expérience dans le domaine des conflits avec Téhéran. Il y a dix ans, il avait juré que l’Iran aurait bientôt des armes nucléaires et, lorsque cela n’a pas pu être prouvé, il a continué à aggraver la situation. Il a maintenant besoin de l’Iran comme prétexte pour détourner l’attention des problèmes internes d’Israël vers les problèmes externes.
Mais cela ne conduira pas, je l’espère, à une guerre totale entre Israël et l’Iran ? Il y a déjà eu des attaques israéliennes isolées contre des cibles iraniennes. Israël a accusé Téhéran d’être le cerveau des attaques terroristes à Jérusalem. Mais cela n’a pas conduit à un conflit mondial.
Oui, c’est déjà arrivé. Mais aujourd’hui, la situation est plus difficile. Le fait est que Benjamin Netanyahou est connu, comme je l’ai dit, pour son attitude positive envers Moscou. Du moins, il s’est longtemps positionné comme un ami de Poutine. Non pas qu’il y ait un avantage direct à cela… Mais il n’y a pas beaucoup de mal à cela non plus. Par exemple, lorsqu’Israël a bombardé la Syrie, il a pris soin de ne pas affecter le groupe militaire russe déployé sur place. Aujourd’hui, la Russie était donc en droit d’attendre de Netanyahou qu’il ne s’implique pas en Ukraine et qu’il n’accorde pas une simple note de bas de page à Moscou.
Cependant, de sérieux changements ont lieu en ce moment aux États-Unis mêmes. Les néoconservateurs américains (qui sont pour la plupart juifs) pensent qu’Israël doit entrer en guerre. Le New York Times a récemment publié en première page un article du journaliste Brett Stevens intitulé « A Tale of Two Jewish Leaders ». Dans ce document, Stevens compare Benjamin Netanyahou et Vladimir Zelensky et conclut que le second est incomparablement meilleur que le premier. L’article se termine par ces mots : « C’est bien dommage qu’aujourd’hui le plus grand leader du peuple juif vive à Kiev et non à Jérusalem ». La question est : en quoi est-il meilleur ? Zelensky a déjà perdu la moitié de la population de son pays et l’a plongé dans un conflit sanglant, tandis qu’Israël est en quelque sorte en équilibre au-dessus du précipice. Néanmoins, le principal critère pour les États-Unis est le fait évident que Zelensky est en guerre, alors que Netanyahou ne l’est pas. C’est pourquoi la pression est si forte sur le Premier ministre israélien, pour le pousser à une confrontation directe avec l’Iran. Après tout, l’Iran est un autre pays figurant sur la liste des ennemis directs des États-Unis, et un conflit avec lui pourrait ouvrir un « deuxième front », notamment contre la Russie.
Quel moyen de pression a-t-on contre Netanyahuo ? Vous avez mentionné qu’il est menacé de prison. Pourquoi ?
Par exemple pour avoir reçu une boîte de cigares comme cadeau d’un producteur à Hollywood. Pouvez-vous imaginer le cauchemar ? Et maintenant Netanyahou est prêt à être accusé de corruption. Il existe d’autres accusations de ce type. On pourrait en sourire, mais notre Israélien « parfait » a trop envie de dévorer son propre Premier ministre.
Qui appelez-vous les « parfaits » ? À quel spectre politique appartiennent-ils ? À la gauche ?
En règle générale, il s’agit de personnes qui soutiennent les États-Unis et leur programme. Mais il est tout à fait impossible de les qualifier de gauchistes – ils ne se distinguent des droitiers sur aucune des questions essentielles. Et qui peut se considérer comme gauchiste en Israël aujourd’hui ? Sauf les lesbiennes de Tel Aviv. Ils le sont, mais personne d’autre. Israël avait autrefois un mouvement de gauche très fort, mais il s’est éteint il y a longtemps et maintenant tout le conflit se situe entre la droite et l’extrême droite.
Pourtant, Netanyahou bénéficie d’un bon soutien au sein de la population israélienne, car son parti, le Likoud, a remporté les élections législatives de novembre 2022 avec une très large majorité. De fait, ceux qui soutiennent Netanyahou ne sont pas les manifestants, ce qui signifie qu’il est peu probable que nous assistions à de grands rassemblements pour le défendre.
Parviendra-t-il à dresser les Israéliens contre l’Iran ?
À en juger par l’expérience, Netanyahou essaie de rester en dehors des guerres. Comme vous le savez, c’est la troisième fois qu’il est Premier ministre d’Israël, et il n’y a jamais eu de conflit majeur sous sa direction. Pourtant, c’est un homme très prudent ; il sait qu’il est facile de s’engager dans une guerre, mais qu’il sera difficile d’en sortir. Cela dit, d’une manière ou d’une autre, il faut s’impliquer dans le conflit ukrainien. Il y a actuellement 500 conseillers militaires israéliens en Ukraine et Eli Cohen, le ministre israélien des Affaires étrangères, a annoncé son intention de se rendre à Kiev. Les Ukrainiens, quant à eux, sont persuadés qu’Israël a frappé l’Iran uniquement parce que ce pays fournit des drones à la Russie. Mais même si c’est le cas, cela est-il directement lié au raid sur Isfahan ? Et qui l’a mené à bien – Israël, l’Ukraine ou des artisans autodidactes ? L’agence d’État iranienne ISNA s’est jusqu’à présent abstenue de répondre précisément, bien qu’elle assure avoir identifié le fabricant des drones impliqués dans le raid. Après tout, il y a bien d’autres facteurs en jeu pour régler les comptes entre Téhéran et Jérusalem.