Renaud dans L’Express du 30 mars 2016 :
« Moi, le bouffeur de flics, de curés, de militaires, j’ai viré ma cuti. “Hyper Cacher” rend hommage aux victimes juives, je l’ai interprété au bord des larmes. J’espère me réconcilier avec une communauté qui m’a un peu maltraité pour mon engagement propalestinien. »
- Renaud fait écouter Hyper Cacher à Vincent Lindon
« Soudain, au magasin cacher, ce fut l’enfer, ce fut l’enfer
Il a tiré à tour de bras avec de la haine plein les yeux
Sur tous ceux qui portaient kippa, sur les enfants, sur les p’tits vieux…
Et dans le magasin cacher, c’était l’enfer, c’était l’enfer »
Renaud qui fait son grand retour chez Drucker le 10 avril 2016, après 12 ans d’absence (et d’absinthe), c’est un peu comme si Besancenot faisait son retour chez… Drucker. L’extrême gauche a ceci de tragique que soit elle finit dans la trahison de classe, c’est-à-dire au pouvoir contre ceux qui y ont cru, et qui sont restés en bas, les idéalistes, soit elle s’accomplit dans la tentative de prise de pouvoir… violente. Trahison ou terrorisme. Julien Dray ou Pierre Goldman. L’extrême gauche sert donc de raccourci vers le pouvoir, mais en passant par la trahison.
Renaud, un litre de pastis par jour, sobre depuis six mois, change Vivement Dimanche en réunion d’Alcooliques Anonymes. Il revendique des racines « prolétariennes » par sa mère, fille de mineur, qui « a fini en usine » (le grand-père, pas la mère), et des racines humanistes par la branche paternelle, une longue descendance de pasteurs (protestants) en cascade.
Pendant que Michel Drucker, le pilier de la télé publique, tire quelques larmes anisées à Renaud, il doit penser à sa fin de carrière, poussé dehors par la nouvelle gouvernance, qui veut du jeune, du féminin, du coloré. Les vieux Blancs dehors, ordre venu d’en haut. À l’Élysée, on compte sur l’électorat populaire « coloured » pour 2017. On sait jamais, un miracle, la peur du retour de la Bête Immonde, pas la bête du Gévaudan, non – dont la sculpture grandeur nature sera bientôt présentée aux Français – mais celle de Saint-Cloud, la Le Pen, qui risque de faire marcher les banlieues au pas de l’oie, à ce qu’on dit, dans les journaux… L’idée, c’est pousser toute cette jeunesse à voter PS, malgré le chômage, malgré la guerre (un peu partout, en Afrique et en Asie), malgré les lobbies au pouvoir qui n’aiment pas trop les jeunes de banlieue, eh oui, il y a de grosses contradictions là-dedans. Comment draguer les primo-votants issus de l’immigration tout en leur mettant la pression au quotidien, dans les médias Hanouna-Haziza, avec le terrorisme, l’école publique Belkacem, la délinquance, tout ça ?
« Crève salope, crève charogne »
C’est la première chanson que Renaud a chantée à son père, qui l’a grondé. Déguisé en titi parisien, 20 ans en 1975, il chante chez Danièle Gilbert pour se moquer des salauds de riches. Du pur Sartre pour les nuls. 40 ans plus tard, le croqueur de charogne bourgeoise se fait applaudir par une France attendrie, que résume le public très représentatif du plateau de Drucker. L’antibourgeois a viré de bord, il vénère les flics, qui l’énervaient avant. Ne chante-t-il pas J’ai embrassé un flic sur son nouveau disque, suite aux attentats de 2015 ?
Tout le monde a le droit d’être con à 20 ans, ça sert un peu à ça. On peut aussi ne pas l’être, c’est plus rare, ça fait gagner du temps, et pas mal de désillusions. C’est justement cette Bête Noire qui a guetté Renaud, coincé par son pseudo-engagement gauchiste, tout en étant le plus gros vendeur du showbiz, avec son pote Goldman, dans les années 80. Faux révolutionnaire, semi-révolté, quand le fric dégouline, difficile de cracher contre le Système. C’est vieux comme le monde. La dépression de la quarantaine serait-elle la sanction des erreurs de pensée ? La sensation d’avoir un peu triché avec soi, avec les autres ?
Toujours aussi malin, Drucker fait venir Sorj Chalandon, un admirateur de Renaud. Pour ceux qui ne connaissent pas, Chalandon était la plume de Libé pendant plus 30 ans, période Serge July. Dans le genre trahison de classe – si on a encore le droit de retourner contre les maos et autres supergauchistes leur expression favorite – c’est du lourd. July, qui avait la triste tâche de changer la direction d’un Libé par trop social et propalestinien, pour aller vite. Il fera du brûlot sartrien un torchon libéral pro-israélien qui ne trouvera jamais sa place, et qui finira par se faire partouzer à droite et à gauche comme une vieille bonniche de maison close. Dernier maître en date, Patrick Israël Drahi, le grand argentier qui achète de l’influence avec de l’argent qu’il n’a pas. Un jour, Cyril Hanouna mettra 14 millions d’euros – une paille, pour lui – sur la table pour acquérir le « journal de gauche », avec Nabilla comme rédactrice en chef. Aujourd’hui, tout est possible.
Nous avons retenu une chronique télé de Chalandon au Canard enchaîné, une chronique emblématique de ce « prix Goncourt des lycéens » et autres « prix du style ». La France des Lettres sait récompenser ceux de ses enfants qui écrivent comme il faut, sur les thèmes qu’il faut. La chose date du 30 septembre 2015. Chalandon fait son papier hebdomadaire sur les émissions qu’il faut regarder. Nous avons gardé le meilleur morceau, le plus savoureux, la chute, la fin, le « packshot » (expression américaine), qui résume formidablement l’état d’esprit du personnage. Vous allez voir que même au Canard enchaîné, qui cancane son indépendance partout, il faut montrer patte blanche au pouvoir profond, pour reprendre l’expression de Peter Dale Scott.
L’émission à venir s’appelle Shoah, les oubliés de l’Histoire, et sera diffusée sur Arte – bien entendu – une semaine plus tard, le 6 octobre (2015). Elle raconte comment les services de communication de Staline, à la libération du camp d’Auschwitz, ont nié la souffrance juive pour la noyer dans une souffrance soviétique.
« Alors Moscou décide de filmer le chagrin. Mais pas le chagrin des Juifs, celui du pays tout entier. Chaque victime est présentée comme un “paisible citoyen soviétique”. Au montage, les étoiles de David cousues sur les manteaux sont censurées. À bas les particularismes ! L’enfant assassiné parce que juif rejoint au panthéon national la partisane pendue parce que communiste. Le peuple doit s’identifier à tous ses enfants martyrs. Rendus à la terre partie [sic, coquille du Canard, il faut lire “patrie”], ils seront honorés par un même drapeau. À l’heure de l’offensive rouge, l’heure n’est plus à l’irréparable ni à la tragédie. Les caméras filment l’héroïsme. Et les victimes juives sont occultées, niées, amalgamées à l’“assassinat du peuple russe”.
Au même moment, pourtant, des Allemands filmaient l’indicible de la Shoah. Comme ces Juifs nus, terrorisés, rossés à mort et en pleine rue par des Baltes. Le film est abîmé, brûlé par le temps, mais voici le génocide. “Les images peinent à s’imprimer sur la pellicule. L’oxyde explose en taches noires, comme pour protéger nos yeux”. »
Difficile de reprendre son souffle après cette envolée mélodramatique. Une simple analyse stylistique montrerait que Sorj joue sur les sentiments, ceux de l’injustice, de la pitié, et de la révolte face à ce traitement inhumain : des victimes juives ravalées au rang de victimes soviétiques, quasiment des sous-hommes ! On exagère, mais c’est pour la démonstration. Avec une telle La Boîte aux Images – c’est le nom de la chronique, vieille comme la télévision – nul doute que les prix vont tomber : le prix Shoah, le prix Lanzmann, le prix Souffrance, le prix Pleurniche…
Mais la jalousie nous emporte, et nous déporte loin de Renaud, le sujet du jour. Pendant que l’ex-chanteur chevrote chez Michel, à l’étage du dessus (c’est une image), un autre Michel coupe les têtes. Les deux sont de la tribu des Michel. Field, tout le monde le connaît, c’est un pur « trots », prof de philo devenu coupeur de têtes dans le service public audiovisuel. Après avoir longtemps présenté lui-même des émissions « sociétales ». C’est un peu Michel Polac, sans le souffre et la pédophilie, avec la pipe en plus. Mais surtout, un obligé de BHL, qui fut son premier éditeur. Militant à la Ligue Communiste Révolutionnaire dès son plus jeune âge, Michel arrive à faire passer une tribune dans Le Monde quand il est exclu de son lycée pour militantisme... Putain, les réseaux trots, c’est pas de la merde en barre ! Ça marche grave, mon frère !
Car ensuite, à même pas 20 ans, il fait sa première télé face à un ministre de l’Éducation, qu’il traite de « rigolo ». « Trotski », ça veut dire « ascenseur social » en russe, ou quoi ? Bon, soyons honnêtes, après ça, toutes les émissions de télé qu’il a faites ou présentées n’ont pas vraiment cartonné, le type est pas super populaire mais le réseau aidant, il a toujours été repêché. Même Au Field de la nuit (ça va, les chevilles ?), son machin littéraire, personne ne le regarde, mais TF1 se garde bien de virer ce bon pote des patrons, qui a du relais média partout. Un carnet d’adresses gros comme sa panse ! Y en a, c’est comme ça, faut pas les virer. Quoi qu’ils fassent, tu dois les recaser. Eh bien malgré ses semi-succès ou ces semi-échecs, peu importe, au fond, voilà qu’il passe subitement patron de l’info de service public, sur décision d’Ernotte, la présidente fictive du Groupe. Ça alors. Un miracle du dieu Trotski, probablement.
Mais l’essentiel n’est pas là : BHL sera son premier éditeur, à travers la maison Grasset, en 1973, quand Michel écrira l’inoubliable L’école dans la rue. La vraie raison de son increvabilité médiatique, elle est là. Alain Krivine (le porte-parole de la LCR) a beau dire que Michel est un grand journaliste télé, c’est un peu nous prendre pour des jambons.
Que retenir de tout cela ? Que le gauchisme mène à la trahison (ou au Siècle) à moins de rester pauvre, ce qui est difficile, surtout si on peut devenir riche. Qu’on dirait que Renaud a suivi le chemin de Libé, propalesto au départ, prosioniste à l’arrivée.
« Et quand j’ai voulu aller rendre hommage sur la place de la Bourse (à Bruxelles), pour y déposer une petite bougie un bouquet de fleurs, chuis tombé sur une manifestation d’extrême droite, de hooligans flamands de Anvers et de Bruges, qui scandaient des slogans ignobles genre “on est chez nous on est chez nous”, “étrangers dehors”, “État complice de Daech” et des conneries pareilles, j’ai reculé, j’ai posé ma bougie auprès des gens qui étaient venus se recueillir, des gens sympathiques et chaleureux, ça m’a un peu, bouleversé. »
Il ne faut pas que Renaud lise Peter Dale Scott. Il risquerait de piquer une seconde dépression. Il préfère rééditer ses chroniques écrites dans Charlie Hebdo, qu’il a cofinancé à son redémarrage. Aujourd’hui il écrit chaque mois dans Causette : « C’est un journal de femmes vachement bien ».
« La chanson sur Margaret Thatcher, outre ce refrain qui taclait madame Thatcher, c’est quand même un hymne aux femmes, à leur pacifisme, à leur tendresse, à leur générosité, contrairement à l’homme, cette bête immonde. »
Merde, Renaud, là on peut plus rien faire pour toi !