C’est un lieu commun de dire que le supplice de Damiens a scandalisé l’Europe des Lumières.
Pour ce qui regarde la France, on chercherait vainement qui a pu dire quelque chose de décent à propos de cette barbarie [1].
Voltaire a abondamment parlé de Damiens [2], mais on ne trouve pas, dans le récit détaillé qu’il fit de son supplice, la moindre dénonciation.
S’il passe pour avoir été le promoteur de ce qui deviendra les droits de l’Homme, c’est qu’il promut avec enthousiasme un opuscule intitulé « Traité des délits et des peines » paru en France en 1766 et signé d’un jeune juriste italien nommé Cesare Beccaria.
« Si donc je démontre que, dans l’état ordinaire de la société, la mort d’un citoyen n’est ni utile ni nécessaire, j’aurai gagné la cause de l’humanité. » affirme le jeune homme. Les contempteurs de la barbarie judiciaire de l’ancien régime s’enthousiasmeront pour l’invention des travaux forcés à perpétuité, venus remplacer l’inutile et irréversible peine de mort.
Or il y a un problème. C’est que, dans la version originale du traité de Beccaria, il n’est pas question de travaux forcés à perpétuité, mais de mise en esclavage [3]. Et l’argument retenu pour remplacer l’un par l’autre n’est pas que la seconde est plus humaine que la première, mais qu’elle l’est moins : « Beaucoup d’hommes envisagent la mort d’un œil ferme… Mais le fanatisme et la vanité abandonnent le criminel dans les chaînes, sous les coups, dans une cage de fer : et le désespoir ne terminera pas ses maux, mais les commence. »
Utilitaire. Là est la base de l’argumentation qui assurera que les Lumières firent progresser la justice.
« Il est évident que vingt voleurs vigoureux condamnés à travailler aux ouvrages publics toute leur vie, servent l’Etat par leur supplice, et que leur mort ne fait de bien qu’au bourreau (…) Rarement les voleurs sont-ils punis de mort en Angleterre. On les transporte dans les colonies… Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes gens. »
Et d’ajouter, « Ce n’est pas à la campagne que se commettent les grands crimes, excepté peut-être quand il y a trop de fêtes, qui forcent l’homme à l’oisiveté et le conduisent à la débauche [4]. »
Interdire au peuple de s’amuser de peur qu’il ne tire au flanc et déporter les voleurs vers les colonies, lumineux programme.
Au moins Voltaire s’éleva-t-il contre la torture. « Tous les hommes (…) s’élèvent contre les tortures qu’on fait souffrir aux accusés dont on veut arracher l’aveu…Quoi, j’ignore encore si tu es coupable, et il faudra que je te tourmente pour m’éclairer ? Chacun frissonne à cette idée. »
Or, au plus fort des plus grands procès, - Affaire des Poisons, affaire Damiens -, jamais la torture ne fut appliquée autrement qu’après condamnation et juste avant l’exécution pour que, n’ayant plus rien à perdre, le condamné nomme ses complices.
« Réservez au moins cette cruauté pour des scélérats avérés qui auront assassiné un père de famille ou le père de la patrie. »
L’humanisme de Voltaire consiste à justifier les pires supplices dans certains cas, rejeter la peine de mort parce qu’il y a pire et plus utile, inventer le bagne et l’esclavage pour les voleurs, et enfin à demander l’abolition d’une pratique qui n’avait pas cours.
Voltaire fut en tout cas le chantre de la liberté d’expression. N’a-t-il pas écrit : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. »
De plus en plus nombreux sont ceux qui savent que jamais, au grand jamais il n’a dit une chose pareille. Et dans la pratique, il fit exactement le contraire puisqu’il s’évertua à réduire au silence tout gêneur qui eut le malheur de lui faire de l’ombre. L’une de ses victimes, Lefranc de Pompignan, fut ainsi obligé de quitter Paris pour échapper au torrent de sarcasmes vipérins dont il le harcela pour le punir d’avoir, lors de sa réception à l’Académie, émis un jugement critique contre les Lumières.
Voltaire fut impitoyable pour l’honnête critique littéraire Elie Fréron, qui jamais n’eut la bassesse de transiger sur ce qui lui semblait essentiel : rendre compte de la qualité des œuvres dont il rédigeait des analyses. Voltaire ne lui épargna rien : calomnies, libelles injurieux, cabales ordurières, diffamations publiques ou lettres de dénonciation auprès des autorités (auxquelles il communiquait l’adresse de ce monsieur…) Il réussit à faire interdire plusieurs fois « L’année littéraire » et même embastiller son directeur, pourtant chargé de famille et ne vivant que de sa plume.
Comme il avait usé ses fonds de culotte sur les mêmes bancs que quelques très hauts personnage (le maréchal-duc de Richelieu, les frères d’Argenson, tous deux ministres, avaient été avec lui à Louis-le-Grand), obtenir une lette de cachet pour un importun était pour lui un jeu d’enfant. Il en usa plusieurs fois pour faire embastiller La Beaumelle, qui eut l’outrecuidance de critiquer un de ses livres. Jamais Voltaire ne pardonna à ce valeureux jeune homme, qu’il poursuivit de sa haine jusqu’au tombeau et dont il réussit à faire pilonner un des livres.
On pourrait croire, pourtant, que les deux hommes partageaient certaines valeurs. En 1762, La Beaumelle s’était levé, à Toulouse, contre la condamnation d’un innocent nommé Jean Calas. Messieurs de Toulouse le bannirent de la ville pour ce courage, dont seuls aujourd’hui les Protestants français gardent le souvenir. La postérité ne se souviendra que de Voltaire, assurément bien meilleur en relations publiques que l’obscur et courageux La Beaumelle.
S’il fut odieux, vindicatif, vipérin, rapace, Voltaire devrait n’être jugé que sur son œuvre et non sur son caractère. C’est en général ce que répliquent ses admirateurs quand on ose entamer, si peu que ce soit, la réputation de cette idole planétaire.
La France de Voltaire, le pays de Voltaire, les Lumières de Voltaire, le réseau Voltaire, le Lycée Voltaire, l’avenue Voltaire, le quai Voltaire, Voltaire et la tolérance, Voltaire et les droits de l’Homme…
Admettons qu’on ne doive juger un écrivain que sur sa production littéraire, penchons-nous sur son best-seller Candide, et sur le passage dans lequel il dénonce l’esclavage.
« Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : "Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère." Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. »
Il n’est pas possible de voir dans ce passage autre chose qu’une dénonciation de l’insondable imbécillité des nègres qui vendent leurs propres enfants à des gens qu’ils pensent supérieurs. S’il avait écrit que l’enfant avait été vendu par ses voisins, il se serait contenté de noter que l’esclavagisme existait en Afrique avant l’arrivée des Européens. Mais charger le père et la mère, c’est dénier à l’Africain l’appartenance à l’humanité, c’est en faire un dégénéré, un inférieur.
Voltaire donnera à ce sujet le fond de sa pensée quand il affirmera :
« Les Blancs sont supérieurs à ces Nègres, comme les Nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres [5]. »
Ou bien :
« Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses… des Nègres et des Négresses transportés dans les pays les plus froids y produisent toujours des animaux de leur espèce [6]. »
Et bien d’autres horreurs encore…
Un peu plus loin dans le roman, toujours en Amérique, Candide constate que les femmes sauvages du pays qu’il traverse couchent avec des singes, et que les enfants qui en naissent sont des quarts d’hommes.
Est-ce là ce qu’il faut penser des Amérindiens ?
Les nombreuses références qu’il fait, autour de cet épisode, aux jésuites qu’il haïssait, lui permettent de faire d’une pierre deux coups : d’un côté il déshumanise les Indiens, et de l’autre il vomit sa haine contre les Jésuites qui, à l’époque de la publication de Candide, en 1759, avaient trouvé la mort deux ans plus tôt, les armes à la main, aux côtés des Guaranis massacrés, avec femmes et enfants, par les esclavagistes.
Il est important de savoir que Voltaire se vanta, quand fut lancée l’expédition contre eux, d’avoir misé de l’argent sur l’affaire : « Le roi d’Espagne envoie quatre vaisseaux de guerre contre le père Nicolas à Buenos Aires, avec des vaisseaux de transport chargés de troupes. J’ai l’honneur d’être intéressé dans le vaisseau le Pascal qui va combattre la morale relâchée au Paraguay. Je nourris les soldats. Je fais la guerre aux Jésuites, Dieu me bénira [7] ».
Malveillant, imbu de lui-même et raciste, au moins Voltaire fut-il un témoin de son temps.
Pas même. Il est impossible de savoir comment s’est déroulé un événement dont il rend compte : il ment.
A propos de Damiens, qu’il qualifie de « misérable de la lie du peuple », il dit que son père avait été un fermier qui avait fait banqueroute. C’est une invention. Qu’il avait été soldat. C’est faux.
« Il persista constamment à dire que c’était l’archevêque de Paris, les refus de sacrement, les disgrâces du Parlement qui l’avaient porté à ce parricide ; il le déclara encore à ses confesseurs ». Comment Voltaire peut-il prétendre savoir ce que Damiens a dit en confession ?
A propos du procès : « Jamais en effet la vérité n’a paru dans un jour plus clair. »
Pour oser prétendre que le procès de Damiens fut authentique et que la vérité y éclata, il faut simplement ne pas l’avoir lu.
Voltaire ne se trompe pas, il nous trompe. Tout ce qu’il rapporte de l’affaire de l’Hôpital général est un tissu de contre-vérités enfilées comme des perles au fil des pages, j’en ai trouvé jusqu’à sept dans un même paragraphe.
Mentir fut son système : « Il faut mentir comme un diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment et toujours. Mentez, mes amis, mentez, je vous le rendrai un jour [8]. »
Et quand il ne ment pas, il passe tout de même à côté de la vérité. Il était à Paris et résidait à un jet de pierre des émeutes lors du soulèvement des Parisiens contre les enlèvements d’enfants [9]. Plusieurs milliers de personnes lapidant un commissariat et hurlant à la mort sous ses fenêtres n’ont pas su retenir son attention : il n’en a fait mention nulle part. Ce qui émanait du peuple n’existait pas.
En 1766, les barbares du Parlement de Paris commirent leur dernier grand crime public en condamnant, en appel, un malheureux jeune homme victime de la jalousie d’un petit juge local. Le prétexte invoqué étant un sacrilège prétendument commis contre un crucifix, les juges se posèrent, une fois encore, comme seuls habilités en la matière [10]. Et, après l’avoir fait torturer comme ils savaient faire, ils le firent exécuter. Il n’avait que dix-neuf ans, il s’appelait de la Barre.
Comme on avait trouvé chez lui un exemplaire d’un de ses livres Voltaire fut mis en cause et réagit. Voici ce qu’il écrit :
« Si on donne la question… à des Damiens, personne ne murmurera ; il s’agit de la vie d’un roi et du salut de tout l’État. Mais que des juges d’Abbeville condamnent à la torture un jeune officier pour savoir quels sont les enfants qui ont chanté avec lui une vieille chanson, qui ont passé devant une procession de capucins sans ôter leur chapeau, j’ose presque dire que cette horreur…est pire que les massacres de la Saint-Barthélemy. »
Ailleurs : « Les juges de Calas ne firent d’autre faute que celle de se tromper, et le crime des juges d’Abbeville fut d’être barbares en ne se trompant pas. Ils condamnèrent deux enfants innocents à une mort aussi cruelle que celle de Ravaillac et de Damiens [11], pour une légèreté qui ne méritait pas huit jours de prison. L’on peut dire que depuis la Saint-Barthélemy il ne s’était rien passé de plus affreux. »
Si les mots ont un sens, cela signifie que quand on dépèce Damiens, tout va bien. Que si Calas avait véritablement tué son fils, il eût été légitime de lui briser les membres un à un et de le laisser mourir lentement sur une roue. Et que, entre la Saint-Barthélémy et la mise à mort de la Barre, rien.
Les horreurs de la Fronde qui ravagea le pays pendant quatre ans au siècle précédent, ne méritent pas qu’on s’y attarde. Les épouvantables tourments qu’on fit subir à un fils du peuple n’intéressent pas les Lumières en marche. Il n’est d’horreur que celle commise au nom de Dieu et de la religion, même et y compris si ceux qui la commettent n’ont d’autre autorité à parler au nom d’icelle que celle qu’ils se sont arrogée par la terreur.
Seul compta, pour Voltaire, le combat contre la religion : « Une fois que nous aurons détruit les jésuites, nous aurons beau jeu contre l’Infâme. » écrivit-il, deux ans avant la suppression de ceux qui lui avaient tout appris. L’infâme, c’était la religion.
« L’irréligion, précisa-t-il, est un article de luxe à ne pas mettre à la portée du peuple ni des enfants. » Ou encore « Il ne s’agit pas d’empêcher nos laquais d’aller à la messe ou au prêche... ».
Au siècle de Voltaire, religion était synonyme de morale, dont les gens comme lui étaient dispensés.
Il est impossible de concentrer, en quelques pages, la totalité des affronts à la morale commune et à l’humanité dont « monsieur de Voltaire » s’est amusé pendant sa longue et plaisante existence.
(A suivre…)
Sources :
Voltaire intégral est en ligne. On peut tout trouver quand on sait utiliser un moteur de recherche et ouvrir des guillemets.
A part cela :
- François Cornou, Chanoine honoraire de Quimper, Trente années de luttes contre Voltaire et les philosophes du XVIIIe siècle, Elie Fréron, (1718-1776), Couronné par l’Académie française.
- Beccaria, Cesare, Des délits et des peines. Il faut comparer les deux versions de cet ouvrage :
- L’édition originale, disponible sur Gallica, sous le titre Traité des délits et des peines, troisième édition revue, corrigée et augmentée par l’auteur, parue à Philadelphie en 1766. Traduction par l’abbé Morellet.
Suivi de - Des délits et des peines, traduction de Maurice Chevalier, préface de Robert Badinter, Garnier Flammarion 1991.
- L’édition originale, disponible sur Gallica, sous le titre Traité des délits et des peines, troisième édition revue, corrigée et augmentée par l’auteur, parue à Philadelphie en 1766. Traduction par l’abbé Morellet.
- Pierre Rétat, L’Attentat de Damiens, discours sur l’événement au XVIIIe siècle, Presses Universitaires de Lyon, Ed. du CNRS, 1979.
- D’Argenson, René-Louis de Voyer, (1694-1757, marquis d’ ), Mémoires et journal inédit du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères sous louis XV, 1865.
- Marion Sigaut, La Marche rouge, les enfants perdus de l’Hôpital général.