Thierry Meyssan, fondateur du réseau Voltaire, est actuellement une des voix qu’il est utile d’entendre pour comprendre les arcanes de l’État profond. Il nous donne plusieurs des clés pour analyser le chaos international actuel, même si bien sûr ses analyses et commentaires n’engagent que lui.
Rivarol : Pour vous, la thèse d’une attaque surprise le 7 octobre est difficile à croire. Quelles sont les incohérences qui vous font penser à un scénario à la 11 Septembre ou à la Pearl Harbor ?
Thierry Meyssan : Le gouvernement de coalition de Benjamin Netanyahou avait été alerté par un rapport des services de renseignement militaire un an auparavant, ainsi que l’a relaté le New York Times. Il n’a pas réagi. Lorsque, cet été, son ministre de la Défense l’a rappelé à l’ordre en Conseil des ministres, il l’a révoqué, ainsi que l’a révélé Haaretz. Cependant, sous la pression de son parti, il l’a réintégré peu après. Par la suite, des rapports se sont entassés sur son bureau. Parmi ceux-ci, un des renseignements, qu’il a retourné à son auteur comme peu crédible, et qui lui a été renvoyé deux autres fois avec des introductions d’officiers différents. Ou encore deux rapports de la CIA. Et encore une démarche d’un de ses amis personnels, le directeur du Memri. Et comme si cela ne suffisait pas, un appel téléphonique du ministre du Renseignement égyptien. Non seulement, le Premier ministre n’a rien fait, mais il a agi pour rendre cette attaque plus facile : il a pris l’initiative de démobiliser les gardes-frontières de sorte que personne n’a pu intervenir lorsque l’attaque a débuté.
R. : Au sein du pouvoir israélien, y aurait-il donc une fracture aussi importante ? Quel but poursuivrait le clan Netanyahou dans cette opération ?
Durant les mois qui ont précédé l’attaque de la Résistance palestinienne, Israël a été le théâtre d’un coup d’État. Ce pays n’a pas de Constitution, mais des lois fondamentales. Elles régissent un équilibre des pouvoirs en confiant à la justice la capacité de neutraliser les rivalités entre le gouvernement et la Knesset.
Sous l’impulsion du Law and Liberty Forum, financé par le straussien états-uno-israélien Elliott Abrams, la commission des Lois de la Knesset, présidée par Simtcha Rothman, par ailleurs président du Law and Liberty Forum, a détricoté les institutions israéliennes. Durant l’été, les manifestations monstres se sont multipliées. Mais rien n’y a fait. L’équipe Netanyahou a modifié les règles d’adoption des lois, éliminé la clause de « raisonnabilité » des décisions judiciaires, renforcé le pouvoir de nomination du Premier ministre, et affaibli le rôle des conseillers juridiques des ministères. En définitive, la loi fondamentale sur la dignité humaine et la liberté est devenue un simple règlement. Le racisme est devenu une opinion comme une autre. Et les ultra-orthodoxes ont pu se goinfrer de subventions et de privilèges divers. Israël aujourd’hui n’est plus du tout le même pays qu’il y a six mois.
La société civile israélienne est divisée et semble à bout de souffle. Pensez-vous que le modèle sioniste est mort ?
Le sionisme est une idéologie d’un autre siècle. Il s’agit d’un nationalisme juif au service de l’Empire britannique. Durant des siècles, les juifs s’y sont opposés avant que Theodor Herzl n’en fasse l’idéal de certains d’entre eux.
La situation à Gaza est en train de virer à l’épuration ethnique, voire au génocide. Tsahal est-il capable de prendre totalement le contrôle de ce territoire et de le vider de sa population ?
L’idée d’une épuration ethnique n’est pas neuve. Elle s’enracine dans les positions de l’Ukrainien Vladimir Jabotinsky dont, en Israël, Menahem Begin, Yitzhak Shamir et la famille Netanyahou se réclamaient comme, aux États- Unis, Leo Strauss et Elliott Abrams. Ce groupe, suprémaciste juif, affirme que la Palestine est « une terre sans peuple, pour un peuple sans terre ». Dans ces conditions, les autochtones palestiniens n’existent pas. Ils doivent partir ou être massacrés.
C’est, à ma connaissance, aujourd’hui, le seul groupe au monde qui préconise publiquement un génocide.
Côté palestinien, le Hamas semble aussi divisé entre deux tendances antagonistes ?
Le Hamas est la branche palestinienne de la Confrérie des Frères musulmans. Son nom est l’acronyme de « Mouvement de la résistance islamique », ce qui correspond au mot arabe « zèle ». Son idéologie n’a rien à voir avec la libération de la Palestine, mais avec l’établissement d’un Califat. Son slogan est : « Dieu est son objectif, le Prophète est son modèle, le Coran sa constitution : le djihad est son chemin et la mort pour l’amour de Dieu est le plus élevé de ses souhaits. » Depuis sa création, il bénéficie de toute l’aide de la famille Netanyahou qui voyait en lui une alternative au Fatah laïque de Yasser Arafat. Le prince de Galles et actuel Charles III a été un des protecteurs de la Confrérie. Barack Obama a placé un agent de liaison de la Confrérie au sein du Conseil national de sécurité états-unien. Un dirigeant de la Confrérie a même été reçu à la Maison-Blanche en juin 2013.
Cependant, au vu de l’échec des Frères musulmans durant le prétendu « printemps arabe », une faction du Hamas a pris ses distances avec la Confrérie. Il n’y a donc plus un Hamas, mais deux. Le Hamas historique est gouverné par Mahmoud Al- Zahar, guide de la Confrérie à Gaza. Sous ses ordres, le milliardaire Khaled Mechaal au Qatar et Yahya Sinwar à Gaza. Au contraire, la branche du Hamas ayant rejoint la Résistance palestinienne est dirigée par Khalil Hayya.
Cette division du Hamas n’est pas couverte par les médias occidentaux, mais uniquement par certains médias arabes. Le président Bachar el-Assad s’est réconcilié, en octobre 2022, avec Khalil Hayya alors qu’il a refusé de recevoir Khaled Mechaal. À ses yeux, et aux miens, le Premier ministre de Gaza, Ismaïl Haniyyeh, a organisé l’attaque de la ville de réfugiés palestiniens en Syrie, Yarmouk, en 2012. À l’époque, les combattants du Hamas et ceux d’Al-Qaïda étaient entrés dans la ville pour éliminer les « ennemis de Dieu ». Ils étaient encadrés par des officiers du Mossad israélien et se sont dirigés vers les demeures des cadres du FPLP, qu’ils ont assassinés. Parmi eux, un de mes amis. Le président Bachar el-Assad vient, il y a quelques jours, de prononcer un discours contre le Hamas historique et en faveur de celui qui a rejoint la Résistance palestinienne.
Que représente l’authentique Résistance palestinienne pour vous ?
La Résistance palestinienne n’a rien à voir avec l’obscurantisme des Frères musulmans, ni avec l’opportunisme des milliardaires du Hamas. C’est un mouvement de libération nationale face au colonialisme des suprémacistes juifs.
Pouvez-vous revenir sur l’histoire de la Confrérie des Frères musulmans. Cette société secrète tente-t-elle de revenir dans le jeu après ses défaites en Syrie et en Égypte ?
La Confrérie a été fondée, en 1928, par Hassan el-Banna, en Égypte. J’ai consacré une partie de mon dernier livre à son histoire internationale. Cependant, je ne suis pas parvenu à éclaircir les soutiens dont elle a bénéficié à ses débuts. Toujours est-il qu’après la Seconde Guerre mondiale, elle est devenue un outil au service du MI6 britannique et bientôt de la CIA états-unienne. Elle s’est dotée d’un « Appareil secret » qui s’est spécialisé dans les assassinats politiques en Égypte. Un franc-maçon égyptien, Sayyed Qutob, est devenu son théoricien du djihad. L’organisation de la Confrérie a été copiée sur celle de la Grande Loge unie d’Angleterre. La Confrérie s’est étendue au Pakistan avec le gendre d’al-Banna, Saïd Ramadan, le père de Tariq Ramadan, et le philosophe Sayyid Abul Ala Maududi.
Par la suite, Ramadan est allé travailler à Munich pour la CIA, à Radio Free Europe, aux côtés de l’Ukrainien Stepan Bandera, grand massacreur de juifs.
La Confrérie a débuté son action militaire lors de la guerre du Yémen du Nord, dans les années 60, contre les nationalistes arabes de Gamal Abdel Nasser. Mais c’est avec Zbigniew Brzezinski qu’elle est devenue un acteur indispensable de la stratégie états-unienne en Afghanistan. Ce dernier a placé au pouvoir au Pakistan la dictature frériste du général Zia-ul-Haq et a lancé en Afghanistan, contre les Soviétiques, les combattants du milliardaire frériste saoudien Oussama ben Laden.
Dans cette période, l’Arabie saoudite utilisait la Ligue islamique mondiale pour armer la Confrérie avec un budget plus important que celui consacré à sa propre armée nationale.
La Confrérie a tenté, en vain, de prendre le pouvoir dans plusieurs États, notamment en Syrie avec l’opération de Hama. Elle s’est impliquée dans la guerre de Bosnie-Herzégovine, où elle a créé la Légion arabe. Oussama ben Laden est devenu conseiller militaire du président Alija Izetbegović, dont le straussien états-unien Richard Perle est devenu le conseiller diplomatique et le Français Bernard-Henri Lévy, le conseiller en communication.
Mais le grand œuvre de la Confrérie n’est arrivé qu’avec Al-Qaïda et Daech. Ces organisations djihadistes, en tout point comparables au Hamas historique, ont été utilisées par la CIA et le Pentagone, principalement en Algérie, en Irak, en Libye, en Syrie, en Égypte et en Tunisie, pour détruire des capacités de résistance des pays arabes.
La France, qui avait donné asile à leurs dirigeants durant la guerre froide, les a combattus avec l’alliance entre François Mitterrand et Charles Pasqua. Elle a réalisé que le Groupe islamique armé (GIA) n’était qu’une manœuvre britannique pour l’exclure du Maghreb.
Cependant aujourd’hui, personne ne comprend que la Confrérie n’est qu’un outil de manipulation des masses. Nos dirigeants, d’Emmanuel Macron à Jean-Luc Mélenchon, se laissent berner par son discours qu’ils prennent au pied de la lettre. Ils la traitent comme une organisation religieuse, ce qu’elle n’est pas du tout.
Le Qatar a un rôle plus que trouble. Quelle est sa place dans la conspiration ?
Au début, le Qatar s’est placé comme une puissance neutre, apportant ses bons offices. Mais beaucoup se sont inquiétés du fait qu’il héberge la branche politique du Hamas, que certains sont des amis personnels de l’émir et qu’il rémunère les fonctionnaires du Hamas à Gaza.
Le Qatar a répondu qu’il faisait tout cela à la demande des États-Unis comme il l’avait fait pour les talibans.
En réalité, après qu’Abdel Fattah al-Sissi eut renversé la dictature de Mohamed Morsi, à la demande du peuple égyptien, dont 40 millions de citoyens ont défilé, il a informé l’Arabie saoudite que les Frères préparaient un coup d’État contre le roi Salman. Brusquement la Confrérie, qui avait été choyée durant des années, est devenue l’ennemie du royaume. Le Qatar a alors publiquement assumé son rôle de parrain de l’islamisme, tandis que le prince héritier Mohammed ben Salmane tentait d’ouvrir son pays. Lorsque Donald Trump a prononcé son discours contre le terrorisme à Riyad, en 2017, l’Arabie saoudite a enjoint au Qatar de cesser immédiatement ses relations avec la Confrérie et ses milices, Al-Qaïda et Daech. Ce fut la crise du Golfe.
Les choses se sont éclaircies ces jours-ci : l’émir Al-Thani a envoyé une de ses ministres, Lolwah Al-Khater, à Tel-Aviv. Elle a participé au conseil de guerre israélien pour aplanir les difficultés dans l’accord de libération des otages. Mais elle n’a pas compris que le cabinet de guerre comprenait des opposants à la dictature de Benjamin Netanyahou, dont le général Benny Gantz. Elle s’est montrée pour ce qu’elle est : non pas une négociatrice neutre, mais une autorité capable de prendre des décisions au nom du Hamas. C’est pourquoi, à la sortie de cette réunion, Joshua Zarka, directeur général adjoint des Affaires stratégiques du ministère des Affaires étrangères, a déclaré qu’Israël « réglera ses comptes avec le Qatar » dès qu’il aura terminé son rôle de médiateur.
Au sein du cabinet de guerre, l’opposition à Netanyahou a commencé à se demander si tout cela, le coup d’État cet été et l’attaque du 7 octobre, n’était pas une mise en scène de l’administration Biden.
Les États-Unis seraient donc à la manœuvre. Quelle serait la stratégie de Biden dans la région ?
Joe Biden n’a pas toutes ses capacités. Aux États-Unis, il y a même une émission de télévision hebdomadaire sur ses problèmes de santé et ses absences intellectuelles. Dans son ombre, un petit groupe a relancé la stratégie de George W. Bush et de Barack Obama : détruire toutes les structures politiques du « Moyen Orient élargi » à l’exception de celles d’Israël.
C’est ce qu’il se passe en Libye, au Soudan, à Gaza et que l’on poursuit au Yémen.
L’administration Biden assure vouloir faire cesser le massacre à Gaza, mais poursuit ses livraisons d’obus et de bombes pour qu’il continue. Il prétend vouloir maintenir la liberté de circulation en mer Rouge, mais forme une coalition internationale contre Ansar Allah qu’il qualifie à tort d’antisémite et qu’il affuble du sobriquet de « Houthis » (c’est-à-dire de « bande de la famille al-Houthis »). Washington vient de faire annuler la signature du traité de paix au Yémen, sous les auspices des Nations unies. Il relance une guerre qui avait déjà pris fin.
Au regard de ce chaos, quel est le bilan de Trump dans la géopolitique du Proche-Orient ? Son retour éventuel à la présidence des États-Unis dans un an, le 20 janvier 2025, pourrait-il amener une autre voie pour sortir de ce conflit ?
Donald Trump est un ovni politique. Il se réclame de l’ancien président Andrew Jackson (1829-1837) et n’a aucun rapport avec les idéologies républicaine et démocrate. Sa première décision lorsqu’il est arrivé à la Maison-Blanche a été de priver le directeur de la CIA de son siège au Conseil national de sécurité. Cela a provoqué ses premiers ennuis et la démission forcée du général Mike Flynn.
Donald Trump souhaitait résoudre les problèmes internationaux par le commerce et non par les armes. On peut considérer que c’est une voie illusoire, mais il est le seul président américain qui n’a jamais déclenché de guerre. Il a interrompu brutalement l’usage par Washington de proxys terroristes, notamment Al-Qaïda et Daech. Il a mis en cause le rôle de l’Otan ; une alliance militaire qui vise selon les mots de son premier secrétaire général à « garder les Américains à l’intérieur, les Russes à l’extérieur et les Allemands sous tutelle ».
S’il était au pouvoir, il aiderait la majorité des citoyens israéliens à se débarrasser des « sionistes révisionnistes », c’est-à-dire le groupe de Benjamin Netanyahou ; il poursuivrait la mise en application des accords d’Abraham et mettrait fin au soutien occidental à la Confrérie des Frères musulmans ; il aiderait la majorité des Ukrainiens à se débarrasser de Volodymyr Zelensky et ferait la paix avec la Russie. Etc.
Toutefois, Donald Trump n’est pas encore élu et l’équipe au pouvoir actuellement tente de le contraindre à renoncer à son programme pour pouvoir accéder à la Maison-Blanche.
À terme, l’Occident incarné par l’axe américano-sioniste est-il condamné à mourir ?
Vous qualifiez d’« américano-sioniste » le groupe qui dirige actuellement l’Occident politique. C’est une manière de voir. Je pense cependant qu’il n’est pas lié à un État. Il se trouve que ces gens sont au pouvoir aux États-Unis et en Israël, mais ils pourraient l’être ailleurs. Il se trouve qu’ils se réclament du nationalisme juif, mais ils ne sont pas nationalistes. Ces gens sont des suprémacistes. Ils récusent l’égalité entre les personnes humaines et considèrent comme insignifiant de massacrer des masses humaines. Pour eux, « on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs ».
C’est cette manière de penser qui a provoqué la Seconde Guerre mondiale et ses gigantesques massacres de civils. Aujourd’hui, de nombreux dirigeants du monde réalisent qu’ils ne sont pas différents des nazis et commettent les mêmes horreurs. Le tiers-monde est désormais éduqué et membre des Nations unies. Il ne peut plus supporter le pouvoir de ces gens-là. La Russie aspire à rétablir le droit international que le tsar Nicolas II avait créé avec le prix Nobel français Léon Bourgeois lors de la conférence de La Haye, en 1899. La Chine aspire à la justice et ne tolérera plus de « traités inégaux ».
Il me semble que ce système de gouvernance est déjà mort. Aux Nations unies, la résolution annuelle exigeant la fin du blocus de Cuba a été adoptée par 197 États contre 2 (les États-Unis et Israël). La résolution pour un cessez-le-feu immédiat et durable à Gaza a été adoptée par 153 États, c’est un peu moins, mais l’enjeu est bien plus grand. Quoi qu’il en soit, nous voyons bien qu’une majorité se dégage contre la politique de ces gens. Lorsque la digue cédera, et nous sommes proches de ce moment, l’Occident politique s’effondrera. Nous devons absolument nous détacher de ce radeau avant qu’il ne coule.