L’art contemporain comme nouvel art académique ?
Dans un siècle qui se prétend attentif à la nouveauté, à la pointe d’avancées triomphantes, l’art contemporain s’avère finalement très redondant et rébarbatif : un Ouroboros se mordant la queue en exprimant seulement six thèmes, qui se voient déclinés à l’infini avec l’argent du contribuable : la répétition (Andy Warhol, Cy Twombly), l’accumulation (Jean Pierre Raynaud, qui s’occupe de réinventer la bureaucratie, Daniel Buren), la déstructuration (le body art d’Orlan), la juxtaposition (Jacques Villegé, Bertrand Lavier, qui propose des « greffes » entre un réfrigérateur et un coffre), la concentration (César et ses compressions), et la superposition (Carl André, Bernar Venet).
- Marilyn Monroe, sérigraphie d’Andy Warhol
Bernar Venet qui, par ailleurs, se faisait tancer par Marcel Duchamp, qui disait de lui : « Venet vous êtes un artiste qui vend du vent ! ». Serge Gainsbourg, peintre reconverti dans la chanson, a même pointé la dérive débilitante de l’art contemporain en signant son premier livre Evguénie Sokolov, qui raconte l’histoire d’un pétomane vendant ses pets dans le milieu de l’art. Il sera malheureusement rattrapé par l’artiste Belge Wim Delvoye et sa Cloaca, machine à fabriquer… des étrons. Moquez vous de l’art contemporain : il recyclera votre critique ou vos idées les plus nulles en tentant de les faire passer pour de l’audace. L’art contemporain, en commençant avec un urinoir, additionnait les chances de finir dans la merde...Mais lorsque la transgression devient la norme, la tradition deviendrait transgressive ?
Le dernier livre de Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, nous en parle : un type qui se refait une santé dans le milieu de l’art en photographiant de banales cartes Michelin pendant que son père doit se faire poser un anus artificiel. Dans cette satire déguisée de l’art contemporain, où Jean-Pierre Pernaud devient hype, même la France profonde et traditionnelle peut se retrouver mangée par ce Moloch infernal ! Michelangelo, quant à lui, avait d’autres ambitions pour le medium artistique :
« Le plus grand danger pour la plupart d’entre nous n’est pas que notre but soit trop élevé et que nous le manquions, mais qu’il soit trop bas et que nous l’atteignions. »
Le problème aujourd’hui est qu’il est bas et que tout le monde l’atteint, nos impôts soutenant ce manque d’ambition.
Par ailleurs, les journalistes culturels sont toujours là pour servir la soupe en rappelant la dimension « trash » de l’art, avec cette fascination pour l’horreur et le sordide qui serait présente dans toute l’histoire de l’art (Guy Boyer dans L’Express notamment). Quelques peintres ont certes mis en représentation de telles scènes, mais cela n’avait rien à voir avec la production actuelle, monosclérosée sur ses tics redondant : c’étaient des œuvres marginales, personnelles et peu nombreuses qui n’étaient pas toujours montrées au public (Saturne dévorant ses fils de Goya était destiné à sa salle à manger et L’Origine du monde de Courbet est resté inconnu près d’un demi-siècle). Faire de la marge une norme, tout cela est très contemporain autant en politique qu’en art…
Serait-il utile de rappeler ce que Nietzche pensait dans son ouvrage Humain, trop humain des artistes et ce qu’ils ont oublié :
« Dans l’obnubilation de son travail créateur, le poète lui-même oublie d’où il tient la sagesse de son esprit, de son père et de sa mère, de maîtres et de livres de toutes sortes, de la rue et surtout des prêtres ; son propre art l’abuse, et il croit vraiment, aux époques naïves, que c’est un dieu qui parle à travers lui, qu’il crée dans un état d’illumination religieuse – alors qu’il ne fait précisément que dire ce qu’il a appris, sagesse et folie populaire pêle-mêle. Si donc le poète passe pour vox dei, c’est pour autant qu’il est réellement vox populi. »
Nietzsche n’est finalement pas si éloigné de la conception qu’à Schelling du génie ; à travers l’artiste, c’est la nature qui s’exprime : le devenir en général (métaphysique), le vivant (physiologie), l’économie des instincts humains (psychologie, morale, politique), l’éducation des instincts (la culture). L’art ne devient plus seulement le moyen d’une transcendance mais d’un travail de l’homme sur lui-même, sur le plan strictement immanent de la nature et du corps. Pour Emmanuel Kant enfin : « Le génie c’est la disposition innée de l’esprit par le truchement de laquelle la nature donne ses règles à l’art. » L’art crée de nouvelles normes, comme nouvelle jurisprudence. De nouvelles règles, héritées des anciennes, comme le fit Léonard de Vinci de son maître Verrocchio par exemple.
L’art peut il se passer de règles ? Un art périt de trop de règles et peut aussi dépérir de les récuser toutes. L’art sans règles, comme l’art contemporain où l’on sanctifie l’absence de talent, se rend élitiste et hermétique ; un art sans règle se dilue dans sa propre pratique. L’apparition du n’importe quoi, au nom de la dénonciation de la règle, devient un art narcissique qui se croit intelligent car il déjoue objectivement la règle. Mais si la règle c’est le Marché, l’art deviendrait il aussi pertinent ?
Les promoteurs de l’art contemporain et leur flair infaillible
Parmi les absurdités de ces nouveaux marchés, la fondation Cartier par exemple ira jusqu’au réductionnisme le plus total en faisant la promotion d’objets du quotidien mais surmontés d’une petite étiquette où l’on peut lire : « Art ». Lorsqu’on demande pourquoi il n’y a jamais personne du grand public pour aller observer ces objets usuels, on vous répond : « Il faut abandonner tout jugement, tout préjugé. » Peut être faut-il abandonner toute connaissance, toute intelligence, toute réflexion alors… Emmanuel Kant encore, répétait dans le « Jugement esthétique » qu’afin de juger il faut savoir comparer. Aujourd’hui il faut confondre tolérance et précaution, et surtout ne rien dire au final (comme devant l’art soviétique). Alors quels intérêts cette nouvelle Nomenklatura sert-elle ?
D’une part le Frac (Fonds régional d’art contemporain) favorise l’achat d’œuvres contemporaines plutôt qu‘anciennes, permettant ainsi de donner lieu à une réduction fiscale. D’autre part les institutions d’État comme les musées, au travers de leurs expositions temporaires ou permanentes, favorisent l’art contemporain avec le règne des subventions.
Avant, les musées avaient une vocation historique, à présent les expositions ont pour vocation de promouvoir l’art moderne telle la fondation Cartier. Yves Michaud, chercheur en sciences sociales étaye son point de vue :
« Il y a une crise proprement française parce que l’art français est un art d’État, subventionné donc sans aucune ambition. Mais le véritable changement, c’est quand on est passé à une forme d’art qu’on peut nommer “état gazeux”. Les œuvres ont disparu : il reste des expériences fugaces comme des parfums. C’est le succès du look, de la mode, des installations. »
De l’animation culturelle en somme, plus que de l’initiation au Beau, au Vrai.
- Cheval, de Maurizio Cattelan (Fondation François Pinault)
Ces expositions se font en location, car le pouvoir des galeries a perdu avec la crise. Ce système est encore pire, car il représente un certain prix, donc il y a une première sélection par l’argent. Ensuite il faut faire des cartes d’invitation, des mailings, réaliser une affiche, ce que les galeristes faisaient il y a encore peu de temps. Un investissement qui dans 90 % du temps n’est pas amorti, et ce système ne profite alors qu’à ceux dont les moyens financiers sont conséquents. Autrefois les galeristes avaient pour vocation de présenter des artistes qui avaient du talent, maintenant la barrière de l’argent s’en charge pour eux.
Par ailleurs les banques, en devenant des mécènes, font subir à leur personnel des environnements cauchemardesques. Une banque suisse à Genève a inauguré dans ses halls, bureaux et couloirs une formule nouvelle d’achat d’art contemporain : on achète plus ce qui est beau mais ce qui se vend. En plus des banques, les bibliothèques, les mairies, les abribus, les quais de métro, les jardins publics… rendant raison à cette phrase de Bourdieu : « Les classes moyennes manifestent de la bonne volonté culturelle à subir cela. » Certaines fois le public, plutôt friand d’art traditionnel, se fait « avoir » par des expositions ayant pour vocation de le tromper sur la marchandise : des photos d’œuvres classiques du patrimoine sont mises en avant avec une signature d’artiste contemporain comme unique plus-value.
Une transgression au service de Mammon
Un certain dirigisme d’État apparaît alors puissant, quand il concerne la création artistique, c’est la transgression créative – voire « performative » – obligatoire, c’est la non transgression qui devient transgressive. C’est le fameux « désobéissez-moi », psychologiquement ravageur, qui est à l’œuvre pour la fabrication d’un fonctionnariat aussi docile que schizophrène ; c’est la double injonction comme arme du pouvoir particulièrement terrifiante parce qu’insoluble, et c’est ce qui explique pourquoi, dans le personnel institutionnel, on trouve au mieux des cyniques ou des pervers, au pire de grands schizoïdes à tendance paranoïaque, ou de parfaits hébétés complètement lobotomisés.
Alors, comment cette forteresse de la boursoufflure délirante tient-elle encore debout, et pourquoi ne s’écroule-t-elle pas sur sa propre terrifiante inanité ? Eh bien tout simplement parce que ce dirigisme d’État est lui même dirigé, soutenu, conforté, par le business art international, qui est lui-même indexé à la grande finance, toujours prospère autant que sans foi ni loi ni régulation possible… Un financial art qui fournit donc à l’État le soutien financier et le modèle esthétique qui va avec. Et c’est ainsi qu’en toutes logique et impunité, M. Aillagon (ancien employé de M. Pinault, qui connaît la définition du « retour d’ascenseur ») utilise le château de Versailles et M. Loyrette le musée du Louvre pour la valorisation des produits artistico-financiers de M. Pinault, faisant ainsi monter leur cote, et permettent à tout ce milieu de faire fructifier leurs poulains et remplir leurs gains, sur le dos des contribuables. Henri Loyrette vit en despote sur le Louvre et ne laisse personne l’interviewer ou remettre en question sa politique (Didier Rikner vient d’en faire les frais). Seul le Louvre communique sur le Louvre, veuillez passer votre chemin s’il vous plait. L’avocat Roland Lienardt, dans le Petit Bréviaire de la corruption au ministère de la culture et de la communication, nous fait cas chaque mois des pantouflages illégaux au sein des fonctionnaires de la culture, nos nouveaux curés de l’art.
- Lobster, de Jeff Koons, lors d’une exposition au château de Versailles (2008)
C’est cette collusion structurelle entre pouvoirs publics et grands intérêts privés, entre l’art officiel et la finance internationale, entre spéculation intellectuelle et spéculation financière, qui garantit l’impunité de cet art contemporain d’État, où le conflit d’intérêt est inhérent ou consubstantiel, et qui compense son défaut de contenu ou d’intériorité, en développant à l’extérieur de lui une sorte d’enrobage d’épaisse crème fouettée relationnelle et communicationnelle, faite d’un mélange inextricable des genres, d’abus de biens sociaux, et patrimoniaux, de conflits ou prises illégales d’intérêts, etc.
La France et son patrimoine devient donc un show room pour faire plaisir au porte-monnaie de quelques riches n’habitant plus ici, et l’État a choisi un dogme « conceptuel » (qui ne dit rien, ne dérange rien) afin d’écarter les vrais plasticiens (peintres, sculpteurs, dessinateurs…ingérables car « réacs »), d’introduire le copinage, les artistes à dossier (faux rebelles) et les intellos ratés afin de phagocyter toute création visant la simple et pure beauté.
Depuis quand n’a-t-on pas été ébloui par le travail d’un artiste ? Où est partie la beauté ? Comment être guidé dans un moment fatidique, vers l’intelligence d’une matière qui ne cesse de se dérober à elle-même ? Jean Clair avait déjà perçu dans ses chroniques Temps des avant-gardes que ce barnum de l’art contemporain ne serait qu’un étrange marché aux fins indéterminées. Si le vrai pouvoir est économique, pourquoi l’art ne le remet-il pas en question, au lieu de véhiculer les preuves de sa complicité ? Pour l’écrivain Georges Darien, la question trouve une réponse : les artistes se divisent en deux catégories, ceux qui aident à tourner la meule qui broie les hommes et leur volonté, et ceux qui chantent la complainte des écrasés (ce que Georg Lukacs explique plus longuement dans La Théorie du roman : l’art soit comme serviteur du pouvoir, soit comme guide). À la question souvent entendue : « Est ce que l’art sert à quelque chose ? », notre époque semble avoir trouvé une réponse : servir le monde de l’argent.
- Cloaca, de Wim Delvoye