Entrée dans la modernité et prémices des Artisans du Vide
L’invention de la gouache dans ce XIXe siècle riche en événements permet aux artistes de sortir des ateliers pour aller se coltiner au vivant, d’arrêter les poses interminables et regarder le monde bouger, en mouvement, dans une représentation beaucoup plus mentale et subjective. Ce sera l’arrivée des impressionnistes, qui inaugurera l’ère moderne en peinture. Le qualificatif fut toutefois utilisée de manière péjorative à leurs débuts tant les sujets « populaires » et « flous » marqueront les ricanements de la bonne société de l’époque. Mais à une époque où chaque décennie voit l’arrivée d’une invention marquante, modifiant les mœurs et altérant le paysage, les impressionnistes sont malgré eux plus en phase avec le monde contemporain que les peintres représentant des dieux romains.
- La peinture académique sous le Second Empire : Pollice verso, de Jean-Léon Gérôme
En effet, après 1848 ceux qui ont la fonction de travailler pour le beau, non plus au service de l’ordre divin, mais dans le souci du nouveau bien (Droits de l’Homme, profit, progrès...) ont de plus en plus de mal à travailler pour les puissants du monde. Parmi les stratégies d’évitement (le dandysme, l’art pour l’art, le spleen...) qui expliquent cette prise de conscience, beaucoup d’artistes allèrent s’occuper des pauvres (Delacroix ou même Céline en littérature) afin d’expier le fait que quoiqu’ils fassent, ils ne seraient à jamais que des amuseurs bourgeois (Fernand Léger ou même Picasso iront jusqu’à s’engager au Parti Communiste). Van Gogh perpétuera la tradition d’un art au service de la transcendance dans un monde désenchanté et sera le dernier des impressionnistes à refuser d’être artiste de cour.
De tous ces impressionnistes insolents, Cézanne, fait une découverte importante à travers son travail – à priori simple de par son sujet – dans le tableau La Table de cuisine (autour de 1890) : au lieu de regarder l’ensemble de son sujet par un seul point de la perspective, il décidera qu’après 400 ans, lorsqu’on regarde quelque chose, c’est une action semblable à celle d’une femme essayant une robe dans une boutique ou un homme essayant une voiture chez un concessionnaire : on tourne autour, on se rapproche, on rentre dedans et le point de vue se modifie selon notre position. Si Cézanne a envie de regarder une pomme, il la prend dans sa main et la peint telle qu’il la voit de ce point de vue. S’il a envie de voir la chaise derrière, il se met sur la pointe de ses pieds et peint ce qu’il observe. Cela casse les perspectives et les codes de représentations de manière fine (il faut bien regarder la peinture pour observer les différences d’anatomie des fruits ou du sol pas vraiment horizontal derrière la table).
Pas loin de cinq années plus tard, un autre outil de représentation, le cinématographe, inventé par les frères Lumière, sera concomitant de la technique de Cézanne : un plan/point de vue par objet regardé. De L’Arroseur arrosé à L’Entrée du train en gare de la Ciotat, le cinéma, comme Cézanne, s’attachera à montrer l’objet ou le sujet filmé dans son entièreté, en un seul et même plan (l’école anglaise de Brighton ainsi que les premiers longs métrage de D. W. Griffith apporteront le montage comme outil de plus à ce nouveau medium, permettant un découpage de plusieurs points de vues dans une même scène filmée).
- La rupture impressioniste : La Table de cuisine, de Paul Cézanne
Mais cette destruction de la perspective annonce aussi la destruction de la perspective humaine et plus seulement divine. La guerre 14-18 qui arrive quelques temps après sera la plus grande boucherie humaine sur le terrain de la guerre et les – grands – artistes s’illustrent encore par précognition, comme ces animaux qui annoncent l’orage par instinct, alors que les hommes ne sentent rien (le fameux « mystère de la création artistique » ainsi que les raisons qui poussent à dire « ces artistes ont été en avance sur la société »), en montrant dans leur style ce monde à venir, où l’avenir serait sombre et désenchanté (« no future » ?).
Picasso a alors 20 ans lorsqu’il a reproduit à titre d’« entraînement » les principales œuvres du Louvre (c’est un excellent peintre figuratif à l’origine). En 1907 il se déplace à une exposition de l’œuvre de Cézanne qui a peint la montagne Sainte-Victoire sous tous les angles et se rend compte de son génie : en quelques temps, Picasso annonce que la peinture n’aurait plus « un point de vue par objet/sujet peint » mais « plusieurs » points de vue en même temps ! Peindre une femme à la fois de profil et de face : il invente avec son ami Braque le cubisme. Dans le cubisme, le temps supplantera l’espace en le contractant (le cinéma illustrera le même tournant avec l’arrivée du montage dans les années 1910), les perspectives seront brisées et la guerre la plus meurtrière détruira en Europe les restes des monarchies et de l’Ancien Monde, cher à Nicolas Poussin, pour entrer au XXe siècle.
La musique prendra alors la même direction en quittant le romantisme pour atteindre le dodécaphonisme, abolissant harmonie et mélodie, ne laissant qu’une atmosphère de sons bien architecturés mais peu emportés par les torrents d’émotion du compositeur (l’école de Vienne). Le jazz sera quant à lui l’antidote jamais compris face à ce nouveau mouvement, mais le XXe siècle sera le siècle de la « tabula rasa », de la destruction de toute tradition, des structures politiques qui leur sont rattachées et de plusieurs boucheries dévastatrices sur les hommes.
L’art « moderne » se conçoit alors comme un antiprogrès évident : plutôt que d’assimiler et additionner toutes les nombreuses avancées accumulées au cours des siècles, chaque artiste se faisant le transmetteur d’un savoir ancestral qu’il relaie par son travail pour une génération nouvelle, l’art moderne choisit plutôt le retrait, la soustraction. Dans l’art figuratif, il existe sept outils de représentation du monde : l’anatomie, la physionomie, l’espace, la lumière, la texture (figurative ou imaginaire), le temps et la narration. Bien que le surréalisme mélange ces outils grâce à la folie d’un Salvador Dali entre autres, l’art moderne, et surtout l’art abstrait, se coupent alors définitivement du figuratif, en ne conservant que cinq outils (physionomie et anatomie partent en vacances). Les visages, les émotions sont décrétées « ringardes » par un marché de l’art montant et arrogant car vivant dans le complexe d’avoir raté les impressionnistes en leur temps. L’hyperréalisme ou Edward Hopper donnant encore un peu dans le figuratif néoclassique, mais ne laissant aucun disciple.
- Portrait de Daniel-Henri Kanhweiler, de Picasso
Marcel Duchamp ou la porte des Ténèbres du XXIe siècle
L’art contemporain commence à faire son apparition. Non plus en tant que réalité (tout art d’une époque lui est contemporain) mais en tant que Dogme.
À l’origine, le facétieux Marcel Duchamp et ses œuvres basées sur le « concept » que sont les « ready-made » offrent une radicalité et un point de non-retour fatal à l’Histoire de l’art : avec lui, tout est art donc rien ne l’est (de l’urinoir The Fountain au film La Baronne rase ses poils pubiens). La posture gratuite, le pied de nez, ou le happening, tout conduisant à l’esprit ludique, tel un définitif LA sonné à l’art contemporain, en rupture totale avec l’esprit tragique des conservateurs qui aiment la beauté et s’en émouvoir. Le terme « plasticien » fait son apparition, et du pop art au cinétisme, tous les artistes en vogue auront leur dette envers Duchamp. L’art contemporain devient dominant et vise à liquider le capital accumulé pendant des siècles par les artistes : culture, savoir-faire, esthétique, spiritualité, idéalisme.
Aujourd’hui les artistes figuratifs (André Tzapoff, Robert Combas) sont ignorés à tel point qu’on a l’impression que l’art classique n’existe plus de nos jours. Il a été remplacé par des œuvres consacrées par l’infantilisme (Murakami, Jeff Koons), le déni du savoir-faire (par comparaison, Michel-Ange mis trois années pour accomplir la chapelle Sixtine, trois cents anatomies différentes, une image-clé marquant les esprits d’où part toute la création du monde…), la provocation (Piss Christ), l’absurde (Maurizio Cattelan, de loin le plus drôle, envoyant un imposteur répondre à ses interviews notamment), ou le sadisme (l’exposition Hey ! part II visiblement satanique, où l’on apprend de l’aveu même de la galériste que ce délire tout à fait repoussant vise à « exterminer tout ce qu’on nous apprend depuis tout petit » – vers une destruction des valeurs naturelles en somme). Un gaspillage voulu et décrété dont l’écrivain Marc-Edouard Nabe avait pointé cette gabegie dans Au Régal des vermines :
« C’est une pitié de voir encore des types croyant détruire les grandes valeurs bourgeoises du XIXe siècle, chercher le scandale, l’athéisme, l’érotisme, la liberté, la justice dans un siècle qui est entré dans le monde avec de si formidables idéocides ! »
Nous sommes au XXe siècle, alors qu’est ce qui bloque ainsi les artistes dans ce vortex infernal ?
Il faut rappeler qu’au long de la IIIe et de la IVe République, l’État français est intervenu, par principe, le moins possible dans la vie artistique et culturelle. Il s’est limité dans ce domaine à ses fonctions strictement régaliennes. Faisant par ailleurs confiance à l’expertise du milieu de l’art lui-même. Cette période a été une des plus brillantes de la vie artistique. Paris est devenu le lieu de rencontre du monde entier dans le domaine des arts. Artistes et amateurs y recherchaient son exceptionnel milieu de l’art, aussi divers et imprévisible que fécond. Jusqu’à l’arrivée « libératrice » des américains au seuil de la seconde guerre mondiale qui, en privilégiant l’action painting ont déplacé le centre névralgique pictural de Paris à New York (pendant que Léon Blum en ouvrant un « marché libre » a finalement servi à américaniser le Cinéma Français). En 1958, la VeRépublique crée néanmoins sous l’égide d’André Malraux, un ministère dans le but de mettre la culture à portée de tous.
En 1981, le ministère de la Culture change de politique et ambitionne de devenir un ministère de la Création. La « Direction des arts plastiques » prend une importance majeure et se voit dotée de nouvelles institutions en 1983. Elle devient un ministère au cœur du ministère. Le « délégué des arts plastiques » fait concurrence au ministre car il dispose, cas unique dans l’administration, de son propre corps de fonctionnaires, les « conseillers » et « inspecteurs de la création ». Ces derniers ont le titre d’ « experts » et ont pour mission de diriger l’art. Autodidactes pour la plus part, ils sont recrutés dans l’urgence.
Dix ans plus tard, en 1993, Jack Lang institutionnalisera ces vacataires et créera un corps administratif inamovible, recruté sur concours et à l’abri d’un statut très particulier, une exception administrative. Il est vrai que leur mission est hors normes : juger ce qui est de l’art ou non, décréter ce qui est bon ou mauvais. Ils sont au-dessus des lois qui régissent la fonction publique, sur la question des marchés notamment. Dans leurs fonctions d’achat et de commande publique, il est admis qu’ils n’ont pas de justifications ni de critères à donner.
Ainsi, ils ont largement échappé pendant trois décennies aux organismes de contrôle propres à l’administration : Cour des comptes, Conseil d’État, Inspection des finances. La chose ne se fera pas néanmoins sans étonner quelques spécialistes de l’administration. Le sociologue Vincent Dubois, en 1999, fait paraître un rapport : La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique. Il souligne l’étrangeté et le caractère « flou » et utopique de cette nouvelle activité de l’État dont le principe est schizophrénique : « L’affirmation d’un caractère anti-institutionnel des institutions de la politique culturelle. » Il avait noté avec surprise que le ministère de la Culture se voulait en quelque sorte un ministère subventionnant la transgression de toute chose.
Le philosophe Emmanuel Kant décrétait que c’est le temps et la constance dans le cœur du public qui était le meilleur critère d’évaluation d’une œuvre, quelque soit l’époque ou le régime en place, si une œuvre était toujours comprise et bien-aimée, c’est qu’elle est importante. Aujourd’hui le régime en place a préféré Marcel Duchamp à Kant comme boussole du jugement artistique, sachant que ce dernier symbolise la disparition des œuvres. Avant le discours se cachait derrière l’art, aujourd’hui l’art se cache derrière le discours, la note d’intention prétentieuse pour justifier la paresse et l’indigence du savoir-faire.
- L.H.O.O.Q., de Marcel Duchamp
(Fin de la deuxième partie)