Paris, 19 avril 2014
Médiateur du Monde,
mediateur@lemonde.fr
Monsieur le médiateur,
Avez-vous conscience que votre quotidien accorde infiniment plus d’importance, en nombre de signes, d’articles, de pages (et de virulence) – examinez vos archives récentes, vous serez surpris du résultat ! –, à « la répression sans états d’âme » (28 mars) des étudiants et opposants vénézuéliens par le gouvernement de Nicolas Maduro qu’à (par exemple) la condamnation à mort, le 24 mars, de 529 partisans de l’ex-président égyptien Mohamed Morsi, pour des violences commises durant l’été 2013 ? C’est pourtant ce que tout lecteur du Monde, même moyennement attentif, peut constater. Curieuse disproportion…
Que votre collaborateur Paulo A. Paranagua (photo) mène une croisade personnelle et haineuse contre la gauche latino-américaine – et en particulier celle qui gouverne à Caracas, au terme d’élections reconnues par la communauté internationale – est son droit le plus strict. Qu’il entraîne Le Monde – en témoigne votre éditorial « Les Vénézuéliens dans l’impasse du “chavisme” » (11 mars) – dans sa dérive obsessionnelle participe d’un pic de pollution médiatique particulièrement préoccupant.
Je ne reprendrai pas ici point par point la prose de votre « journaliste », tant il y faudrait de la place et du temps. Elle prête d’ailleurs parfois à sourire quand, par exemple, il présente l’opposant Teodoro Petkoff comme une « figure de la gauche » vénézuélienne : ministre du président néolibéral Rafael Caldera (1994- 1999), celui-ci a été à l’époque l’architecte des politiques de privatisation et de démantèlement du système de sécurité sociale !
Sourire encore lorsqu’il s’en prend, régulièrement, aux excellentes relations du Parti des travailleurs (PT) et du pouvoir brésilien avec les gouvernements « socialisants » – rebaptisés par vos soins « populistes » – environnants : si je ne me trompe, ce n’est pas moi, mais bien Le Monde, qui a fait de Luiz Inacio Lula da Silva, en décembre 2009, « l’homme de l’année » (il est vrai qu’à l’époque, il fallait un « bon » chef d’État progressiste à opposer à Hugo Chávez, « le méchant ») ! Chávez disparu, la grande Internationale conservatrice peut désormais s’en prendre à la gauche modérée (qui, je le précise, et pas plus que ses homologues se revendiquant du « socialisme du XXIe siècle », n’est exempte de critiques, cela va de soi). Mais le problème n’est pas là… Il réside dans une manipulation grossière de l’information, destinée à transmettre une image désastreuse des pays de la région qui, tout en mettant en œuvre des politiques sociales et en réduisant considérablement la pauvreté, ne se soumettent ni aux dogmes néolibéraux ni aux desiderata des États-Unis, de l’Union européenne et de leur excroissance mutuelle, l’OTAN. Il consiste, sous couvert de soutien au centre gauche, à appuyer en sous-main la droite (ce qui, en démocratie, n’a rien de honteux), la droite radicale (ce qui est déjà plus problématique) et même l’extrême droite (ce qui est proprement scandaleux).
Le Venezuela connaît des difficultés économiques réelles – inflation de 56 % (plus de 1000 % en 1996, soit dit en passant !), insécurité et pénuries (démultipliées par un sabotage économique bien réel lui aussi, bien qu’occulté par votre quotidien). Depuis début février, le président Nicolas Maduro fait face à de violentes manifestations « d’opposants et d’étudiants » « durement réprimées » (vos éditions des 3, 16 et 17 avril, pour ne citer qu’elles). De fait, dans un contexte de violence qui, à l’heure où j’écris, a malheureusement fait quarante et une victimes, on notera que, au 31 mai, la justice vénézuélienne avait déjà ouvert 81 enquêtes concernant les excès des forces de l’ordre – 75 pour mauvais traitements, 2 pour torture et 4 pour assassinats –, dix-sept agents étant détenus.
Toutefois, un journaliste professionnel digne de ce nom attirerait également l’attention sur le fait que sept des victimes sont des gardes nationaux (l’équivalent de nos CRS) ou des policiers (la majorité tués par balles) ; que huit des civils décédés ont été atteints par des tirs de l’opposition, alors qu’ils contestaient, fuyaient ou tentaient de déblayer les barricades ; que six doivent leur mort aux obstacles ou aux fils de fer barbelés tendus dans les rues par les groupes de choc de ce qu’un témoin objectif qualifierait de « guérilla urbaine », etc., etc. Quand le diable se cache dans les détails, mieux vaut évacuer les détails, estime sans doute Paulo A. Paranagua…
Mais vos lecteurs sont trompés.
« Aucun manifestant n’a été arrêté avec une arme de poing », peut-on lire sous la plume de cet « envoyé très spécial » (3 avril)… Les agents des forces de l’ordre tués par balles l’ont donc vraisemblablement été avec des fusils de bois, des pistolets à eau ou à bouchons ! D’ailleurs, l’affirmation s’est révélée quelque peu prématurée : détenu alors qui dirigeait les « guarimbas » à San Cristobal, « épicentre des manifestations », Gabriel Alejandro Reyes est sous le coup d’un mandat d’arrêt d’Interpol pour… narcotrafic. Curieux étudiant ! Mais pourquoi Le Monde devrait-il mentionner les liens entretenus par certains des manifestants de cet État du Tachira avec les paramilitaires colombiens ? Ou même la présence de délinquants, rémunérés, au cœur des manifestations ?
Je me permets d’insister : est-il tout à fait secondaire que l’une des figures de proue de ce mouvement « pacifique » et « démocratique » que vous soutenez ostensiblement, le dirigeant étudiant Laurent Saleh (bien qu’il ait terminé ses études depuis longtemps !), ait assisté, le 6 juillet 2013, à Bogotá, en tant que représentant de l’ « opposition vénézuélienne », à une réunion politique organisée par un mouvement fascisant, l’Alliance nationaliste pour la liberté, en présence de Diego Cubillos, comandante de Troisième force, une organisation néo-nazie opérant dans la capitale et d’autres grandes villes de Colombie ? Comme l’a rapporté l’un de vos confrères d’El Espectador (21 juillet 2013), Saleh a déclaré à cette occasion : « Je viens vous dire que nous avons besoin de votre appui et que vous avez le nôtre. » Vous l’ignoriez ? Cela ne me surprend pas, si vous ne lisez que la prose de Paulo A. Paranagua ! Sa priorité réside dans la criminalisation des organisations populaires vénézuéliennes, en reprenant la propagande de l’extrême droite sur les fameux « collectifs » chavistes qui sèment la terreur en toute impunité (on prétendait la même chose des « cercles bolivariens », avant avril 2002, pour justifier le coup d’État en gestation).
Puisque j’ai rapidement évoqué la Colombie, permettez-moi une digression (les vacances de Pâques nous accordent un peu de temps !). Ne serait-il pas possible que Marie Delcas, votre correspondante à Bogotá, s’intéresse d’un peu plus près aux événements se déroulant dans ce pays ? On la sent certes passionnée par ce qui se passe de l’autre côté de la frontière : « Au Venezuela, pénurie et petits trafics en série » (12 mars) ; « Nicolas Maduro ne cesse de conforter l’emprise des militaires sur le Venezuela » (25 février) ; « Au Venezuela, les municipales deviennent un plébiscite » (7 décembre 2013) ; « Nicolas Maduro mobilise l’armée contre l’inflation » (14 novembre 2013 ; « Le Venezuela empoisonné par l’insécurité » (2 avril 2013) – j’en passe, et des meilleurs (façon de parler !), sans toutefois oublier « Les dessous chics de la révolution bolivarienne » (29 mai 2009) ou « Démocratie participative à la Chávez » (20 avril 2007).
Curiosité fort légitime, lorsqu’on a compris la priorité qu’accorde Le Monde à la stigmatisation de la « révolution bolivarienne » (bien que Delcas se montre moins caricaturale que Paranagua, ce qui, entre nous, n’est pas trop compliqué). Mais, à trop baguenauder dans le pays voisin, votre correspondante en oublie ce qu’un naïf pourrait considérer comme sa priorité : informer sur la Colombie. Certes, cette terre infiniment moins violente que le Venezuela « populiste » (! !!) ne mérite guère qu’on s’attarde sur elle, mais je n’en note pas moins que jamais vos lecteurs n’ont été informés, par un article détaillé ou une enquête fouillée, sans même demander qu’elle soit exhaustive, sur :
1) la découverte à La Macarena, en décembre 2009, d’une fosse commune contenant les corps de 1500 à 2000 paysans, syndicalistes, militants, opposants politiques assassinés par les paramilitaires et une unité d’élite de l’armée (imaginez une seconde qu’on ait trouvé un tel charnier au Venezuela… vous auriez mobilisé toute la « une » et doublé votre pagination !) ;
2) le scandale de la parapolitique (liens d’environ un tiers des membres du Congrès avec les paramilitaires) ;
3) le scandale des « faux positifs » : exécutions extra-judiciaires de civils ultérieurement revêtus de tenues de combat pour les présenter comme des guérilleros éliminés lors d’affrontements armés (plus de 1300 victimes identifiées) ;
4) la condamnation (décembre 2012) à treize ans de prison, aux États-Unis, pour narcotrafic, du général Mauricio Santoyo, chef de la sécurité et homme de confiance du président Alvaro Uribe au palais de Nariño ;
5) l’assassinat de plus de trente militants de la Marche patriotique, depuis la naissance de ce mouvement social, en octobre 2012 ;
6) la récente affaire de corruption touchant l’armée (fausses factures, détournement de matériel, trafic d’armes se chiffrant en millions d’euros).
Par action ou par omission, en taisant tous ces événements (d’autres parleraient de crimes d’une extrême gravité), Le Monde donne un sacré coup de pouce à l’extrême droite colombienne. J’ose espérer qu’il s’agit-il là d’un effet secondaire non-désiré… Mais, dans ces conditions, et puisque Marie Delcas est monopolisée par les avanies du sulfureux régime « chaviste », pourquoi ne nommeriez-vous pas un correspondant à Caracas, qui, lui, pourrait s’occuper des deux ou trois bricoles tout à fait anodines qui se déroulent en Colombie ?
En bref, et revenant au Venezuela…
La Conférence des évêques vénézuéliens (largement citée dans votre édition du 17 avril) « dénonce la promotion d’un gouvernement de type totalitaire » : le 12 avril 2002, lors du coup d’État contre Hugo Chávez, c’est par un décret contresigné par la hiérarchie de l’Église catholique, représentée par le cardinal José Ignacio Velasco, que le patron des patrons Pedro Carmona s’est emparé (pour quelques heures) de tous les pouvoirs, a dissout les institutions démocratiques et a déchaîné la répression contre les dirigeants de la « révolution bolivarienne ». La formule « persiste et signe » m’aurait paru assez adéquate pour commenter l’attitude de cette noble institution.
« Aux élections législatives de 2010, les opposants étaient majoritaires en voix, à défaut de l’être en nombre d’élus » (16 et 17 avril, Paranagua ayant une fâcheuse tendance à rabâcher) : ici, la réalité est « trafiquée ». Le 26 septembre 2010, avec un taux de participation élevé (66,45 %), les candidats du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) ont rassemblé 5 399 574 voix contre 5 312 293 pour l’opposition (Plateforme d’unité démocratique ; MUD), soit 46,23 % des suffrages exprimés contre 45,48 %. L’ « arnaque » de la droite, reprise par votre employé, a été de s’attribuer le chiffre farfelu de 52 % des suffrages en rajoutant à ses voix celles du parti Patrie pour tous (PPT), une formation de gauche critique (mais qui ne s’est jamais revendiquée de droite !) – qui, depuis, a d’ailleurs rejoint le camp chaviste.
Par ailleurs, quitte à évoquer les rendez-vous électoraux, pourquoi ne pas mentionner les deux derniers résultats (hors présidentielles) qui, lors des régionales du 16 décembre 2012, ont vu le PSUV triompher dans vingt des vingt-trois États du pays et, à l’occasion des municipales du 8 décembre 2013 – que l’opposition prétendait transformer en plébiscite –, remporter, avec ses alliés du Grand pôle patriotique (GPP), 76,42 % des municipalités, avec 54 % des voix contre 44 % (dix points d’écart) à l’opposition ?
« Maria Corina Machado, l’étoile montante de l’opposition (a été) déchue de son mandat de député pour avoir dénoncé les violations des droits de l’homme devant l’Organisation des États américains (OEA) à Washington » (16 avril) : on pourrait – on devrait ! – raconter l’histoire autrement… Le 21 mars, si M. C. Machado a pu s’exprimer devant le Conseil permanent de l’OEA – qui, réticent, n’a accepté de l’écouter qu’à huis clos – pour dénoncer son gouvernement et exprimer son soutien aux violences de l’opposition, c’est parce que le Panamá, aligné sur Washington et très hostile à Caracas, l’a accréditée en tant que représentante (une charge d’ambassadrice auxiliaire !) de la délégation du Panamá. Dès lors, la députée a violé l’article 149 de la Constitution vénézuélienne qui stipule : « Les fonctionnaires publics ne peuvent accepter de charges, d’honneurs ou de récompenses de gouvernements étrangers sans l’autorisation de l’Assemblée nationale. » La Constitution, vous avez dit la Constitution ? Oui, cela existe aussi au Venezuela. Héritière comme les autres leaders de la droite d’un grand groupe économique privé, Mme Machado signa le décret putschiste d’avril 2002 supprimant toutes les institutions démocratiques (parlement, etc…).
« Maria Corina Machado (…), comme d’autres opposants (entre autres Leopoldo López) était partisane de reprendre la rue aux chavistes sans attendre les législatives de 2015. Leur idée ? Pousser dans les cordes M. Maduro, favoriser une “issue pacifique et constitutionnelle” » : un mensonge de la taille du soleil ! En dirigeants de la droite « radicale » ayant personnellement participé à la tentative de coup d’État de 2002, Leopoldo López, Antonio Ledezma et María Corina Machado ont annoncé vouloir provoquer « le naufrage du régime ». Dès lors, c’est avec un slogan particulièrement explicite – « la salida » (« la sortie ») – que l’un et l’autre, cherchant à provoquer un chaos débouchant sur la démission du président Maduro, ont appelé à l’insurrection – laquelle, à Caracas, Paranagua oublie ce détail, se cantonne aux beaux quartiers (qui, d’ailleurs, commencent à sérieusement s’en fatiguer). Même si cela ne transpire pas dans vos derniers articles, sous l’égide de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), une partie de la droite vénézuélienne négocie actuellement une (difficile) sortie de crise avec le gouvernement et a même, trahissant Paranagua et les siens, « condamné explicitement et clairement toute forme de violence », comme l’a déclaré, ce 17 avril, le ministre des Affaires étrangères équatorien, Ricardo Patiño.
Avant de terminer, car il ne serait pas raisonnable de reprendre toutes les manipulations relevées dans vos colonnes – le Venezuela n’étant pas seul concerné –, permettez moi de mentionner un point non dépourvu de signification.
Dans tous ses articles, je dis bien TOUS ses articles – si vous en avez le courage, relisez-les – Paulo A. Paranagua nous parle du « lieutenant-colonel » Hugo Chávez et du « capitaine » Diosdado Cabello. Curieux : l’un et l’autre ont quitté l’armée en 1994, il y a vingt ans ! Au cas où vous ne saisiriez pas l’intérêt du procédé, je vais vous l’expliquer : il s’agit de la formule qu’utilisent les médias vénézuéliens d’opposition (El Nacional, El Universal, Tal Cual, etc.) pour désigner, depuis 2002, feu le « président » Chávez et l’actuel « président de l’Assemblée nationale », exprimant ainsi qu’ils leur dénient la légitimité et le titre que les élections démocratiques et la Constitution leur ont pourtant octroyé. Tout en rappelant de façon subliminale la tentative de coup d’État à laquelle ils ont participé, le 4 février 1992, en omettant de rappeler l’une de ses causes, la terrible répression, trois ans auparavant, d’un soulèvement populaire – le Caracazo – qui a fait, selon les sources, entre 300 et 3 000 morts (voire même davantage), sous les auspices d’un président social démocrate, Carlos Andrés Pérez, ultérieurement destitué pour corruption. À défaut du prix Pullitzer ou du prix Albert Londres, Paulo A. Paranagua peut donc postuler avec les plus grandes chances de succès au Prix franco-vénézuélien de la connivence et du « copier-coller ».
Néanmoins, cette dernière démarche amène une réflexion. Puisqu’il se plaît à figer, selon son bon vouloir, tel ou tel dans son passé lointain, pourquoi votre collaborateur ne s’appliquerait-t-il pas cette règle à lui-même ? Ainsi, au nom de Paulo A. Paranagua, journaliste, pourrait-il substituer la mention comandante Saúl, pseudonyme qu’il utilisait au sein de l’organisation armée Parti révolutionnaire des travailleurs-Fraction rouge (PRT-FR) lorsque, le 21 mai 1975, en Argentine, il fut arrêté, après une série d’actions que, par pudeur et omettant de les détailler, nous qualifierons de particulièrement musclées [1].
Très chanceux – et il y a lieu de s’en féliciter sans aucune arrière-pensée –, Paranagua, en pleine dictature, bénéficia d’un non-lieu et sortit de prison en 1977. Comme Chávez – « le lieutenant-colonel » – et Cabello – « le capitaine » – , qu’il semble tant mépriser, l’ont fait en 1994, dans d’autres circonstances, à leur tour amnistiés.
Cher Monsieur, au début des années 1970, en menant une campagne de haine et de mensonges, le quotidien chilien El Mercurio, a préparé l’opinion de ce pays au coup d’État qui, finalement, a bien eu lieu, le 11 septembre 1973, contre le président Salvador Allende. Par son actuelle ligne éditoriale, Le Monde s’inscrit désormais, à l’échelle internationale (et il n’est malheureusement pas le seul), dans cette « glorieuse tradition ». Si, demain, sous une forme ou sous une autre, le président Nicolas Maduro est « sorti » du pouvoir par des voies non-constitutionnelles, le public français – ou, pour le moins, votre lectorat – n’y verra que du feu, votre version des faits ayant préalablement soigneusement préparé l’opinion à un tel dénouement.
Je vous prie d’agréer, monsieur le médiateur, l’expression de mes sentiments atterrés, attristés – car c’est tout de même du Monde dont il s’agit – , mais aussi excédés.
Maurice Lemoine