Ce serait un contresens que de faire de Voltaire le moteur du vaste mouvement intellectuel qui traversa le siècle et qu’on appela les Lumières. Le poète ne s’occupait encore que de mondanités, qu’un aimable journaliste nommé Diderot était sollicité pour s’occuper d’un projet de grande envergure qui allait faire sa gloire.
« Tous les grands-maîtres… par toute l’Europe, exhortent tous les savants et tous les artistes de la confraternité à s’unir pour fournir les matériaux d’un dictionnaire universel de tous les arts libéraux et de toutes les sciences utiles » avait, en 1737, déclaré le chevalier de Ramsay. Le philosophe, d’origine écossaise, s’évertuait alors, avec succès, à propager en France la franc-maçonnerie. Un libraire membre de la confrérie nommé Le Breton recruta Diderot, Condillac et d’Alembert, obtint les autorisations nécessaires, lança une souscription : en 1745, la grande aventure commença.
« Il n’est rien de plus fécond, de mieux analysé, de mieux lié, en un mot de plus parfait et de plus beau que ce dictionnaire » s’enthousiasmèrent, en mai 1745, les jésuites rédacteurs du « Journal de Trévoux [1] ». Déjà au XVIe siècle, l’humanisme des jésuites avait promu la publication des « merveilles de la nature » [2] : la création était belle et la connaître glorifiait Dieu.
Mais la concorde ne dura pas entre ceux qu’on appellera « les philosophes » et la hiérarchie catholique. Après avoir de toute sa force combattu le jansénisme, l’archevêque de Paris Mgr de Beaumont condamna l’ouvrage à la mode qu’il voyait comme anti-chrétien et la guerre éclata entre « les Lumières » et l’Eglise qui obtint, par deux fois, l’interdiction de la publication. Comment pouvait-on s’opposer à la diffusion d’un Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers ! Il suffit d’ouvrir le dictionnaire pour comprendre.
Prenons l’article Dimanche : il y est suggéré de lever l’interdit touchant au travail ce jour-là. L’idée, généreuse, consiste à dire que si les pauvres, une fois accomplies leurs dévotions le matin, avaient l’autorisation de travailler l’après-midi, « ce serait une œuvre de charité bien favorable à tant de pauvres familles ; le gain que feraient les sujets par cette simple permission, se monte à plus de vingt millions par an. »
En interdisant aux pauvres de travailler plus pour gagner plus, l’Eglise ne faisait-elle pas montre d’inhumanité ?
La sollicitude de l’Encyclopédie pour ceux qui n’ont que leurs bras pour vivre ne s’arrêtait pas aux plus pauvres, puisqu’elle suggéra d’autoriser le dimanche aux autres qui, ainsi, « … n’iraient pas au cabaret dépenser, au grand préjudice de leurs familles, une partie de ce qu’ils ont gagné dans la semaine ; ils ne s’enivreraient pas, ils ne se querelleraient pas, & ils éviteraient ainsi les maux que causent l’oisiveté & la cessation d’un travail innocent, utile pour eux & pour l’état. »
Et ne serait-ce pas faire œuvre d’une grande utilité, - ce sera le maître-mot des idées nouvelles – que « d’employer quelques heures de ce saint jour pour procurer à tous les villages & hameaux certaines commodités qui leur manquent : un puits… une fontaine, un abreuvoir, une laverie, etc. surtout pour rendre les chemins beaucoup plus aisés qu’on ne les trouve d’ordinaire dans les campagnes éloignées. »
Faire travailler le peuple le dimanche pour lui interdire de s’amuser et compléter gratuitement ce que la corvée, qui lui incombait déjà totalement, ne pouvait encore fournir : l’humanisme des Lumières n’apparut pas de manière évidente à tout le monde.
Mendiant : « Gueux ou vagabond de profession, qui demande l’aumône par oisiveté & par fainéantise, au lieu de gagner sa vie par le travail… Quant aux vagabonds de profession, on a des travaux utiles dans les colonies, où l’on peut employer leurs bras à bon marché. » N’est-ce pas là, très exactement, la position des bigots de la Compagnie du Saint-Sacrement et des jansénistes fondateurs de l’Hôpital général [3] ?
Hôpital : le dictionnaire de monsieur Diderot ne dit pas un mot sur l’Hôpital général. Alors que de nombreux articles devraient y renvoyer (enfants abandonnés, mendicité, pauvreté, hôpital ou charité), on trouve tout ce qu’on veut sauf la moindre mention à l’institution dont l’ensemble des règlements faisait l’objet d’un volume de plus de 600 pages [4]. L’article « Hôpital », par contre, renvoie à un auteur chaudement recommandé : Claude Humbert Piarron de Chamousset.
Ce monsieur, « l’un des meilleurs citoyens et des plus attentifs au bien public » nous en dit Voltaire dans son Dictionnaire philosophique, est aujourd’hui encore qualifié de philanthrope sur le catalogue de la Bibliothèque nationale. On ne saurait ignorer l’humanisme de cet homme des Lumières qui suggéra de revendre – revendre – les nègres des colonies pour les remplacer par des mendiants de la métropole ou des enfants de l’Hôpital.
Des mendiants, il dit : « La vie douce que mènent des gens si punissables étant d’un pernicieux exemple pour les malheureux qui ont peine à trouver dans leur travail leur subsistance », s’ils persistaient à refuser le travail, l’exportation vers les colonies s’imposait. Là est développée l’idée des travaux forcés.
Quant aux enfants perdus, il suggéra de les habituer, dès leur plus jeune âge, à ne pas craindre la mort pour en faire des soldats prêts à se faire tuer dans l’allégresse, ou de les faire élever à la campagne où ils pourraient remplacer les enfants de leur famille d’accueil lors de la levée de la milice. Une condition était nécessaire à ce projet : s’assurer que les paysans à qui on les confierait, n’auraient pas la faiblesse de s’attacher à eux. « Il ne doit donc pas être difficile de faire regarder la mort et les dangers avec indifférence à des gens que l’on élèvera dans ces sentiments, et qui n’en seront pas distraits par une tendresse réciproque, ou par des liaisons de parenté. »
Famille aimante, s’abstenir.
Ou l’explication, par la philosophie des Lumières, de la nécessité de placer les enfants sans famille chez des Thénardier.
Les forces conjuguées du parlement pro janséniste et des Lumières anticléricales eurent finalement raison de la compagnie de Jésus.
Les premiers ne cessèrent de reprocher aux pères leur « morale relâchée », qui fut essentiellement leur indulgence envers les pécheurs [5]. A la cour, on les trouvait plutôt rigoristes en matière de mœurs, et la Pompadour en fit les frais, qui ne réussit jamais – malgré un grand assaut de mines contrites et confites - à obtenir leur soutien à sa liaison avec le roi.
Les seconds avaient intérêt à voir disparaître les opposants les plus à même de répondre aux idées répandues par l’Encyclopédie.
Les deux purent compter sur le soutien du nouveau Premier ministre Choiseul dont Voltaire écrivit : « Je crains que monsieur de Choiseul ne se dégoûte et qu’il ne quitte un poste fatiguant, comme un médecin appelé trop tard, abandonne son malade, j’en serai inconsolable »
Monsieur de Choiseul fit les choses en temps et en heure. Et à la suite de la publication, en 1761, d’un vigoureux « Compte-rendu des constitutions des Jésuites » par le procureur breton La Chalotais, les dénonciations en chaîne tombèrent jusqu’à l’interdiction totale de la compagnie qui dut fermer ses écoles et plier bagage.
Dans l’article consacré aux plus actifs ennemis de son œuvre, Diderot écrit « Nous ne dirons rien par nous-mêmes. Cet article ne sera qu’un extrait succinct et fidèle des comptes rendus par les procureurs généraux… » endossant ainsi totalement la longue liste des reproches adressés aux pères depuis leur fondation.
Jésuites : « Au vœu d’obéissance fait au pape… les Jésuites joignirent ceux de pauvreté & de chasteté, qu’ils ont observé jusqu’à ce jour, comme on sait. » Insinuation calomnieuse.
« En 1610, Ravaillac assassine Henry IV. Les Jésuites restent sous le soupçon d’avoir dirigé sa main ; & comme s’ils en étaient jaloux, & que leur dessein fût de porter la terreur dans le sein des monarques, la même année Mariana publie avec son institution du prince l’apologie du meurtre des rois. » Cette « apologie » fut en fait la théorisation de la souveraineté populaire impliquant le droit de résistance à l’oppression [6].
« En 1641, ils allument en Europe la querelle absurde du jansénisme, qui a coûté le repos & la fortune à tant d’honnêtes fanatiques. » Eût-on dû admettre que Dieu n’accordait sa grâce qu’aux élus [7] ?
« En 1709, leur basse jalousie détruit Port-Royal ». C’est retirer à Louis XIV la responsabilité de ses décisions.
« En 1713, ils appellent de Rome cette bulle Unigenitus, qui leur a servi de prétexte pour causer tant de maux, au nombre desquels on peut compter quatre-vingt mille lettres de cachets… » C’est, de nouveau, imputer aux jésuites des décisions royales et totalement endosser la version janséniste du conflit.
En 1731, un jésuite toulonnais nommé Jean-Baptiste Girard avait été accusé, et relaxé dans une affaire de mœurs concernant une jeune fille âgée de 18 ans, Catherine Cadière.
« L’autorité & l’argent dérobent aux flammes le corrupteur & sacrilège Girard » s’offusque Diderot. » Ne regrette-t-il pas ici qu’on ne l’ait pas brûlé ?
« En 1755, les Jésuites du Paraguay conduisent en bataille rangée les habitants de ce pays contre leurs légitimes souverains. » Eussent-ils dû les laisser réduire en esclavage ?
« En 1757, un attentat parricide est commis contre Louis XV notre monarque, & c’est par un homme qui a vécu dans les foyers de la société de Jésus, que ces pères ont protégé, qu’ils ont placé en plusieurs maisons… C’est comme ils firent en 1610… mêmes circonstances, même conduite. » _Calomnie [8].
A propos du rédacteur du Journal de Trévoux : « Il a bêtement irrité contre sa société notre de Voltaire, qui a fait pleuvoir sur elle & sur lui le mépris & le ridicule, le peignant lui comme un imbécile, & ses confrères, tantôt comme des gens dangereux & méchants, tantôt comme des ignorants, donnant l’exemple & le ton à tous nos plaisants subalternes, & nous apprenant qu’on pouvait impunément se moquer d’un jésuite, & aux gens du monde qu’ils en pouvaient rire sans conséquence ». Irriter le bon « de Voltaire », quelle inconséquence ! La suppression de la compagnie n’en est-elle pas le juste châtiment ?
Régicide : « Les larmes que les Français ont versées sur un attentat plus récent, seront encore longtemps à se sécher ; ils trembleront toujours au souvenir de leurs alarmes, pour les jours précieux d’un monarque, que la bonté de son cœur & l’amour de ses sujets semblaient assurer contre toute entreprise funeste. » Flagornerie : trois mois plus tard plus personne n’en parlait. Plus loin : « Comment se trouve-t-il donc des hommes audacieux & pervers, qui enseignent que l’on peut ôter la vie à des monarques, lorsqu’un faux zèle ou l’intérêt les fait traiter de tyrans ? Ces maximes odieuses, cent fois proscrites par les tribunaux du royaume, & détestés par les bons citoyens, n’ont été adoptées que par des fanatiques ambitieux, qui s’efforcent de saper les fondements du trône, lorsqu’il ne leur est point permis de s’y asseoir à côté du souverain. » Calomniez, calomniez…
La Chalotais se distingua encore, après la chute de ces ennemis du genre humain, en publiant en mars 1763 un nouvel opuscule : Essai d’éducation nationale et Plan d’études pour la jeunesse qui fut traduit en hollandais, en russe et en allemand. L’œuvre d’une vie, destinée à remplir le vide laissé par l’absence des pères jésuites sur le terrain de l’éducation.
N’allons pas croire qu’il s’agissait de commettre les même erreurs que ceux qu’on allait remplacer : « N’y a-t-il pas trop d’écrivains, trop d’académies, trop de collèges ? » déplora-t-il. Alors qu’on se plaignait de manquer de bras, « le peuple même veut étudier : des laboureurs, des artisans envoient leurs enfant dans les collèges des petites villes… Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations… »
Voltaire immédiatement applaudit à tant d’intelligence : « Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs. Moi qui cultive la terre je vous présente requête pour avoir des manœuvres et non des clercs tonsurés »
La Chalotais avait tant et tant passé la brosse à reluire au grand génie (il recommande à différentes reprise l’étude de Voltaire dans son projet), que celui-ci ne pouvait que l’applaudir. Mais le procureur et le poète ne furent pas les seuls à promouvoir l’arrêt de l’instruction publique pour le bas peuple. Rousseau y apporta sa contribution dans la Nouvelle Héloïse : « N’instruisez point l’enfant du villageois, car il ne lui convient pas d’être instruit. »
La connivence entre les jansénistes bigots et les très anti-religieux philosophes n’est contradictoire qu’en apparence :
Philosophe : « La raison est à l’égard du philosophe, ce que la grâce est à l’égard du chrétien… Le philosophe forme ses principes sur une infinité d’observations particulières. Le peuple adopte le principe sans penser aux observations qui l’ont produit : il croit que la maxime existe pour ainsi dire par elle-même ; mais le philosophe prend la maxime dès sa source ; il en examine l’origine ; il en connaît la propre valeur, & n’en fait que l’usage qui lui convient. »
Le philosophe est donc celui qui détient la lumière, et le peuple est l’imbécile qui vit dans l’ombre.
Les Lumières furent à l’humanisme ce que le jansénisme fut à la grâce : la théorisation d’une séparation entre l’élite et le peuple, entre les élus et les autres.
Les Lumières ont bel et bien prétendu renverser les valeurs qui avaient cours dans la France chrétienne. On les verra à l’œuvre au début du règne de Louis XVI quand celui-ci fera venir au gouvernement un des leurs adulé de Voltaire, qui en pleura de joie : Turgot.
Les jésuites n’étaient plus là pour crier « gare ! »
La voie était libre.
(A suivre…)
Sources :
Arthur M. Wilson, Diderot, Sa vie et son œuvre Editions Ramsay, Bouquins.
Roland Mousnier, Le XVIe siècle, Les nouvelles structures de l’Etat, Histoire générale des civilisations
Chamousset, Claude-Humbert Piarron de (1717-1773), Vues d’un citoyen. Paris, Lambert, 1757.
Chalotais, Louis-René de Caradeuc de la, Essai d’éducation nationale, ou Plan d’étude pour la jeunesse. 1763.
Voltaire, Œuvres complètes.
Mémoires pour l’histoire des sciences & des beaux-arts. 1701-1767, dit « Journal de Trévoux ».
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, dirigée par Diderot & d’Alembert (1751-1772). Disponible sur Wikisource.