Egalité et Réconciliation
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Guerre ouverte chez les francs-maçons

La Grande Loge nationale française veut devenir l’obédience n° 1. Elle affronte une crise sans précédent. Dans un climat de violence et de déballage, des frères entrent en rébellion contre le grand maître François Stifani, son pouvoir absolu, sa cour assidue à l’Elysée. Enquête.

Le 4 décembre 2009, jour où tout dérape : le souverain grand comité de la Grande Loge nationale française (GLNF), obédience affichant 43 000 frères, se réunit dans son grand temple, au coeur de son siège parisien, digne d’une multinationale. Une trentaine de frères se lèvent, quittent leur tablier maçonnique et avancent sur le pavé mosaïque. Un porte-parole tente de poser une longue liste de questions critiques sur l’utilisation des 17 millions d’euros de capitations (cotisations) comme sur le renforcement des relations de l’obédience avec les sommets du pouvoir de l’Etat.

"Pour qui vous vous prenez ? Où vous vous croyez ? gronde François Stifani, grand maître de la GLNF. Votre complot a été découvert avant même sa mise en oeuvre ! Vous êtes pitoyables !" Et, se tournant vers ses grands officiers : "Prenez la liste de ces gens ! Ils n’ont plus leur tablier !" Puis le grand maître s’adresse "à ceux qui [lui] sont proches" pour leur communiquer son sentiment sur le texte que tentent de lire les "comploteurs" : "Je ne me torcherai pas avec, de peur de me salir les fesses. Je vais vous distribuer du papier Lotus. Les discours sales vont de bouches sales à oreilles sales." "C’est pitoyable que vous ayez sali cette maison, pour faire le coup de force", reprend-il en direction des contestataires. "Je note, grand maître, que, lorsque l’on vous dit quelque chose et que vous n’êtes pas d’accord, alors on est sale", intervient le présumé "chef de bande", Claude Seiler, un des grands maîtres provinciaux franciliens, agent d’assurances de 71 ans, dont trente de maçonnerie. "Vous êtes sale, pas moi !", réagit François Stifani, avant de clore l’échange d’un "C’est pas vous qui avez la parole", ponctué d’un sonore coup de maillet. "Ce que nous avons vécu est ce qu’il y a de plus condamnable et de plus hideux : la perfidie, la calomnie, la méchanceté qui amène les "sans-coeur" à se liguer, comploter et couvrir de miel la pomme empoisonnée !", écrira quelques jours plus tard le grand maître. "Nous n’avons pourtant fait que lui poser des questions, observe le Marseillais Jean-Pierre Claverie, 68 ans, ancien grand inspecteur. Un crime de lèse-majesté !"

Les discours sales vont de bouches sales à oreilles sales

Le 5 décembre, François Stifani signe 24 ordonnances suspendant les "mutins" qui avaient défié son autorité. Comme si de rien n’était, à la Grande Arche de Paris-la Défense, il dirige la tenue solennelle annuelle, devant 2500 participants, des représentants de loges et 58 délégations étrangères. De son fauteuil impérial, il lance : "Aimez-vous les uns les autres. J’ai, pour ma part, un sentiment d’ineffable bonheur quand je suis au milieu de vous et j’ai la sensation qu’unis rien ne peut nous arriver !" Etonnante envolée aux accents de gourou menacé par le monde extérieur. Alors que si risque il y a, il ne vient que de l’intérieur.

La destitution de l’un des "trublions", le Tourangeau Thierry Perrin, chef d’entreprise de 65 ans et grand maître provincial du Val de Loire, a provoqué une fronde locale, que François Stifani croit pouvoir étouffer en ordonnant, décision rarissime, la dissolution de toute cette province de 1450 frères. Mais cette sanction, au lieu de calmer la rébellion, fait qu’elle s’intensifie et se répand. A grande vitesse et à grande échelle, car la révolte s’exprime au travers de moyens modernes de communication : des sites Internet intitulés Le Myosotis se multiplient.

Dans leurs commentaires, des frères internautes entrés en résistance s’alarment du rythme effréné des recrutements de profanes. "C’est la volonté folle et orgueilleuse de dépasser le plus vite possible le Grand Orient", regrette Thierry Perrin. "Nous sommes déjà la première obédience, puisque le GO gonfle ses chiffres, déclarait il y a un an François Stifani à L’Express. La Rue Cadet ne l’accepte pas, car elle veut conserver le leadership politique et social." Avec un objectif d’au minimum trois ou quatre initiations par loge chaque année, ce sont donc près de 6000 nouveaux frères par an que la GLNF doit accueillir dans ses temples.

En juin 2009, le grand maître crée une commission des affaires intérieures, dont les conclusions, remises trois mois plus tard, sont alarmantes : "La croissance des effectifs, [...] insuffisamment maîtrisée, [...] comporte un risque mortel pour l’ordre." Résultat, Jacques Perret, 68 ans dont la moitié en maçonnerie, est démis de la présidence de la commission. François Stifani l’accuse : "Mauvais esprit, comploteur et manoeuvrier, vous retrouvez les démons du passé, ces rêves de révolution de palais", avant d’ajouter : "Les faits et propos qui m’ont été rapportés ont été communiqués au grand porte-glaive [procureur de la justice maçonnique]." Le boss de la GLNF a vite le verbe assassin pour ses frères en disgrâce. Utilise-t-il des "fiches d’évaluation" avec "les points forts et les faiblesses", comme celles qu’il avait demandé, en juillet 2008, aux grands maîtres provinciaux de rédiger sur leurs officiers ?

Comploteur et manoeuvrier, vous rêvez de révolution de palais

"La fuite en avant dans la course aux effectifs a d’abord une cause financière", affirme Jacques Perret. Afin d’accroître le nombre de loges, il faut bien acquérir de nouveaux temples. Le grand maître a aussi besoin d’argent pour financer sa politique de communication et de relations publiques. Un appartement de 260 mètres carrés a été acquis avenue de Wagram, à Paris, pour un coût total de près de 2,5 millions d’euros. "Un lieu de réunion mieux adapté et plus conforme au statut actuel de l’obédience", explique François Stifani à ses frères, dans une lettre interne. Il s’agit d’y recevoir "les acteurs majeurs de la société civile, les politiques, les intellectuels ou les religieux, au bénéfice de la renommée de notre maison !". Sur les blogs contestataires, les frangins expriment pourtant leur incompréhension : le siège luxueux de la GLNF n’était-il pas suffisant pour les hôtes de marque de l’obédience ?

Et il y a ce fameux "cabinet fantôme" où ont été intégrés des hauts fonctionnaires comme Guillaume Jublot, chef de cabinet (UMP) de Christian Blanc, secrétaire d’Etat au Développement de la région capitale, ou Frédéric Lacave, chef de cabinet du préfet de la région Ile-de-France. Grâce à eux, explique François Stifani, "nous avons rencontré plusieurs ministres, de hauts fonctionnaires, d’importantes autorités spirituelles et religieuses". Dans quel objectif ? "Participer aux réflexions sur les fichiers, les spiritualités, le droit au logement des plus démunis, la lutte contre les exclusions, l’émergence de nouvelles religions, le communautarisme, l’intégration, etc." Sauf que les frères se demandent légitimement comment de telles contributions peuvent être produites, puisqu’au sein de la GLNF "toute discussion ou controverse politique ou religieuse" est catégoriquement interdite.

"François Stifani a fait don de son obédience à Nicolas Sarkozy"

En février dernier, révèle La Lettre de L’Expansion, François Stifani a remis à Nicolas Sarkozy un "rapport sur l’organisation des musulmans de France, [évoquant] la création d’une nouvelle instance non cultuelle, mais à caractère social et indépendante de toute puissance étrangère". Le grand maître explique au site Internet Hiram.be qu’il a "rencontré différentes personnalités laïques et religieuses et recueilli leur avis" avant de formuler sa proposition, qui "manifeste l’idéal de fraternité universelle porté par les francs-maçons". Au même moment, Brèves, la lettre interne de la GLNF, confirme que la suggestion à Nicolas Sarkozy lui a été faite par François Stifani "en tant que grand maître de l’une des principales obédiences maçonniques françaises". Pourtant, un mois plus tard, devant L’Express, ce dernier ne parle plus que d’une "réflexion à titre personnel". A-t-il pris conscience d’avoir été trop loin, d’avoir heurté nombre de ses frères peu habitués à de telles interventions au plus haut niveau de l’Etat ?

"François Stifani s’agite beaucoup pour faire croire qu’il est le seul à pouvoir exercer une influence en tant que tel, observe Alain Bauer, ancien grand maître du Grand Orient et proche de Nicolas Sarkozy. Dès qu’il voit un conseiller de l’Elysée, il lui propose ses services." C’était bien l’objectif de ce "cabinet fantôme", officiellement dissous depuis janvier dernier : établir des relations entre la GLNF et le monde profane, notamment les cabinets ministériels, un domaine où le GO avait une bonne longueur d’avance. De quoi agacer le patron de la GLNF, surtout parce qu’il se sent en phase avec les options du président de la République. "François Stifani a fait don de son obédience à Nicolas Sarkozy, raille Pierre Lambicchi, grand maître du GO. Mais je ne sache pas que le locataire de l’Elysée ait apprécié." Le patron de la GLNF laisse apparaître sa jalousie de n’avoir "même pas été honoré de la présence d’un ministre ou d’un secrétaire d’Etat", pour la Conférence mondiale des grandes loges régulières de 2006, alors qu’en 2003 le 275e anniversaire du GO avait attiré le président de la République et la moitié du gouvernement.

"J’ai la lourde tâche d’être un guide spirituel"

"En deux ans, la GLNF a acquis une existence sur le plan médiatique, se console François Stifani. C’est vrai que nous avons pris des risques, mais nous avons retiré un bénéfice inestimable d’image, de considération et de respect." La "Rue Pisan" partait de bien bas. Au début des années 2000, de nombreux frères de la GLNF sont éclaboussés par des affaires largement médiatisées. L’obédience est violemment attaquée par Alain Bauer, alors grand maître du GO, qui appelle à la "karchérisation". Côté Grande Loge de France (GLDF), son grand maître d’alors, Michel Barat, accuse la GLNF d’interdire à ses membres de visiter les autres obédiences... tout en les laissant fréquenter les fraternelles affairistes, notamment celles du BTP. Une pleine page de publicité est même achetée dans Le Figaro, afin que ses lecteurs cessent de confondre GLDF et GLNF !

L’époque a changé. Et François Stifani a ouvert les portes des temples aux caméras de télévision. En mai 2009, Canal+ montre pour la première fois une tenue de grande loge où des centaines de frères font l’inquiétant "signe d’ordre", un mouvement de la main sur le cou signifiant "j’aimerais mieux avoir la gorge coupée que de révéler les secrets qui m’ont été confiés", et le défilé de dignitaires africains. La caméra s’attarde sur l’un d’entre eux, qui remet au grand maître français une enveloppe et sur un autre, qui offre un cadeau de chez Cartier. Pour bien des frères, l’image est déplorable. C’est sûr, François Stifani mouille sa chemise sur les plateaux de télévision. Et, parfois, sa vraie nature transpire : "J’ai la lourde tâche d’être un guide spirituel, déclare-t-il en mai 2008 aux téléspectateurs de TV 7 Sud-ouest. Les frères attendent beaucoup de moi." "Nous n’avons besoin ni de gourou ni de maître à penser", ont asséné les rebelles du 4 décembre 2009.

"Le grand maître de la GLNF est issu d’un consensus vers un homme providentiel, déclarait à L’Express, en 2005, François Stifani, à l’époque assistant grand maître. Il n’y a pas chez nous de démocratie." Aujourd’hui, il est à la tête de l’obédience, son discours a radicalement changé, niant ce qu’il reconnaissait auparavant : à la GLNF, le grand maître désigne son dauphin dans le cadre d’une succession monarchique. "J’avais pressenti la dérive autocratique", confie Jean Murat, 75 ans, chirurgien tourangeau à la retraite. En septembre 2007, il ose se présenter contre François Stifani devant les membres du souverain grand comité. Résultat : 26%. Un score très élevé, compte tenu de la tradition moutonnière de ce cénacle de dignitaires âgés si heureux d’arborer un tablier bleu. A l’époque, très peu de frères étaient gênés par la décision du Varois Jean-Charles Foellner, 66 ans, qui avait choisi comme successeur son avocat fiscaliste, administrateur de la Foellner Holding SA. Ce qui ne dérangeait pas hier scandalise les contestataires d’aujourd’hui, qui font montre d’un étonnant sursaut. "Jean-Charles ne m’a jamais payé 1 euro d’honoraires, se défend François Stifani, et je ne suis dans sa société que pour aider sa femme, djiboutienne, peu rompue aux affaires." Roukaya Foellner, 30 ans, a en effet été désignée PDG de la holding.

"La crise ne s’apaisera pas sans le départ de François Stifani", affirme Jean Murat. Les rebelles, qui prônent aussi une révolution démocratique, espèrent mettre en difficulté leur grand maître le 25 mars prochain, lors de l’assemblée générale où doivent être approuvés les rapports financiers. Avec des institutions monarchiques totalement verrouillées, les insurgés ont très peu de chances de renverser leur grand maître. Mais ils ont gagné la bataille de l’information en brisant la loi du silence maçonnique. La boîte de Pandore aux relents nauséeux demeurera ouverte.