« Si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous », a décidé l’Amérique des néo-conservateurs sous la présidence de George Bush. La doctrine qui, en réalité, date de beaucoup plus longtemps, s’applique à tous les pays du monde. Il faut s’empresser de prendre part aux guerres décidées par les États-Unis, peu importe le motif avancé.
En Afrique, un pays fut longtemps au rendez-vous mais finit par lâcher prise. La République démocratique du Congo, ex Zaïre. Non pas tant parce qu’il refusa de continuer à servir les objectifs militaires de Washington mais bien parce que, saigné et ruiné par des années de sacrifice, le pays n’avait plus les moyens de s’impliquer dans de nouvelles guerres décidées par les États-Unis. La sanction sera implacable. Car dans la logique de l’Oncle Sam, si on ne sert plus d’allié militaire de première ligne, on ne sert plus à rien et on doit être traité comme tel.
Le « marche ou crève »
Des tas d’idées trottent dans la tête des Congolais, gens ordinaires et responsables politiques. Ce « grand peuple », fier et glorieux il y a peu de temps, gît aujourd’hui au ras des pâquerettes. Après avoir infligé des bombardements à la population de Goma, on somme les Congolais, comme une vulgaire peuplade, de revenir à Kampala pour négocier avec le M23. Une milice créée et parrainée par l’Ouganda et le Rwanda, les deux alliés militaires des États-Unis dans la région [1]. Négocier sous le toit de son bourreau avec les enfants du bourreau. Un peuple est humilié au-delà de l’imaginable, mais les Congolais n’ont guère le choix. Le Congo est aujourd’hui un « nain » militaire que Museveni et Kagamé s’« amusent » à maltraiter tous les quatre matins et dans la totale impunité. Il n’y a pourtant pas si longtemps des noms comme « Zaïre », « FAZ » ou « Mobutu » suffisaient à angoisser bien des dirigeants du Continent Noir. Que s’est-il passé ?
La réponse est à rechercher dans la vision que les États-Unis ont du reste du monde : une puissance perpétuellement en guerre et pour qui ne comptent que les dirigeants et les nations qui s’associent à ses guerres. Les dirigeants rwandais et ougandais n’ont pas de recette miracle. Ils ont juste consenti à faire ce que le Zaïre de Mobutu ne voulait ou ne pouvait plus faire : faire les guerres de l’Amérique.
Le Congo fut pourtant longtemps un fidèle allié militaire des États-Unis. Mais dans la logique atlantiste du « marche ou crève », la patrie de Lumumba, même ruinée, n’aurait jamais dû baisser les bras. Elle sera livrée en pâture aux nouveaux alliés militaires de Washington. Museveni (Ouganda) et Kagamé (Rwanda), les nouveaux Mobutu au service de l’Oncle Sam, peuvent bomber le torse. Ils ont les mains libres et un immense coffre-fort : les richesses de l’est du Congo.
Le soldat oublié ou une nation qui a tant « donné »…
Tout avait pourtant bien commencé dans ce qui aurait pu être une histoire de rêve entre la première puissance du monde et un pays d’Afrique disposant d’immenses richesses naturelles, qu’il suffisait de mettre à profit pour le bonheur de biens des peuples. La Seconde Guerre mondiale s’enlisait et l’angoisse d’une possible victoire du Troisième Reich sur l’Angleterre tenaillait le « Monde libre ». Le Congo et les Congolais furent au rendez-vous et fournirent des troupes qui remportèrent des victoires décisives, notamment contre l’armée italienne en Abyssinie (l’actuelle Éthiopie) [2]. Mais les troupes ne suffisaient pas. Il fallait une arme redoutable pour changer le cours de la guerre. Le Congo sera le seul pays au monde capable de fournir de l’uranium en quantité [3] au projet Manhattan. Les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, fabriquées avec de l’uranium congolais, marquent la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le « Monde libre » a gagné, les peuples d’Europe peuvent exulter. Ils seront en paix pour longtemps. Mais la facture de l’uranium et de l’effort de guerre congolais ne sera jamais payée au peuple congolais. Ça se saurait [4]… Mais bon…
Le 30 juin 1960, les Congolais accèdent à l’indépendance à l’égard du Royaume de Belgique. Ils élisent leur leader Patrice Lumumba. Mais Washington n’est pas content, parce que Lumumba serait un communiste. Le leader congolais va répéter à qui veut l’entendre qu’il n’est pas communiste. Peine perdue. La guerre de l’Amérique et ses alliés contre le communisme est totale et ne permet de prendre aucun risque. Lumumba sera sauvagement exécuté sur ordre de la CIA. Les Congolais, qui espéraient décider librement de leur destin, vont se retrouver embrigadés dans le camp de l’Amérique, qui impose son agent à la tête du pays, le général Mobutu Sese Seko. Le Congo, tout un pays, sera littéralement réquisitionné pour servir à la fois de base arrière des États-Unis dans la lutte contre le communisme en Afrique et de réserve de matières premières stratégiques.
Tout au long de la Guerre froide, le Congo sera le seul pays fournissant de l’uranium en quantité. Le cobalt congolais (60 à 70 % des réserves mondiales) servira à la fabrication des missiles, le cuivre, à la fabrication de douilles des balles et des obus. La Guerre froide peut durer. La guerre du Viêt-Nam, bien que perdue par l’Amérique, dura si longtemps grâce au cuivre congolais.
Pendant ce temps, les Zaïrois/Congolais s’appauvrissaient et se mouraient. Routes, hôpitaux, écoles tombaient en ruine. L’État cessa de payer les salaires et ouvrit la porte à la corruption généralisée. Les opposants étaient assassinés ou contraints à l’exil. Mobutu n’était pas vraiment un président pour le peuple congolais, mais il fut armé et maintenu au pouvoir, trente-deux ans durant. Parce qu’il avait consacré toute son énergie à servir la logique militaire des États-Unis et ne lésina pas sur les moyens. Peu importait le sort de « sa » population.
La guerre d’Angola va révéler un autre côté sombre de l’alliance avec Washington. Les Congolais/Zaïrois, se retrouvent embarqués dans une guerre absurde contre un pays voisin, l’Angola, coupable d’allégeance au marxisme-léninisme. Pendant deux décennies, le Congo servira de base arrière aux combattants de l’UNITA. Kinshasa enverra même ses propres soldats pour se battre en Angola dans une alliance peu glorieuse où figurait entre autre les unités du régime sud-africain d’apartheid. Mais c’était la guerre à mener au nom de l’Oncle Sam.
Aucun espoir
La Guerre froide prend fin avec la chute du Mur de Berlin en novembre 1989. Les Congolais croient avoir assez donné et espèrent enfin reprendre le contrôle de leur destin en tant que nation. Dans son discours de La Baule, en juin 1990, François Mitterrand, en présence de Mobutu, insiste sur la démocratisation de l’Afrique. Tout le monde se met à rêver d’un Congo enfin heureux. Oui, rêver… parce que quelque chose a échappé aux Africains. Ils ont oublié les États-Unis. Washington a concocté son propre agenda et n’a que faire des processus de démocratisation. L’administration Clinton tient fermement à ce que les États-Unis, après avoir triomphé du Bloc soviétique, s’invitent pleinement en Afrique, longtemps restée la chasse gardée des anciennes puissances coloniales européennes (France, Angleterre).
Le malheur pour le Congo et l’Afrique centrale est que les États-Unis ne raisonnent qu’en fonction d’« ami » et d’« ennemi ». Donc la guerre. Deux dossiers au moins sont sur la table à Washington : l’islamisme et l’accès aux gisements miniers.
L’obsession pour l’islam politique commence avec la révolution iranienne de 1979 et l’instauration d’un régime islamique à Téhéran. Un Afrique, un pays va devenir la cible de l’Amérique. Le Soudan, qui tombe entre les mains des frères musulmans après le coup d’État du général Omar el-Béchir et la montée en puissance du chef islamiste Hassan al-Tourabi. Les États-Unis se sont trouvé un nouvel ennemi. Il faut lui faire la guerre.
Mobutu et les Zaïrois/Congolais ne peuvent pas mener la guerre du Soudan. Le pays est exsangue. Mais, enfin, n’ont-ils pas assez donné ? Il semble que la question n’aurait jamais dû se poser. Il fallait envoyer des troupes zaïroises au Soudan. Il fallait s’engager dans la nouvelle guerre de l’Amérique. Les Congolais sont loin d’imaginer à quel prix ils payeront leur indisponibilité.
Un président de la région, Yoweri Museveni (Ouganda) se prête au « jeu » de Washington. Il sera la pièce maîtresse d’une coalition militaire qui aboutira au démantèlement du Soudan, un projet des États-Unis [5]. Museveni a, dans les rangs de son armée, un certain Paul Kagamé (directeur adjoint des services de renseignement militaire), sujet rwandais, mais servant, comme de nombreux exilés rwandais, au cœur des institutions de l’État ougandais. Ils avaient aidé Museveni à prendre le pouvoir à Kampala durant les années de maquis (1980-86) dont ils sortirent victorieux grâce au soutien politique, financier et militaire des États-Unis. Ils vont s’illustrer également dans la guerre du Soudan aux côtés du rebelle John Garang, sorte de Savimbi du Sud-Soudan. Les Congolais, restés en dehors de la guerre du Soudan, ne voient rien venir. Washington va récompenser ses nouveaux alliés.
Les exilés rwandais engagés dans l’armée ougandaise, les « Tutsis », veulent revenir au Rwanda et prendre le pouvoir. Accordé ! Mais le Rwanda n’est pas assez « juteux ». Ils rêvent de beaucoup plus grand. Le Zaïre. Accordé aussi ! Les Congolais ne voient toujours rien venir. Lorsqu’éclatent les premières escarmouches dans la pleine de la Ruzizi, dans le Sud-Kivu, en octobre 1996, les Zaïrois/Congolais, croient toujours être à l’abri. Leur pays a trop donné aux Occidentaux pour être impunément inquiété par les pays voisins.
Du statut d’allié stratégique au rang de simple proie
Il faudra beaucoup de temps pour se rendre compte qu’en dépit de tout ce que l’Occident avait pris aux Congolais, ce peuple était en train d’être « poignardé dans le dos », pour reprendre l’expression du Maréchal Mobutu, dépité. Il fallait faire la guerre du Soudan. Museveni et Kagamé s’étaient acquittés. Il fallait envoyer des soldats zaïrois au Darfour pour parachever le démantèlement du Soudan et en Somalie où, après le fiasco de l’opération américaine Restore Hope, Washington s’appuie sur des contingents africains, ougandais notamment pour combattre les Shebab. Ougandais et Rwandais ont toujours répondu présents. Ils y meurent, mais y meurent pour l’Amérique, et ils ont leur récompense.
En 2011, l’ancien secrétaire d’État américain aux affaires africaines, Herman Cohen, affirme d’un air enthousiaste qu’au département d’État américain « le Kivu fait partie du Rwanda ». En janvier 2009, Nicolas Sarkozy, dont la proximité avec l’« Amérique profonde » est de notoriété publique, affirme au cours du vœu au corps diplomatique : « Le Congo doit partager son espace et ses richesses avec le Rwanda [6]. » En février 2013, Johnnie Carson, le sous-secrétaire d’État aux Affaires africaines, déclare que « les USA vont aider la République démocratique du Congo comme ils l’ont fait en ex-Yougoslavie et au Soudan ». Sous-entendu, pour les États-Unis, le Congo doit être morcelé au profit du Rwanda et de l’Ouganda, comme le Soudan et l’ancienne Yougoslavie. Reste à savoir à quel prix.
Car les Congolais refusent de se soumettre au pouvoir des dirigeants ougandais et rwandais. Washington regarde ailleurs. Les Congolais du Kivu finiront peut-être par se soumettre. Il faut juste les briser par les guerres à répétition. Alors on massacre, on viole les femmes pour détruire les familles et faire disparaître les populations autochtones afin de les remplacer, on jette des populations dans la nature où elles finissent par mourir de faim, de maladie, de soif… Un génocide ? Washington et les capitales occidentales se taisent dans toutes les langues. Tant que ceux qui violent, massacrent, pillent et chassent les populations sont des alliés militaires des États-Unis, l’impunité doit être totale. Le calvaire des Congolais se résume en cette phrase de Susan Rice, l’Ambassadrice américaine auprès de l’ONU à qui on demanda, en décembre 2012, de condamner le Rwanda pour son soutien au M23. Elle répondit :
« Ce n’est que le Congo. »
Et comme si le message de l’impunité doit être bien compris, le Rwanda lance des obus sur Goma, une ville densément peuplée, sous la barbe des casques bleus [7]. Parmi les victimes, justement, un casque bleu, mais l’ONU, pour la première fois de son histoire, ne parviendra même pas à publier un communiqué condamnant la mort d’un de ses soldats de la paix. Les diplomates rwandais ont réussi à bloquer les projets de résolution au niveau du Conseil de sécurité de l’ONU. Au Rwanda, on s’en fout. Ce n’est pas la première fois qu’on tue un casque bleu [8].
Six millions de morts, et alors ?
Les Congolais et les ONG crient au scandale face au massacre et à l’inaction de la communauté internationale. On a bombardé des populations civiles et tué un casque bleu. Ce sont des crimes de guerre ! Mais, il n’y a pas le moindre écho. Washington, Paris, Bruxelles, Londres… se taisent dans toutes les langues. La Cour pénale internationale est désespérément muette.
Les Congolais ont beau crier : « Oh hé ! Oh hé ! On massacre ici ! Il y a eu des millions de morts ! »… C’est le silence lunaire. En revanche, lorsqu’on s’appelle Kadhafi, Saddam Hussein ou Bachar Al-Assad, il suffit d’« éternuer » pour s’attirer les foudres des grandes démocraties. Vous êtes bombardé et exécuté au nom des droits de l’homme. Kadhafi a péri parce qu’il était « soupçonné de vouloir commettre » un massacre à Benghazi. « Soupçonné de vouloir… »
Au Congo, on en est à six millions de morts, peut-être davantage et pas un seul agent rwandais ou ougandais n’a été déféré devant un seul juge, nulle part au monde pour les effroyables crimes commis au Congo.
Parce qu’ils font les guerres de l’Amérique. La totale impunité fait partie des récompenses, en plus de l’enrichissement par le pillage. Peu importe la souffrance infligée à tout un peuple. Celui-ci et ses dirigeants n’avaient qu’à faire le bon choix.
Il faut mourir pour l’Amérique, sinon, on est un peuple mort.
Boniface Musavili