Mardi 2 mai 1775 au matin, Turgot et Maurepas étaient à Paris où, disait-on, l’agitation gagnait quand le roi, partant pour la chasse, aperçut de loin une foule de gens armés de bâtons qui arrivaient sur la route de Saint-Germain. Privé des conseils de son ministre, il rebroussa chemin et décida de faire face. Il fit fermer les grilles du château, et donna au prince de Beauveau l’ordre de rassembler ses troupes à qui il interdit formellement de tirer.
« Du pain ! Du pain ! » criait la foule massée devant les grilles, brandissant des quignons de pain moisi qu’on avait prétendu leur vendre.
Faisant front, Louis XVI parut au balcon et voulut parler, mais les clameurs l’en empêchèrent. Bouleversé, il regagna sa chambre, en larmes.
Son mouvement naturel le poussait à céder aux désirs de la foule. Mais cela faisait dix mois qu’une garde rapprochée le persuadait que c’était une erreur et que seule la liberté du commerce allait, c’était une question de temps, tout réguler.
A onze heures du matin il écrivit à Turgot que Versailles était attaqué : « Vous pouvez compter sur ma fermeté ».
Suivi de sa troupe à laquelle il avait interdit de tirer, le prince de Beauveau apparut enfin et brava la foule hostile. Alors qu’il tentait de parlementer, on le couvrit de farine avariée. Il parvint finalement à prendre la parole :
- A combien voulez-vous qu’on fixe le prix du pain ?
- A deux sous ! cria la foule
- Eh bien ! soit, à deux sous concéda-t-il enfin, rétablissant immédiatement le calme.
C’était aussi simple que ça : il alla faire savoir au roi que l’émeute se calmait et que les émeutiers étaient partis se faire servir le pain à deux sous.
- Sotte manœuvre ! gronda sa majesté.
A quoi le prince répondit, avec sagesse, qu’il ne voyait pas le milieu entre leur faire cette concession et les forcer à coups de baïonnettes. Est-ce ça que voulait sa Majesté ?
« Il faut prendre les plus grandes précautions pour qu’ils ne reviennent pas faire la loi, écrivit le roi à Turgot dans une seconde missive. Mandez-moi quelles elles pourraient être, car cela est très embarrassant. »
C’était le moins qu’on puisse dire.
Mercredi 3 mai l’émeute atteignit Paris où les boulangeries furent mises au pillage. La police réagit mollement, certains policiers aidèrent même les mutins – des ouvriers n’ayant que leur salaire pour vivre - à ouvrir des boutiques et à se servir.
Cette attitude était la norme, puisque depuis qu’elle existait la police veillait à la bonne distribution des subsistances. De plus, aucune violence ne fut faite contre les personnes ni mêmes les biens, on vola du pain pour le manger.
A 7 h du soir c’était fini.
Il ne fallait pas en rester là, Turgot était furieux. De retour à Versailles, il réunit le Conseil en urgence et réprimanda violemment le Lieutenant général de police Lenoir qu’il destitua sur le champ et remplaça par son ami Albert. Il destitua également le commandant du guet à pied et à cheval et le remplaça par le maréchal de Biron qu’il chargea de mettre Paris en état de guerre.
« Ceux qui continueront de s’attrouper encourront la peine de mort, et seront les contrevenants arrêtés et jugés sur le champ. Tous ceux qui, dorénavant, quitteront leurs paroisses sans être munis d’une attestation de bonne vie et mœurs, signée de leurs curés et du syndic de leur communauté, seront poursuivis et jugés prévôtalement, suivant la rigueur des ordonnances ».
Au moment de signer cette inimaginable atteinte à la liberté de circuler des personnes pour assurer la libre circulation des grains, Louis XVI, noué d’angoisse, murmura : « Au moins, nous n’avons rien à nous reprocher ? »
Pauvre jeune roi, qui commençait à comprendre…
Une justice prévôtale d’exception fut hâtivement mise sur pied pour empêcher le Parlement d’en connaître. A Paris il fut procédé à un millier d’arrestations, et le 11 mai à 15h, on fit comme on avait fait en 1750 : on pendit deux innocents [1]. La troupe faisait une haie infranchissable entre les exécuteurs et la foule, et celle-ci, répondant aux hurlements de Jean Desportes et Jean-Charles Lesguille qui se débattaient désespérément, hurla « Grâce ! Grâce ! »
Comme avait fait son grand-père lors de l’affaire des enlèvements d’enfants, Louis XVI laissa faire.
Quelques jours plus tard on trouva, affiché au palais à Versailles, un menaçant placard qui disait : « Si le pain ne diminue pas et si le ministère n’est changé, nous mettrons le feu aux quatre coins du château. » et quelqu’un entendit clairement crier dans les couloirs : « Louis XVI sera sacré le 11 Juin et massacré le 12 ! »
Incapable de prendre en compte la volonté du peuple, Turgot accusa Necker d’avoir fomenté contre lui un complot. Le diplomate genevois avait en effet commis un livre dans lequel il disait son opposition à la libre circulation des subsistances et, malgré tous les efforts entrepris pour en empêcher la parution (censure, menaces et pressions sur Genève pour faire désavouer son ministre), le livre circula. Turgot ignora bien sûr que la plupart des émeutiers ne lisaient pas, et a fortiori pas du Necker.
Voltaire se surpassa. Décidé à défendre le libéralisme comme il avait défendu Calas, il commit un prétendu reportage appelé La Diatribe, dans lequel il raconta comme s’il y était (il n’avait pas quitté Ferney) comment des ecclésiastiques véreux agitaient la populace : « Quand nous approchâmes de Pontoise, nous fûmes tous étonnés de voir environ 10 à 15 000 paysans qui couraient comme des fous et qui criaient « les blés, les marchés ! les marchés, les blés ! » Ils s’arrêtaient à chaque moulin, le démolissaient en un clin d’œil et jetaient blé, farine et son à la rivière. Un petit prêtre leur suggérait d’une voix de stentor : - saccageons tout mes amis, Dieu le veut ! »
Une fois le calme revenu, Turgot accomplit une autre réforme qui lui tenait à cœur : « Affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées au droit inaliénable de l’humanité ».
Ce droit était celui de travailler, mis à mal, disaient les économistes, par l’ensemble des réglementations et obligations qui régissaient les métiers sous la forme des corporations.
Il abolit jurandes et maîtrises.
La « liberté du travail » ainsi acquise fit souffler sur le monde ouvrier un vent d’euphorie : du jour au lendemain, chacun put se dire son maître et ne plus rien devoir à son patron.
Des voix s’élevèrent pour dire que la liberté ainsi acquise verrait inévitablement le triomphe de la grande entreprise aux dépens de la liberté des petites et moyennes, on annonça même l’exode rural et la misère qui toucherait toutes ces populations livrées à la rapacité des nouveaux maîtres.
Turgot voyait clair à cet égard, puisque l’article 14 de son décret défendait à tous de former aucune association ni assemblée entre eux, sous quelque prétexte que ce soit : la future loi Le Chapelier, qui allait quinze ans plus tard livrer, pieds et poings liés, le monde ouvrier prolétarisé à la bourgeoisie, était déjà rédigée.
D’autres voix firent valoir que la qualité du travail se ressentirait de cette foire d’empoigne, et que le consommateur en pâtirait. Pour toute réponse à ces arguments frappés au coin du bon sens, Turgot ordonna la suppression de tous les écrits publiés pour la défense des corporations.
Le jour où la loi fut discutée en Lit de justice, le roi fut frappé de s’entendre dire qu’il s’apprêtait à détruire l’œuvre d’Henri IV et Louis XIV. Dans les courriers qu’il lui adressait, Turgot ne cessait de prétendre tirer un trait sur ce qu’avaient fait ses ancêtres dans des temps d’ignorance et de barbarie.
Ignorants et barbares, ses aïeux ? Vraiment ?
Déchaîné, le sage Turgot qui avait tant séduit Sa Majesté par sa calme assurance, parlait à présent de révoquer les intendants et de mettre les agités de Paris à Bicêtre. Il envoya au roi un Mémoire sur les municipalités dans lequel il proposait de créer des assemblées municipales élues par des propriétaires jouissant d’un certain revenu, qui éliraient à leur tour des représentants arrivant jusqu’au roi.
Beaucoup plus intelligent qu’on ne l’a dit, et viscéralement attaché au bien commun, le roi comprit où Turgot voulait le mener.
L’opinion se déchaînait contre le ministre qu’on accusait de rouler pour l’Angleterre (était-ce dénué de fondement ?) et contre lequel des pamphlets féroces circulaient : « On le croyait profond, il était creux… Si on lui en laisse le loisir, il renversera la monarchie et restera seul debout au milieu des ruines. »
Le 12 mai 1776, Turgot fut disgracié et le malheureux Voltaire s’arracha les cheveux : « Un vieillard d’environ 83 ans est près de mourir quand il apprend de telles nouvelles » s’époumona-t-il.
Au mois d’août suivant, le roi rétablissait la corvée (impôt en nature que Turgot avait remplacée par un impôt en argent), les corporations et bientôt la police des grains.
L’échec de Turgot fut très relatif, puisque tout son système fut appliqué à la lettre quatorze ans plus tard, et qu’il a fait depuis le tour du monde.
Il avait mis en pratique les préceptes développés par Quesnay et Le Mercier de la Rivière, tous deux véritablement à l’origine des théories physiocratiques.
Il importe de savoir que le premier avait autant d’autorité à parler d’économie qu’il en eut à pratiquer la médecine. On sait qu’il soignait la marquise par des tisanes, et la seule expérience « scientifique » qu’il tenta fut de mettre à sécher un morceau de viande et de constater qu’elle avait perdu cinq sixièmes de son poids [2].
Quant à Le Mercier, il inventa son système en observant la société esclavagiste dont il avait la charge, puisqu’il était intendant de la Martinique [3].
Un charlatan et un négrier avaient théorisé la manière de renverser l’ordre ancien.
Un intellectuel dogmatique et coupé des réalités sociales entreprit de la mettre en pratique.
Un roi trop jeune et mal préparé à régner tenta l’expérience.
Quand il comprit, le mal était fait et les idées nouvelles, propagées par les encyclopédistes, passaient pour des vérités révélées qu’une Église à genoux ne pouvait plus combattre.
La suite est l’histoire d’un autre monde. Celui dans lequel nous vivons.
Fin de la série.
Cohen Déborah, de l’Institut Universitaire de Florence, « Le débat sur le commerce du blé (1768-1775) : formes et porteurs légitimes de la rationalité en question ».
Condorcet, Œuvres de Condorcet, Firmin Didot Frères, Paris 1847. Croÿ, Emmanuel duc de, Journal inédit du duc de Croÿ.
- Gauthier Florence,
- « Tribulations ministérielles », Université Paris 7-Denis Diderot, publié dans Utopie Critique, n° 37, mai 2006.
- La Voie paysanne dans la révolution française, l’exemple picard. Maspéro 1977.
- « A l’origine de la théorie physiocratique du capitalisme, la plantation esclavagiste. L’expérience de Le Mercier de la Rivière, intendant de la Martinique ».
Gignoux, C.J. Turgot,.
Ljublinski Vladimir, La Guerre des farines, Contribution à l’histoire de la lutte des classes en France, à la veille de la Révolution
Kaplan, Steven L. La fin des corporations, Fayard, 2001.
Manceron Claude, Les Hommes de la liberté, 1774/1797
Marmontel Jean-François, Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants.
Necker, Jacques, Sur la législation et le commerce des grains
Rivière, Hippolyte Ferréol, Précis historique et critique de la législation française sur le commerce des céréales et des mesures d’administration prises dans les temps de cherté.
Say Léon (1826-1896), Turgot.
Ségur, Marquis de, Au couchant de la monarchie, Louis XVI et Turgot (1774-1776),
Steiner Philippe, Le débat sur la liberté du commerce des grains (1750-1775)
- Turgot, Anne Robert Jacques,
- Mémoire sur les moyens de procurer, par une augmentation de travail, des ressources au peuple de Paris, dans le cas d’une augmentation dans le prix des Denrées, Paris 1er mai 1775.
- Lettres sur les émeutes populaires que cause la cherté des bleds, et sur les précautions du moment, 1768, .
- Œuvres de Turgot, Guillaumin, libraire, 1844.
Vardi Liana, “Physiocracy’s Scientific Fallacies”, Conference on French Political Economy.
Voltaire, Œuvres complètes, La Diatribe.
Wilson Arthur M., Diderot, Sa vie et son œuvre, Editions Ramsay, Bouquins, Paris 1985.
La Guerre du blé au XVIIIe siècle, par E.P. Thomson, V. Bertrand, C.A. Bouton, F. Gauthier, D. Hunt, G.R. Ikni, Les éditions de la Passion, 1988.