En France, il est d’usage de se plaindre en général, et de se plaindre de la SNCF en particulier : les trains sont jamais à l’heure, ils sont sales, pleins à craquer, y a des jeunes qui payent pas, celui de 8h13 est encore annulé, on n’avance pas, panne sur toute la ligne, le RER A c’est la cata, les accidents j’en parle pas, y a encore grève, où sont les contrôleurs…
Il y a 50 ans, à l’époque des troisièmes classes (abolies en 1956), les trains français partaient et arrivaient à l’heure. Depuis une décennie – coïncidant avec l’avènement de l’euro, cette dévaluation française –, la QS (qualité service) a chuté, quand elle ne s’est pas effondrée. Les récriminations habituelles sont devenues plus fréquentes, justifiées et quasiment structurelles. Le rail, cette fierté française, incarnée par La Bataille du rail, quand les héros étaient encore des ouvriers, ne fait plus rêver. Ça grogne chez les usagers, et avec raison, mais aussi à la SNCF et ses 245 000 employés, qui regardent avec crainte l’ouverture du marché qui se profile, une date butoir qui va tout changer : 2020.
En octobre 2014, France 5 diffusait un excellent documentaire (bravo au service public audiovisuel) qui disait tout : SNCF, quand le service public déraille. Des révélations et explications toujours valables aujourd’hui. Même si la grève nationale actuelle sent le bras de fer syndicats/gouvernement en période pré-électorale, synonyme de petits cadeaux. Chaque corporation y va de son blocage, et on aura droit à toute la panoplie classique : chauffeurs poids lourds – à prévoir à l’automne –, taxis – c’est fait –, paysans, en cours… tous avec des raisons différentes.
Qu’est-ce qui cloche donc, à la SNCF ? La politique des prix, d’abord. Illisible pour l’usager, ou le client. Jusqu’à neuf tarifs différents peuvent garnir une rame de TGV. De 1€50 pour un voyageur « maison » (le prix plancher pour un cheminot, ce qui a donné lieu à d’intenses débats début 2014, avec un rapport cinglant de la Cour des Comptes) à 130€ l’aller Paris/Lyon, par exemple. En passant par une moyenne de 77€ à la borne automatique, et 52€ avec une carte de réduction familiale… Le tout arrosé de promotions ponctuelles très vendeuses, qui poussent le client à acheter son billet rapidement, au risque de voir son prix irrémédiablement augmenter. Un tarif « pas cher » mais pas pour tous qui crée une frustration chez ceux qui passent après la bataille. Le tout, ne l’oublions pas, en situation de monopole total. Il n’y a pas d’autre compagnie sur laquelle voyager que la compagnie nationale française. Le public est donc captif.
Ceux qui ne sont pas rompus aux astuces de l’Internet sont perdants : captaintrain.com, trocdestrains.com ou zepass.com s’adressent à un public de fouineurs, qui attendent l’occasion idéale pour voyager. On ne part plus quand on veut, ou quand on en a besoin, mais quand la courbe des tarifs le permet. Professionnellement, cela impacte le travail d’un nombre grandissant de Français, et si la SNCF s’y retrouve en termes de marge (et encore, le TGV perd de sa rentabilité à cause des hausses de péages), elle y perd en chiffre d’affaires : on y regarde à deux fois avant de prendre le TGV. Pour ce qui est du quotidien, RER, Transilien ou TER, le problème principal n’est plus financier, mais qualitatif. Nous allons y revenir.
L’augmentation exponentielle des prix a créé chez l’usager un double réflexe : voyager selon les opportunités financières, et prier pour que la SNCF perde son monopole. Devant cette colère montante, et la menace de la concurrence en 2020, les décideurs maison ont trouvé la parade : des trains à prix cassés, du voyage à bas coût, cette redécouverte de la « troisième classe » sur longue distance, appelée Ouigo. Toujours cette maladie de dénigrer la langue française dans les titres et noms… Un Paris/Lyon oscille entre 10 et 20€, les rames à étages recyclées de trains orange de banlieue sont pleines à craquer, le public s’y parque sagement en obéissant à des ordres quasi-policiers distillés par haut-parleur, ça sent la troupe et le troupeau, mais ça ne coûte pas grand-chose. On ne peut y embarquer trop de bagages, car dès lors les suppléments s’envolent. Oubliez confort, calme et volupté, on n’est pas là pour ça, mais pour aller d’un point A vers un point B (situé à Marne-La-Vallée pour la région parisienne) rapidement, en fermant les yeux sur la QS.
Troisième dommage collatéral de la politique de prix : l’explosion de la fraude. Un manque à gagner annuel estimé à 300 millions d’euros par la SNCF. La lutte contre la fraude de ses 1 600 agents (sur les 10 000 contrôleurs actifs) mobilisant près de 100 millions d’euros. Les techniques vont du faux billet à la réservation annulée mais conservée, jusqu’à la prise d’assaut des trains bondés, où l’on sait que les contrôleurs ne se risqueront pas : ces TGV avec des voyageurs debout dans la voiture bar, assis en grappes sur les marches dans les étages, certains fuyant devant la moindre casquette… Un effet pervers « social » inattendu du racket tarifaire.
Malgré cet effort tardif et moralement douteux (la perspective de la concurrence et l’ajustement des prix vers le raisonnable), l’usager paye de plus en plus cher pour un service de moins en moins bon. C’est le sort du « service public » en général. Sarkozy avait offert aux Français de payer moins d’impôts, en ne remplaçant plus un départ un retraite sur deux dans la fonction publique, il fallait bien que la facture surgisse quelque part. Si rien ne se perd, rien ne se gagne non plus. Surtout pour le cochon de payant.
Pourtant, pourtant, la SNCF n’est pas responsable de tous les maux du monde. En un demi-siècle, le trafic a explosé, les lignes n’ont pas été suffisamment ou correctement entretenues, la sécurité ferroviaire a baissé (voir les accidents mortels de Brétigny et Eckwersheim), et la hausse des tarifs n’a pas compensé un déficit chronique abyssal.
La vétusté des voies mène inéluctablement à une diminution de la vitesse moyenne des trains, les conducteurs préférant arriver plus tard mais entiers, avec leur chargement humain. On les comprend. Il ne faut pas chercher ailleurs l’état dramatique du trafic RER en Île-de-France, et la révolte compréhensible des usagers, qui se sont organisés en associations de défense afin de peser plus lourd dans les procédures intentées à la SNCF. Des actions en justice relayées et appuyées par le mensuel Que Choisir. Quant aux résultats de ces bras de fer avec un tel mastodonte, ils sont minuscules. Les Français n’ont pas le choix : ils continuent à payer leur passe Navigo, ex-carte orange.
Ces 30 dernières années ont vu la SNCF prendre deux directions opposées, l’une étant le prix à payer pour l’autre : le tout-TGV avec une politique de prestige, qui désenclavait villes ou départements entiers, une image moderne alliant vitesse, jeunesse et technologie de pointe, tandis que derrière la scène, les lignes secondaires (à tous points de vue) étaient négligées, voire carrément fermées. Là aussi, le deal gagnant-gagnant, c’est uniquement dans les films. L’usager de province, qui prenait un TER ou un Intercités parfois à moitié vide, voyage de plus en plus en car. Le réseau global a été divisé par deux, passant de 60 000 à 30 000 km de voies. Les petites gares, qui comptaient dans le tissu social de milliers de villes et villages, fermant les unes après les autres. Une France qui s’en va… discrètement, sans crier « gare ».
Le problème de cette « dérégionalisation » au profit de la « nationalisation » des lignes, c’est la grogne non plus des usagers, mais des régions. Il faut savoir que chaque région accorde chaque année des subventions à la SNCF, pour la jouissance de ses lignes. Mais le Plan Rail n’a pas tenu toutes ses promesses. Certaines régions, s’estimant lésées, ont carrément renégocié leur quote-part, découvrant une utilisation parfois à la limite de la régularité des fonds alloués à la société nationale. Des dizaines de millions d’euros sont partis en fumée pour des améliorations microscopiques, voire inutiles. Ainsi, la Lorraine (rebaptisée depuis) a-t-elle revu à la baisse après un audit son « abonnement » à la SNCF. Les choses sont en voie de réparation, mais le mal est fait : certaines régions attendent de pied ferme l’ouverture à la concurrence. Si concurrence il y a…
Déjà, de petites compagnies privées lorgnent sur ce marché des régions que la SNCF semble abandonner. Une structure légère étant plus à même de dégager du profit qu’une entreprise géante, aux coûts fixes monstrueux qui plombent son résultat. Les usagers comme les régions ne doivent pas non plus s’attendre à des miracles de la part de l’italienne Trenitalia, l’espagnole Renfe, ou l’allemande Deutsche Bahn. Cette dernière ayant déjà fait son aggiornamento dans les années 1970. Globalement, des compagnies qui arrivent avec une structure financière plus saine, donc plus de moyens pour s’attaquer au marché français. La SNCF s’attend à du dumping pour prendre des parts de marché… sur les créneaux juteux. Quant au fret, qui concerne les entreprises, la chute est continue : la route et le camion se taillent désormais la part du lion. En cause, une gestion lourde, inefficace, et des choix stratégiques douteux. Commercialement, la SNCF a trop vécu sur son monopole pour savoir vendre son… savoir-faire, qui est pourtant réel.
Au fait, la grève du jour, c’est (pour)quoi ?
Les lignes TGV seront ouvertes à la concurrence en décembre 2019, les TER et les Intercités dès la moitié de l’année 2020. La SNCF se dit pénalisée par les règles sociales qui sont plus rigoureuses pour elle que pour les sociétés arrivantes, un handicap évalué à 20%. Ces conditions de travail ayant été acquises pendant des décennies par les syndicats, très actifs, de cette branche d’activité. Autrement dit, le confort social des cheminots risque de se retourner commercialement contre eux dans moins de quatre ans. La convention collective de toute la branche Transport – incluant les futurs concurrents étrangers mais aussi français, comme Transdev – étant actuellement en négociation, les syndicats dominants à la SNCF tentent d’imposer leur propre norme à toute la branche. Ce qui n’est pas gagné. Par exemple, la CGT réclame le passage des 35 aux 32 heures… De plus, la SNCF doit réaliser des économies, ce que l’État, propriétaire ou actionnaire à 100%, lui demande pressément.
L’organisation du travail, et sa normalisation à tout le secteur, voilà l’enjeu pour la direction, les syndicats, et les employés de la SNCF, et par contrecoup, pour tous les usagers de France, entreprises et particuliers. Les syndicats se voient proposer une baisse relative des conditions durement arrachées par les cheminots pendant les années de lutte, ou de grève, ce qui équivaut pour eux à un recul social. La situation est-elle bloquée ? Non. L’idée est de couper la poire en deux : lâcher un peu de lest côté SNCF, et faire monter le niveau social dans les entreprises entrantes. Un transfert social, en quelque sorte, afin d’égaliser le marché. On discute donc entre autres, heures et jours de repos, afin de ramener le différentiel précité de 20 à 10%, ce qui laisserait une meilleure chance de survie économique au groupe. La négociation commence ce mercredi 27 avril, et les usagers devraient en subir les secousses, plus ou moins violentes, jusqu’à décembre 2019 !
C’est pourquoi, de manière préventive ou tout simplement par ras-le-bol, les « gens qui prennent le train » se tournent de plus en plus vers le car (la SNCF a opportunément créé Ouibus), mais surtout le covoiturage (la SNCF s’est placée sur ce marché concurrentiel en rachetant 123envoiture.com), en passe de devenir un sérieux concurrent du train. Le succès phénoménal de BlaBlaCar n’est que la traduction logique de la baisse de la QS du rail français, doublée d’une politique de prix relativement aberrante en période de crise. On a l’impression que la SNCF se gave avant la saisie… sur le dos des Français, qui ont pourtant, à travers leurs impôts, contribué à ériger (et boucher les trous de) ce modèle d’entreprise publique, aux avantages sociaux qui font saliver les salariés du privé.
Mais que les tenants du marché ne se frottent pas les mains trop vite : une situation à la britannique, avec des trains littéralement dangereux, suite à la politique thatchérienne des années 1970, n’est pas à envier. Il faut sauver le soldat « service public du rail » !