Egalité et Réconciliation
https://www.egaliteetreconciliation.fr/
 

Le monde va finir

Par Charles Baudelaire (9 avril 1821 - 31 août 1867)

Pour l’anniversaire de Charles Baudelaire, nous publions aujourd’hui un extrait de Fusées, recueil de notes issu de son journal intime.

 

« Le monde va finir.

La seule raison, pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? — Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du Dictionnaire historique ? Je ne dis pas que le monde sera réduit aux expédients et au désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, que peut-être même nous retournerons à l’état sauvage, et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher notre pâture, un fusil à la main. Non ; car ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges.

Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien, parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou antinaturelles des utopistes, ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie.

De la religion, je crois inutile d’en parler et d’en chercher les restes, puisque se donner la peine de nier Dieu est le seul scandale, en pareilles matières. La propriété avait disparu virtuellement avec la suppression du droit d’aînesse ; mais le temps viendra où l’humanité, comme un ogre vengeur, arrachera leur dernier morceau à ceux qui croient avoir hérité légitimement des révolutions. Encore, là ne serait pas le mal suprême.

L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres États communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel ; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs.

Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie ? — Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s’enrichir, et pour faire concurrence à son infâme papa, fondateur et actionnaire d’un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer le Siècle d’alors comme un suppôt de la superstition. — Alors, les errantes, les déclassées, celles qui ont eu quelques amants et qu’on appelle parfois des Anges, en raison et en remerciement de l’étourderie qui brille, lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal, — alors celles-là, dis-je, ne seront plus qu’impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l’argent, tout, même les erreurs des sens ! Alors, ce qui ressemblera à la vertu, que dis-je, tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. Ton épouse, ô Bourgeois ! ta chaste moitié, dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l’idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera, dans son berceau, qu’elle se vend un million, et toi-même, ô Bourgeois, — moins poète encore que tu n’es aujourd’hui, — tu n’y trouveras rien à redire ; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses, dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent ; et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères ! — Ces temps sont peut-être bien proches ; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons ?

Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux — autant que possible — du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en contemplant la fumée de son cigare : « Que m’importe où vont ces consciences ? »

Je crois que j’ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors-d’œuvre. Cependant, je laisserai ces pages, — parce que je veux dater ma colère. »

Charles Baudelaire, Fusées, XXII, 1851

La littérature inspirée, c’est aussi chez Kontre Kulture :

 






Alerter

36 Commentaires

AVERTISSEMENT !

Eu égard au climat délétère actuel, nous ne validerons plus aucun commentaire ne respectant pas de manière stricte la charte E&R :

- Aucun message à caractère raciste ou contrevenant à la loi
- Aucun appel à la violence ou à la haine, ni d'insultes
- Commentaire rédigé en bon français et sans fautes d'orthographe

Quoi qu'il advienne, les modérateurs n'auront en aucune manière à justifier leurs décisions.

Tous les commentaires appartiennent à leurs auteurs respectifs et ne sauraient engager la responsabilité de l'association Egalité & Réconciliation ou ses représentants.

Suivre les commentaires sur cet article

Afficher les commentaires précédents
  • #380223
    Le 9 avril 2013 à 18:14 par Barry Mills
    Le monde va finir

    Non, le monde ne va pas finir... il ne va même jamais finir de m’étonner... c’est dire que je reste vivant... un peu avec vous ?

     

    Répondre à ce message

  • #380289
    Le 9 avril 2013 à 19:35 par Latin
    Le monde va finir

    Baudelaire, puissant et visionnaire ! Il avait préssenti.

     

    Répondre à ce message

  • #380292
    Le 9 avril 2013 à 19:36 par dtn69
    Le monde va finir

    Il faut donner le texte à Fabrice Luchini, avec un peu de chance il le récitera sur un plateau télé et assurera sa promotion.

     

    Répondre à ce message

    • #380813
      Le Avril 2013 à 15:26 par Gustav
      Le monde va finir

      Moi aussi je verrai bien Luchini lire un texte pareil ! et j aimerai bien

       
  • #380369
    Le 9 avril 2013 à 21:54 par zazi
    Le monde va finir

    Écrit absolument merveille, d’un sombre avenir. J’ai reconnu quelques personnes dans ces descriptions.

     

    Répondre à ce message

  • #380694
    Le 10 avril 2013 à 13:05 par matrix le gaulois
    Le monde va finir

    Quelques écrivains américains, plus tard, ont également eu ce genre d’observation sur réel :

    « Ce qu’il y a de plus pitoyable au monde, c’est, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à relier tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île placide d’ignorance, environnée de noirs océans d’infinitude que nous n’avons pas été destinés à parcourir bien loin. Les sciences, chacune s’évertuant dans sa propre direction, nous ont jusqu’à présent peu nui. Un jour, cependant, la coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel et sur l’effroyable position que nous y occupons qu’il nous restera plus qu’à sombrer dans la folie devant cette révélation ou à fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel obscurantisme. »

    H.P. Lovecraft

     

    Répondre à ce message

  • #380771
    Le 10 avril 2013 à 14:18 par Elkun
    Le monde va finir

    Bien qu’évoquant quelque chose du contexte de nos sociétés, le présent texte pue la mort. Beaudelaire m’a toujours fait chier. Un poète à proscrire ou à prescrire avec du valium.
    Je ne retiens de lui que les deux dernières strophes de la fin de son poème ’’les Phares’’, et encore... à condition d’en changer quelques mots :

    ’’C’est un cri répété par mille sentinelles,
    Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
    C’est un phare allumé sur mille citadelles,
    Un appel de partisans cachés dans les grands bois !

    Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
    Que nous puissions donner de notre dignité
    Que cet ardent courage qui roule d’âge en âge
    Et vient jaillir au bord de votre éternité !’’

     

    Répondre à ce message

  • #380956
    Le 10 avril 2013 à 19:51 par moulin
    Le monde va finir

    La question qui se pose est de savoir si Baudelaire aurait été Baudelaire sans l’opium, qui fut une source d’inspiration comme il ne reconnaît lui-même au demeurant,

    L’opium agrandit ce qui n’a pas de bornes
    approfondit le temps, creuse la volupté,
    et de plaisirs noirs et mornes
    remplit l’âme au-delà de sa capacité.

    Personnellement, je crois qu’un grand poète ne peut être toxicomane, et avoir de telles béquilles à sa disposition : son spleen et son paradis artificiel en ont fait une référence de la poésie mais à quel prix ? Je crois pour ma part, que cela retire tout mérite à ce Baudelaire, car sans cette drogue, qu’en aurait-il été ? Sans aucun doute, un résultat aux antipodes, et un Baudelaire qui ne serait pas ce Baudelaire là. Evidemment, il faut également se plaire à lire une poésie morbide, macabre qui prend son sens que si on la relit à sa vie d’homme tourmenté par la drogue et ses effets, et se procurant par là-même une source d’enrichissement tronquée et donc, non naturelle : il avait certes des prédispositions, mais ses recueils ne traduisent pas ce qu’un Baudelaire aurait naturellement été capable de produire sans nul refuge et remède de ce calibre.

     

    Répondre à ce message

    • #381293
      Le Avril 2013 à 11:28 par tokare
      Le monde va finir

      Si la drogue faisait devenir le toxicomane un génie poétique, il y en aurai des millions aujourd’hui rien qu’en France...

       
  • #381120
    Le 11 avril 2013 à 01:53 par goy pride
    Le monde va finir

    Le joueur généreux de Charles Baudelaire. Texte extraordinaire de clairvoyance !

    http://baudelaire.litteratura.com/?...

     

    Répondre à ce message

  • #381122
    Le 11 avril 2013 à 01:56 par goy pride
    Le monde va finir

    Une petit phrase tirée du texte Le joueur généreux :



    "Mes chers frères, n’oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas !"


     

    Répondre à ce message

    • #381981
      Le Avril 2013 à 10:48 par issa
      Le monde va finir

      Comme le dit le Sheik IMRAN HOSSEIN la réalité est inversée, les lumières sont les ténèbres et DIEU n’existe pas, alors seule la jouissance immédiate compte sans se soucier du salut de son âme d’où le mariage pour tous, un enfant quand je veux etc. Humanité perdue dans les lumières de voltaire.

       
  • #381681
    Le 11 avril 2013 à 21:03 par Balquis
    Le monde va finir

    puisque se donner la peine de nier Dieu est le seul scandale

    Tout est dit !

    Scandale est un bien petit mot...

    Nous voulons parler d’humanité, cesser de croire que vous êtes des primates et que les primates sont vos ancêtres...ancêtres ? nos ancêtres ne sont pas censés être mort ?

    restons humains.

     

    Répondre à ce message

Afficher les commentaires précédents