Le philosophe, passé en 40 ans de la gauche à la droite, l’antisémitisme étant selon lui passé de la droite à la gauche (ils se sont peut-être croisés), a cette chance de pouvoir s’exprimer partout, contrairement à ses adversaires : il a son émission de radio, une invitation permanente sur les plateaux télé, et publie livre sur livre, une petite trentaine à ce jour. Le souci de Finky, c’est son humanisme, qui s’arrête à la porte de son judaïsme. Un cloisonnement qui lui joue des tours, car c’est là que ses adversaires l’attaquent. Ce 31 janvier 2014, sur BFMTV, Jean-Jacques Bourdin va l’entraîner doucement sur ce terrain glissant. Et là, sans lamentation, pour une fois, le politique déguisé en philosophe va nous faire un dérapage éclatant.
Maître Finky tenait en son bec un fromage…
Bourdin : « Une fois n’est pas coutume, c’est ce qu’on a coutume de dire. Ce matin, ce n’est pas un invité politique qui est face à moi, c’est un philosophe écrivain, Alain Finkielkraut bonjour. »
Grosse erreur : Finky est le plus politique des philosophes. Cela fait maintenant 30 ans que le penseur descend dans l’arène publique pour défendre ses idées, éminemment politiques. Pour les non-initiés, Finky rend responsable de l’effondrement de l’école en particulier et de la société en général les hordes de musulmans sous-cultivés (et leurs angéliques protecteurs de gauche) qui en plus n’adhèrent pas à la culture française. Certes, il se démarque légèrement de ses anciens amis qui ont fait Mai 68 – et défait un peu la France – mais sans trop s’appesantir. Pour lui, le grand danger, c’est l’Islam. Était-ce la peine de faire de si belles études et de lire autant d’ouvrages pour arriver à la même conclusion que Bush, qui n’a lu qu’un livre, la Bible ?
« Il y a quelque chose dans la gauche que je n’aime pas, c’est la position de surplomb moral. On regarde les autres de haut puisqu’on parle au nom de ceux d’en bas. »
(Finkielkraut, l’imparfait du présent, documentaire de Ilana Cicurel et Cathie Lévy, diffusé sur France 5 le 30 avril 2010)
Finky symbolise bien le parcours de l’intellectuel de gauche universaliste qui s’est métamorphosé en politicien communautaire de droite. En effet, qu’il le veuille ou non, Finky n’a pas le même regard critique sur la religion de ses coreligionnaires. Ses prises de position sur Israël, appelant de ses vœux la création d’un État palestinien, ne mangent pas de pain et n’en font certainement pas un ennemi d’Israël et de sa politique. Non, l’essentiel de son travail est ici, en France. Un intellectuel fournit des armes conceptuelles aux hommes politiques pour vaincre leurs adversaires dans le débat d’idées. C’est ainsi que Finky a été invité à un petit-déjeuner de l’UMP. Sartre était monté sur un tonneau, Finky aura déjeuné avec Copé, le représentant de la droite libérale à morale variable… Tout ça pour ça !
« On s’est installé dans l’idée, d’une France, qui doit expier ses forfaits : la Shoah, le colonialisme, la traite des Noirs. »
(Finkielkraut, l’imparfait du présent)
Nous avons laissé en bloc des 9 dernières minutes de l’entretien, ôtant ici et là quelques répétitions sans importance pour le débat. Qui prend un tour violemment intéressant lorsque Bourdin évoque sans prévenir « le complot sioniste ». Un sujet brûlant, mais vendeur. À moi les complotistes, à moi la grosse audience ! Traité de populiste par le reste de la planète média, à commencer par Elkabbach, dont Canteloup est le porte-flingue, Bourdin n’a cure, il est le pilier de RMC, et deux millions d’auditeurs le protègent de toute attaque extérieure, comme la coquille magnétique des envahisseurs de Battleship.
Bourdin et le complot sioniste
Bourdin : « Je sais déjà qu’on va parler évidemment de complot sioniste.
– À propos de nous ?
– À propos de vous, à propos de moi. Moi on m’accuse sans cesse d’être comment, comment vous dire, de subir le complot sioniste. Ce complot sioniste ça vient d’où et qu’est-ce que ça veut dire ?
– Alors euh, c’est intéressant que vous disiez cela parce que lorsque Dieudonné Soral ont constitué leur liste antisioniste pour les élections européennes, ils ont été rejoints par le président des chiites de France qui a eu cette phrase extraordinaire, “derrière chaque divorce en France il y a un sioniste”. Le complot sioniste, c’est, un véritable, délire, qui, si vous voulez, tient au fait, enfin, s’explique, ne se justifie en rien, mais s’explique sans doute par le fait qu’aujourd’hui, la souveraineté, semble avoir été transférée des États, aux marchés. Naguère, quand on avait un discours idéologique simpliste, le Mal avait une adresse, on disait les États-Unis d’Amérique, l’Amérique de Nixon, aujourd’hui c’est la finance, la finance invisible, et le juif, si vous voulez, est là effectivement, pour incarner, cette finance invisible, dans cette espèce de monde où on n’arrive pas à se repérer, dans ce monde où on cherche un maître, on cherche un responsable, le juif insaisissable si vous voulez, la figure maléfique du juif tentaculaire reprend du service. »
Bourdin : « Mais c’est vrai pour le musulman aussi…
– Non je crois justement que l’antisémitisme est très spécifique, on ne parle que de complot juif.
– Antisionisme ou antisémitisme ?
– Alors ça c’est très intéressant : l’antisionisme, c’est-à-dire l’attitude qui consiste à critiquer la colonisation dans les territoires occupés est tout à fait légitime, il est même explicable !
– Vous condamnez cette colonisation ? Vous, Alain Finkielkraut ?
– Moi je suis favorable à la création de deux États, donc je pense qu’il faut que la colonisation s’arrête, donc je pense que il faudra démanteler un certain nombre d’implantations pour que l’État palestinien soit viable, je le dis, je le dis depuis 30 ans, et je continue et je continuerai à le dire. Mais je comprends même ceux qui disent écoutez, le projet sioniste n’était pas viable, il faut un État binational. Je m’y oppose de toutes mes forces mais ce n’est pas de l’antisémitisme. L’antisémitisme commence quand on voit les sionistes partout ! Quand justement le sionisme perd sa réalité géographique, ce n’est plus Israël ou Israël est en Amérique, l’antisémitisme commence quand on dénonce, avec Dieudonné, la domination sioniste en France, l’occupation sioniste en France. Là nous sommes en plein antisémitisme, et le racisme antumusulman existe, mais il est d’un autre ordre. On ne reproche pas ça aux musulmans.
– Est-ce que l’interdiction des spectacles de Dieudonné est une atteinte à la liberté d’expression ?
– Oh ben écoutez d’abord arrêtez avec la liberté d’expression, la liberté d’expression c’est une vache sacrée, c’est un fétiche, écoutez, l’expression a, a la parole, y a d’autres valeurs de la parole, il y a la, la, la, la correction syntaxique, l’élégance stylistique, la pertinence intellectuelle, etc. où, là, le respect des vérités de fait, on nous parle exclusivement de liberté d’expression et c’est ainsi que Internet, euh, devient un immense cloaque, où les sphincters de la liberté, justement, ne cessent de, euh, de déverser leur, leurs productions innombrables ! Donc je pense qu’il était indispensable d’interdire les spectacles de Dieudonné puisque précisément il ne respectait pas les décisions de justice, à chaque condamnation, qui était une interdiction, il répliquait par une provocation supplémentaire, donc la justice était bafouée, et l’État de droit, si vous voulez, grâce à la décision du Conseil d’État, eh bien a retrouvé la main ! Euh, là, c’est, c’est, c’est, c’est la justice qui, euh, l’emporte, et euh, il était très, important, que la justice ait le dénaille, le dernier mot. Il était très important aussi que le ministre de l’Intérieur prenne cette initiative parce que nul ne savait, avant, euh, euh, quelle était l’extraordinaire popularité de Dieudonné. Quelque chose est apparu en pleine lumière, qui est terrible, ces millions de, de vues sur Internet ! »
Bourdin : « En dépassant le cas Dieudonné, qu’est-ce qui apparaît, aujourd’hui ?
– Eh bien voilà, ce qui apparaît, c’est ce, voilà, ce, cette grande France multiculturelle, qu’on a voulu voir comme une alternative à la France d’avant, eh bien si elle existe, et quand elle existe, au-delà du communautarisme, c’est précisément cimenté par l’antisémitisme, parce qu’il apparaît en effet, avec Dieudonné, c’est un antisémitisme black blanc beur. Je ne dis pas, que toute la France black blanc beur est antisémite, bien entendu, il y a des Noirs, des Blancs, des Beurs, qui sont horrifiés par l’antisémitisme, qui le disent, mais une France multiethnique se constitue autour de Dieudonné à travers ce geste obscène de la quenelle, geste antisystème peut-être, mais dans la mesure où le système c’est sionisme, geste antisémite.
– Oui. J’ai même vu des syndécali, des syndicalistes CGT d’Air France se faire prendre en photo en train de, de, de faire la quenelle. Sans savoir, sans savoir, le savoir, Alain Finkielkraut. Hier je crois que vous étiez invité par l’UMP… Non il y a quelques jours, bon, petit-déjeuner de l’UMP, je crois d’ailleurs que Daniel Cohn-Bendit…
– Sera le prochain invité.
– Sera le prochain invité, alors vous avez rappelé, est-ce vrai, qu’être français ce n’est pas une composante de la diversité, c’est ce que vous dites dans votre livre.
– Avec l’idée de diversité, on, on, on, on remplace la civilisation française, l’identité nationale, par l’idée que au fond, chaque communauté est, à part égale, une composante de la nation. On oublie l’ascendant culturel que doit évidemment exercer la culture d’accueil sur la culture des nouveaux arrivants. On met tout sur un plan d’égalité.
– On néglige l’assimilation ?
– Non seulement on la néglige mais on est en train de la refuser… Nous sommes aujourd’hui soumis à cette folie des nouveaux paradigmes. Un nouveau paradigme de la différence des sexes avec le genre, et nouveau paradigme du rapport entre les, les, les Français et les immigrés puisqu’on nous dit que l’assimilation c’est beaucoup trop violent, et on dit même que l’intégration est un concept dangereux, uni, unilatéral, si vous voulez, et qu’il faut le remplacer par le concept d’inclusion, une société inclusive… Ce qui n’a aucun sens, quand vous arrivez en France, la France existe avant vous, il ne vous est pas demandé de sacrifier vos autres appartenances, il vous est proposé, ce qui est une chance, de vous intégrer à quand même une grande civilisation. »
- « J’ai fait toute ma scolarité dans le primaire et le secondaire sous le nom de Fink, Fink pour que on me laisse tranquille. Y avait pas d’ailleurs une peur quelconque de l’antisémitisme, mais simplement, éviter de susciter le rire, l’incrédulité, les blagues scatologiques à cause de ce nom euh, imprononçable. »
(Finkielkraut retrouve son école d’enfant)
Analyse et hypothèses mathématico-logiques
Ce qui se conçoit bien s’énonce bien. Homme de livre et de parole, Finky s’exprime en général correctement, dans une syntaxe cristalline, avec des phrases finement ciselées. Mais lorsqu’il est perturbé par une question qui pointe une faiblesse dans son architecture conceptuelle, il balance un nuage d’encre, c’est le cas de le dire.
« C’est très douloureux d’être attaqué, en ces termes, pasqu’on peut pas faire le fier ! Youpin, oui je suis youpin, raciste oui je suis raciste, non, et en même temps j’ai pas envie de me justifier. »
(Finkielkraut, l’imparfait du présent)
Le voici confronté à un dilemme logique : si la quenelle est antisystème, et que le système est sioniste, alors la quenelle est antisioniste, voire antisémite. Mais si le système n’est pas sioniste, s’autorise-t-on à penser pour Finky, alors la quenelle n’est qu’un geste antisystème. Or, la réponse des associations représentant plus ou moins la communauté juive, ainsi que la réplique médiatique des intellectuels juifs, est de considérer unanimement la quenelle comme une insulte antisémite. Un jugement à double tranchant.
Car s’il n’y a pas de lobby sioniste, alors Dieudonné est juste idiot, et dans ce cas, il est innocent. Jusqu’à présent, les pensées idiotes ne sont pas interdites. Il peut aussi faire l’idiot, sachant pertinemment qu’il n’y a pas de lobby sioniste, et faire son beurre sur cette tromperie. Aurait-il réactivé l’antisémitisme français à lui tout seul ? Dans ce cas, ses spectateurs ou partisans seraient tous antisémites, ou intoxiqués par l’antisémitisme, ce que personne, même dans les associations juives, ne pense.
En revanche, s’il y a un lobby sioniste, alors Dieudonné est antisioniste, dangereux pour le système (par son effet d’entraînement ou de contagion), et forcément coupable.
La culpabilité de Dieudonné est donc consubstantielle de l’existence d’un lobby sioniste.
Comment alors déclarer Dieudonné coupable tout en niant l’existence d’un lobby sioniste ? La réaction en chaîne contre Dieudonné ne prouve pas l’existence d’un lobby sioniste, mais l’accusation d’antisémitisme est déjà le moyen de lui interdire l’opinion politique (encore) autorisée qu’est l’antisionisme. Le lynchage d’un seul par une partie du pouvoir, ou par le pouvoir lui-même (le gouvernement a embrayé sur les associations), pose question. Car l’offre de sacrifice est un piège pour les tenants du pouvoir. C’est ce principe actif que le Christ a appliqué aux puissances de l’époque, en les confondant. En se sacrifiant, il a mis à jour la logique meurtrière du pouvoir terrestre… et la force du pouvoir céleste. Le combat entre ces deux entités est toujours d’actualité.
Débats truqués, ou sans adversaire
Finky est aussi intelligent que cultivé. Mais son intelligence s’arrête à la porte de sa communauté, même si lui-même n’imagine certainement pas « penser communautaire ». Comment ne pas voir que les principaux intellectuels juifs n’ont jamais accepté de combat loyal en plateau ? Ou alors avec des sparring-partners, qui n’ont pas l’habitude de la parole publique ou du plateau télé, générateur de stress. Au moins Finky accepte-t-il certains combats (Ramadan, Dafri, Bégaudeau), quand BHL, lui, interdit carrément à tout adversaire de monter sur le ring… Voilà pourquoi le peuple ne croit plus à la boxe et aux boxeurs, c’est-à-dire au débat démocratique.
Bourdin a le mérite de poser des questions franches, brutales, à son invité. Qui y répond dans la mesure de ses moyens. Espérons qu’un jour cet érudit accepte un débat avec les penseurs relégués sur le Net, malgré ses idées reçues. « C’est la malédiction d’Internet, qui est un immense cloaque ! », déclare-t-il à Bourdin.
Le cloaque te salue bien.
Voir aussi, sur E&R : Qui est Alain Finkielkraut ? (par la revue Faits & Documents)