Alors qu’ils venaient tout juste d’obtenir satisfaction (le 28 avril), après avoir occupé le très emblématique théâtre de l’Odéon et fait du tintouin dans les rues, voilà que les intermittents, cette armée d’ouvriers de la culture protégés par un statut spécial – et tant mieux pour eux, car c’est le fruit d’une lutte – menacent de bloquer les festivals de l’été. Ils mettent la pression sur le Medef, qui doit appliquer l’accord trouvé pour l’assurance chômage avant le 1er juillet. Sinon, c’est la guerre.
Il semble que les Français ne font plus trop confiance au gouvernement et à la Justice pour régler leurs problèmes. L’été socio-culturel sera chaud.
Action de groupe en famille
Il avait agressé sexuellement petit-fils et petit neveu, âgés aujourd’hui de 44 et 43 ans. Lors de son procès à l’automne dernier, il avait été condamné à un an de prison avec sursis, les faits établis étant quasiment tous prescrits. Mais les enfants, devenus grands, n’ont pas oublié : un soir, ils l’ont tabassé, et le vieux est finalement mort de ses blessures.
L’élimination d’un prédateur à enfants ne choquera pas grand monde. Certes, il aurait fallu livrer ce prédateur à la justice, mais quand on voit le sort très enviable des pédophiles par rapport aux braqueurs de banques, par exemple, sans même parler des criminels de la pensée, on se dit, bon, les enfants violés n’ont peut-être pas une grande confiance dans la justice. On a vu tant de juges étouffer des procès de réseaux et de pas réseaux qu’une certaine méfiance s’est installée. Cela ne justifie pas un meurtre, aussi « juste » soit-il, et on n’écrit pas cela pour se laver les mains : tout homme, même la pire des charognes, mérite un jugement équitable. On n’est pas à Nuremberg, n’est-ce pas. Cependant, toute la question est là : dans un Système qui justifie la prédation (économique, sociale, interhumaine), le prédateur sexuel n’est pas à proprement parler un monstre, pour les professionnels de la justice. Et ne parlons pas des pédocriminels de la politique et des médias, qui coulent des jours heureux. Une tolérance doublement dégueulasse. Sempiternelle question :
Peut-on se faire justice tout seul ?
La Justice l’interdit. Sinon ce serait l’anarchie, le cycle infernal des vengeances et contre-vengeances (voir la Corse, la Sicile). Mais s’il n’y a pas de justice, ou un semblant de, comment fait-on ? On attend que Dieu ou le Destin règle les choses ? C’est risqué.
Aide-toi et le ciel t’aidera, a probablement dit le Christ. Tout ne tombe pas du ciel, à part la pluie et les bombes. Donc là où elle vient à manquer, les hommes prennent la justice en charge. Avec plus ou moins de délicatesse. Ça donne le lynchage à l’américaine (les voleurs de chevaux, les Noirs des plantations, les Chinois du rail, et bien sûr les Indiens ou Natives), puis la vengeance instinctive s’institutionnalise dans ce qu’on appelle « les procès », un peu plus équilibrés, qui deviennent progressivement la norme sur terre (enfin, pas encore partout).
Malheureusement, le conflit dominants/dominés vient dérégler le jeu : la justice ne peut par définition exister, dans une forme relativement pure ou impartiale, puisque les revendications du bas ne peuvent être admises par le haut. On finit toujours dans le ou la politique. À moins de refiler gentiment le pouvoir au peuple – ce qui est du domaine de la blague de fin de Nuit Debout –, la démocratie n’existe pas. En revanche, il existe des formes démocratiques, censées calmer les foules. Sauf que ça ne marche pas éternellement, les limites du dispositif apparaissent et les sceptiques bien informés du troupeau commencent à gronder. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Se faire justice à plusieurs
Mais il n’y a pas que la vengeance pour obtenir justice ou satisfaction (passagère). Le combat social, la lutte syndicale sont des éléments qui entrent en ligne de compte dans le rapport de forces dominants/dominés.
Quoiqu’on en pense, l’organisation des dominés a changé la donne, depuis Marx. Se pose alors la question de la lutte légitime, et de l’intérêt d’une lutte corporatiste pour tout le corps social : les intermittents se battent-ils pour tout le monde ou pour eux-mêmes ? D’après l’évolution de la protection globale du salarié français, et le développement de l’auto-entrepreneuriat par rapport au CDI, il est à craindre que les intermittents ne soient en première ligne. En même temps, diront les grincheux, ou les antigauchistes primaires, ces salauds de gauchos ont un super job et en plus ils sont payés quand ils ne foutent rien.
Ce n’est pas aussi simple. N’oublions pas que la France s’en sort économiquement, entre autres, grâce à son patrimoine culturel, à ses spectacles, qui sont assurés par les intermittents et les artistes. On va raisonner en ultralibéraux pour défendre les intermittents, ça va changer des arguments classiques. Évidemment que le trou de l’Unedic n’est rien par rapport au profit à la fois symbolique et matériel de la production culturelle nationale. Le milliard d’euros que « coûte » selon la droite libérale le régime des 100 000 intermittents (qui cotisent un pour recevoir trois) sont une paille devant les 20 milliards annuels de la fraude fiscale ou la défiscalisation antisociale des grandes entreprises. Dans ce cas, ceux qui hurlent contre le technicien de plateau devraient aller passer les grands patrons de nos « chères » multinationales et leur acrobates financiers au lance-flammes. Mais en face, c’est pas la même puissance de feu.
Ne jamais se tromper de combat. Les cibles faciles, ou mal protégées, servent toujours de bouclier aux cibles plus dangereuses, et, de fait, mieux protégées. La mauvaise réputation, que chantait Brassens, ce sont toujours les mêmes qui la font, et les mêmes qui la subissent.