L’art contemporain subit de plus en plus une collusion avec le monde de l’argent de l’hyperclasse et avec nos institutions publiques, qui lui sont dévouées à des fins souvent peu scrupuleuses. « L’art est une idée qu’on exagère », disait Julien Gracq. Mais exagère-t-on l’importance de l’art contemporain ? Et si oui, s’agit il d’un hasard de notre temps ou sert-il des intérêts bien définis ?
L’art a notamment toujours existé et ce, dans toutes les cultures, chaque peuple ayant ses mythes sculptés, joués, représentés, écrits, chantés… De l’art rupestre à l’Antiquité, les hommes ont pu recréer leur vie afin de façonner leur idée du Beau, de la transmettre et de se raconter tels qu’ils se voient. Cependant un basculement important eut lieu avec la naissance du christianisme, faisant entrer l’Europe dans un nouveau calendrier et dans de nouveaux codes de représentation, afin de véhiculer au mieux la parole du Christ et de l’Église dans le monde connu.
Genèse de l’art occidental
L’explosion de l’art byzantin en peinture et sur les vitraux est concomitante de la volonté de l’Église de communiquer à des gens – pas forcément tous scribes et alphabétisés mais bien souvent ruraux – le message par la force des images de la Bible (icônes). Un élément diffère néanmoins de ce que l’on peut trouver dans tout l’art antique (où le monde des dieux est inspiré de celui des hommes) : le monde représenté doit être un idéal, celui de Dieu, loin de la vulgarité terrestre ; un idéal qu’il faut atteindre, par la pratique de la prière et l’application des paroles de Jésus-Christ. Les peintures de Cimabue sont exemplaires de cette recherche d’harmonie et de symbolique pure par le hiératisme du style et s’applique à bien s’éloigner de toute représentation du réel. L’art byzantin passe à l’art roman ; le monde occidental se christianise de plus en plus jusqu’à devenir une totalité spirituelle et culturelle.
- La Maestà de Cimabue
Alors pourquoi éprouve-t-on le besoin de représenter la perspective ? À la Renaissance, la transmission des écrits grecs de l’Antiquité par Averroès, qui les a traduits, permettant des (re)découvertes mathématiques, oriente le regard acéré des peintres vers plus de réalisme et vers plus de recherche. La découverte du Nouveau Monde aussi, repousse les limites terrestres des hommes, monde ignoré des récits bibliques. Les hommes auront leur « temps » à jouer dans l’espace terrestre et l’effervescence de toutes sortes de savoirs (imprimerie, médecine, anatomie, alchimie, architecture…) stimulera autant les sociétés italiennes que les peintres qui en sont issus (Florence comme centre névralgique).
La perspective apparaît d’abord comme un trucage et l’on tâtonnera à la représenter au mieux : par le sol ou le plafond ? Le sol sera choisi dans la logique du réalisme formel (l’école Italienne dont Alberti, figure incontournable du Cuatrocento fixera les normes avec son manuel). S’oppose à cette école de représentation l’école Flamande, qui sera l’école du réalisme optique (Jan Van Eyck mais surtout Giotto, dont l’anecdote la plus connue sur son talent est qu’il fut repéré par le pape car il savait dessiner un cercle parfait à main levée). Léonard de Vinci alliera les deux techniques de représentation, parmi les nombreuses contributions qu’il accomplira en peinture.
L’âge d’or de l’art classique
La Renaissance illustre donc le passage de la 2D à la 3D (en musique, on passera au même moment du grégorien au polyphonique). Il y a un changement de l’espace en musique comme en représentation, qui illustre – consciemment ou inconsciemment – l’approfondissement du champ de savoir de l’homme, ébloui par ses découvertes. Mais si l’homme commence à prendre de l’orgueil sur le monde que Dieu lui a donné, que devient Dieu alors ? L’œuvre de La Flagellation de Piero Della Francesca illustre le début du basculement. En représentant le Christ dans un monde d’hommes (dans le temporel humain et non divin, donc un monde fini où l’on vit en mortel), le peintre ne le sait pas mais la perspective devient autant stylistique que symbolique en signant la fin du Christ dans le temporel (les droits de l’homme se chargeant plus tard de déloger le Christ dans la loi des hommes). La fin du monde divin sur Terre s’annonce alors en peinture et le mouvement sera lent, mais présent (réforme protestante, montée des bourgeois et des marchands guidés par Mammon à travers leur influence sur l’aristocratie jusqu’aux révolutions).
- La Flagellation du Christ de Piero della Francesca
Outre les innovations sur la représentation de la lumière, qui fera les beaux jours de Vermeer ou de Rembrandt, la grande peinture restera sur les codes italo-flamands pendant près de 400 ans. L’école de Fontainebleau triomphe et les commandes royales se font la gloire de la monarchie et de ses exploits (les collections du musée Condé et les carrières de Goya, Rubens). Le baroque explose dans les cours européennes. Néanmoins des révolutions ne tarderont pas à faire basculer le monde vers l’industriel, le matériel, éloignant Dieu de plus en plus des représentations humaines. Jacques-Louis David se fera le témoin de ces événements, devenant le chef de file de la nouvelle peinture, et sublimera les soubresauts du Directoire à l’Empire.
La peinture classique sera ensuite supplantée au XIXe siècle par l’art « pompier » aux yeux de l’Académie : une peinture faite en atelier, selon des normes d’observation optique se transmettant depuis près de 400 ans sans beaucoup de modifications. Les sujets se focalisent beaucoup sur l’Antiquité (le travail de Gérôme par exemple inspirera le réalisateur Ridley Scott pour son Gladiator) et s’éloigne des bouleversements offerts par le XIXe siècle. On invente le moteur, le train, l’électricité, le télégraphe pour communiquer à distance, tout bouge et même la photographie nait comme concurrente principale, alors qu’en atelier, on reste sur La Naissance de Vénus et autres Crépuscule des Dieux très romantiques. En dehors d’un Géricaut et son Radeau de la méduse illustrant un fait contemporain dramatique ou bien le travail de Delacroix, seuls Gustave Caillebotte ainsi que quelques autres s’intéresseront à des sujets prosaïques de la vie quotidienne, Caspar David Friedrich soulignera la beauté de la nature comme personne en son temps et Ingres aura son quart d’heure exotique. On peut concéder que les artistes sont alors en pleine possession de leur art et des techniques de représentation les plus affinées.
- L’Ecole d’Athènes, fresque de Raphaël
(Fin de la première partie)